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« Lean Office »: les limites de la mutualisation des fonctions





Le 5 Novembre 2013, par

Déclinaison du Lean Management pratiqué plus traditionnellement dans les usines, le Lean Office se diffuse dans des entreprises de toutes tailles à la faveur de la crise. En théorie pour le meilleur ; mais parfois aussi, au péril de l’efficacité. Savoir discerner les risques des opportunités est donc de mise.


(image courtesy of freedigitalphotos.net)
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Du secteur secondaire au tertiaire

Le Lean Management est arrivé dans un premier temps en France dans les industries et dans les entreprises ayant une activité de production de biens matériels. Inspiré du modèle Toyotiste, le Lean management fonde sa philosophie sur la chasse au gaspillage et l’optimisation des processus productifs autour d’une notion clé : la valeur ajoutée apportée par chaque étape de la transformation. À chaque poste, chaque action est décomposée pour comprendre en quoi chaque geste participe ou non de la valeur ajoutée du produit fini. Décriée comme un Taylorisme poussé à l’extrême lorsqu’elle est appliquée de façon inadéquate, cette méthodologie nouvelle de la production a tout de même le mérite d’accorder une attention soutenue aux salariés : suppression des déplacements inutiles, ergonomie des postes de travail, diagnostics des nuisances sur les postes de travail… Le tout ayant pour but de diminuer les risques d’accidents et de pathologies à l’origine d’une grande partie des arrêts de travail et de l’absentéisme.

Partant du constat de son efficacité dans le domaine de la production matérielle, « le Lean commence à sortir des ateliers pour étendre son spectre aux bureaux d'études (Lean engineering) et dans les services supports comme la finance, l'administratif ou le commercial (Lean office) », fait remarquer la journaliste J. Picard. Car les principes à la base du Lean Management sont en théorie transposables à toute activité de production, qu’il s’agisse de biens ou de services. Une vision partagée chez Hager Group, fournisseur de services et de solutions en installations électriques pour les entreprises, les administrations ou les particuliers : « c’est en général dans les ateliers de production que se forgent les méthodes et les bonnes pratiques. Les succès qui en découlent influencent aujourd’hui les autres secteurs d’activités. C’est pourquoi le groupe veut assurer une cohérence entre les démarches d’amélioration continue dans les unités de production et dans les bureaux ».

L’entreprise Hager Group a ainsi commencé par expérimenter la démarche Lean dans le secteur de sa production manufacturière. Devant le succès de cette approche, elle a décidé en 2008 de l’étendre à l’ensemble de ses services : « le Lean Office est un processus qui doit permettre aux collaborateurs des activités tertiaires et de bureau d’appliquer des méthodes gagnantes pour lutter contre tous les types de gaspillage dans le travail […] L’implication des collaborateurs et des managers dans la démarche est essentielle ». Le Lean Office est une démarche collective, qui correspond bien à la « morphologie » d’entreprise traditionnelle de Hager Group. Mais des principes à la pratique, la réalité du fonctionnement de certaines entreprises limite l’usage qui peut en être fait.

La greffe du Lean Office peut ne pas prendre au sein de toutes les cultures d’entreprise. Chez Cofely Ineo, entreprise multi secteurs (énergie, environnement, transport…), la décentralisation et l’autonomie des échelons les plus proches possible du « terrain » et des clients est la règle et le gage d’une efficacité tournée vers le client et l’utilisateur final. La décentralisation des fonctions supports est à la source de l’efficacité terminale, tournée vers le client, et de la flexibilité d’un groupe rassemblant initialement plusieurs centaines d’entités distinctes.  Selon Guy Lacroix, PDG de Cofely Ineo, « piloter nos affaires en proximité est un principe de gouvernance qui correspond parfaitement à l'évaluation des risques de nos métiers et à des prises de décisions efficaces ». La mutualisation des services support entre une grande entreprise et ses filiales, induite par le Lean Office, atteint ses limites lorsqu’elle affecte la cohérence du fonctionnement d’une structure. La mutualisation des services, qui présente le risque de distendre la relation-client, n’est pas à considérer comme un processus d’amélioration dans l’absolu. Elle doit répondre surtout et avant tout à un besoin ou à une nécessité, plus qu’à la volonté de tester le dernier concept de management à la mode.

