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"L'audiovisuel public français souffre d'une crise systémique"

Entretien avec Jean-Pierre Leleux, sénateur des Alpes-Maritimes





Le 3 Novembre 2015, par La Rédaction

Quel est l'avenir de l'audiovisuel public en France? Face à la crise de financement, les sénateurs André Gattolin et Jean-Pierre Leleux, proposent ni plus ni moins, que de refondre le modèle. C'est ce qu'ils révèlent dans un récent rapport d'information intitulé "Pour un modèle de financement de l'audiovisuel public : trois étapes pour aboutir à la création de France Médias en 2020". Jean-Pierre Leleux, co-rapporteur du rapport d'information décrypte pour nous les quelques 32 propositions qui y sont formulées.


Jean-Pierre Leleux, sénateur des Alpes Maritimes et co-rapporteur du rapport d'information
Jean-Pierre Leleux, sénateur des Alpes Maritimes et co-rapporteur du rapport d'information

Le rapport souligne la nécessité de repenser l’audiovisuel public en France. Pourriez-vous nous résumer les principaux écueils du modèle actuel ?

L’audiovisuel public souffre d’une crise systémique caractérisée par une gouvernance absurde aggravée par deux phénomènes : l’émergence d’Internet comme nouveau média qui crée une concurrence acharnée et vaine entre les sociétés de l’audiovisuel public et l’effondrement du marché de la publicité qui accentue le péril financier faute de réformes suffisantes.

L’audiovisuel public français ne constitue plus aujourd’hui une référence contrairement à l’audiovisuel public britannique par exemple. Si la qualité globale des contenus ne saurait être contestée, c’est l’identité du service public ainsi que sa capacité à innover, à surprendre et à se remettre en question qui sont en jeu. Son offre d’information est morcelée et insuffisamment lisible, sa production de fictions, malgré sa bonne qualité générale, est peu audacieuse et pas assez adaptée à l’exportation, et même le sport, qui a longtemps constitué un de ses points forts, tend à déserter ses antennes au bénéfice des chaînes privées. Certes l’audiovisuel public a  entamé sa restructuration avec la constitution d’une société unique regroupant l’ensemble des chaînes de télévision nationales - France Télévisions - et la constitution d’un pôle de radio et de télévision dédié à l’international - France Médias Monde -, mais il reste en retrait du « modèle européen ».

De plus, l’absence de ressources propres issues de la vente de programmes à l’international et une gestion insuffisamment rigoureuse de leur masse salariale font que les sociétés de l’audiovisuel public dépendent de plus en plus des ressources publiques pour assurer leur fonctionnement et ont tendance à demander un accroissement de celles-ci qui est incompatible avec la situation des finances publiques.

Outre les ressources publiques, France Télévisions et Radio France revendiquent de pouvoir augmenter les ressources issues de la publicité sans qu’aucune réflexion de fond n’ait été conduite quant à la compatibilité d’un tel financement avec les valeurs et les missions du service public de l’audiovisuel.

Les perspectives d’amélioration de l’offre de programmes et d’économies offertes par d’éventuels rapprochements de structures ou de missions sont systématiquement minimisées par les responsables des sociétés de l’audiovisuel public qui semblent d’abord attachés à la pérennité des établissements dont ils ont la charge. Par ailleurs, les modalités de nomination des dirigeants de l’audiovisuel public doivent être encore améliorées pour garantir véritablement leur indépendance ainsi que l’équité et la transparence du mode de nomination.

Le constat n’est donc pas positif. L’audiovisuel public est trop émietté, son modèle économique est très fragilisé et sa gouvernance n’est pas efficiente. Dans ces conditions, la hausse des ressources publiques qui lui sont attribuées depuis plusieurs années traduit probablement davantage le prix de l’insuffisance des réformes et de l’absence de projet global que le coût d’une politique d’investissement par ailleurs nécessaire.
 

Le rapport insiste sur la dépendance de l’audiovisuel public français aux ressources publiques. La suppression de la publicité sur les chaînes de France télévision n’a-t-elle pas aggravé ce constat ?

Pour viser un objectif d’indépendance  de l’Audiovisuel Public, plusieurs mesures sont à prendre. Elles concernent :
  • Le mode de gouvernance et la garantie d’indépendance des ressources financières.
  • Un financement assis essentiellement sur une redevance (Contribution à l’Audiovisuel Public, CAP) modernisée, équitable et plus juste.
  • Une réflexion plus approfondie sur la présence de la publicité sur le service public
  • Une meilleure rémunération pour les chaines de leurs investissements dans la production et la commercialisation de leurs programmes.
 
Cela passe, évidemment, concomitamment par une meilleure gestion des coûts afin de stabiliser le niveau de ressources publiques. Je suis, pour ma part, partisan de viser un objectif de suppression totale de la publicité sur les chaines publiques. Je sais que ce n’est pas « politiquement correct » de défendre cette idée dans le contexte budgétaire et fiscal actuel, mais je rappelle que la publicité ne finance qu’environ 10% du budget et que, dans l’avenir, sa suppression s’avère financièrement possible sans mettre en péril les équilibres fondamentaux. Je ne manque pas d’arguments pour cela, parmi lesquels, bien sûr, au delà de la différenciation du secteur public dans le paysage audiovisuel, l’indépendance nécessaire du service public vis à vis du secteur économique et vis à vis de la tyrannie de l’audimat.

En attendant cette possibilité, la place de la publicité sur le service public doit être repensée afin de répondre à une éthique nouvelle et promouvoir une consommation responsable en cohérence avec la priorité donnée à la transition vers un modèle de développement plus durable (suppression de la publicité pour les produits ayant un impact négatif sur la santé et l’environnement) ;
La publicité pourrait, dans cette hypothèse, être mieux répartie selon les tranches horaires, y compris après 20 heures, mais son volume global devrait être revu à la baisse tant en termes de nombre de minutes que de ressources correspondantes en ligne avec l’objectif de respect d’une charte éthique.
 

Le rapport préconise d’instaurer une contribution forfaitaire universelle sur le modèle allemand. En quoi ce modèle est-il intéressant ?

Crédit: Commons.Wikimedia.org
Crédit: Commons.Wikimedia.org
La réforme de la contribution à l’audiovisuel public qu’il conviendrait de mener d’ici 2018 doit s’inscrire dans le cadre d’une redéfinition du modèle économique de l’audiovisuel public, qui réexaminerait la place des ressources propres, qu’il s’agisse de la publicité ou des revenus tirés des droits attachés aux productions audiovisuelles. Pour rappel, notre redevance, en France, s’élève à 136 euros par an contre 380 euros en Suisse, 238 euros en Suède, 216 euros en Allemagne, et 176 euros au Royaume-Uni.

Notre rapport préconise la mise en place d’une