Les dangers de la « recette »

Il ne s’agit pas forcément d’aller jusqu’à vanter le « bordélisme » prôné par certains, même si on peut effectivement lui reconnaitre quelques vertus. Mais de la même façon que le Lean Management est parfois dénoncé comme un taylorisme poussé à l’extrême –parce que reposant en plus sur le consentement implicite des salariés– le Lean Office est susceptible de dévoiement et de dérives. La démarche Lean a ainsi été tentée chez France Télécom, sous l’impulsion de Thierry Breton, plus connu par ailleurs pour ses compétences de cost-killer. Rapidement dénoncé par les salariés, les syndicats et un cabinet d’audit, le Lean Office selon Breton n’a pas su se débarrasser des réflexes abrupts du cost-killing. Signes le plus visibles d’une détresse profonde des salariés, 35 suicides seront comptés en moins de deux ans dans les rangs de l’entreprise, qui sera poursuivie pour cela.

Le cabinet de conseil BPMS rappelle que « la méthode Lean ne peut pas être mise en place aveuglément, dans le seul but de pouvoir licencier du personnel ». Optimiser la façon dont sont accomplies les tâches ne doit pas avoir pour finalité d’identifier les « inutiles » ou les personnels surnuméraires. Dans cette optique, le processus de mise en place serait lui-même générateur de stress pour les employés, avec pour conséquence prévisible l’inverse du résultat recherché, à savoir une dégradation de l’environnement de travail. Toujours selon la journaliste J. Picard, « les conséquences d'une mauvaise application peuvent être désastreuses. Perte de confiance, démotivation, méfiance des salariés, voire hausse du stress et des troubles musculosquelettiques ». Le Lean Office n’est pas le Taylorisme appliqué aux tâches de bureaux, au contraire, il est opposé à l’hyperspécialisation issue d’une division scientifique du travail ; il prône plus volontiers la polyvalence et les multi-compétences. Le Lean Office ne se réduit pas à la simple mutualisation des services, qui n’ont d’autres finalités que des économies d’échelle. Cette approche réductrice est souvent à la source d’une complexification des processus administratifs au sein de l’entreprise, pour un gain financier marginal.

À l’instar de son grand frère industriel, le Lean Office doit être présenté comme une méthode progressive et collective pour faire mieux, dans l’intérêt de tous, en dehors de toute idée préconçue. Le Lean Office n’est pas la première tentative pour optimiser les services et les fonctions supports des entreprises : avant lui, on dénombrait au moins le Business Process Redesign (BPR) et le Business Process Management (BPM), eux-mêmes prenant la suite de la simple externalisation de services administratifs, devenue au fil du temps Business Process Outsourcing. Mais quel que soit le nom que l’on donne à cette pratique, l’engagement des collaborateurs et leur implication sont souvent la clé de la réussite. Selon U. Wieme et P. Willen, consultants au sein du cabinet Möbius, « une absence d’implication des collaborateurs a pour résultat des concepts précieux qui, dans la pratique, ne sont pas suffisamment rentabilisés ». Le Lean Office reste une technique de management, qui à l’instar de toutes les autres, repose sur le facteur humain. Le réflexe « techniciste » de la méthode constitue le meilleur moyen d’échouer. Chez Faurecia, 8ème équipementier automobile au niveau mondial, la présentation du Lean Office réalisée à destination des cadres de l’entreprise insiste ainsi sur un leitmotiv martelé à plusieurs reprises : « susciter l’adhésion », « faire adhérer », ou encore plus simplement « convaincre ». Il ne s’agit pas tant d’imposer une nouvelle méthode, que de distiller des principes sur le long terme, avec chez Faurecia la volonté affichée d’impliquer le management et les collaborateurs, tout en se recentrant sur le client et la valeur ajoutée qui lui est apportée.

La précipitation n’est pas de mise et la bascule vers le Lean Office est à considérer, dans l’immense majorité des cas, comme un processus, long progressif et permanent. Ce n’est qu’à ces conditions, comprises et partagées par tous, que le Lean Office donnera la pleine mesure de ses capacités. Mais, loin de la recette idéale, il n’est pas généralisable à l’ensemble des sociétés, particulièrement celles qui font d’ores et déjà reposer stratégie et fonctionnement sur la satisfaction client.


Grégoire Moreau
Journaliste et blogueur, je me suis fait avec le temps une spécialité des questions techniques et... En savoir plus sur cet auteur


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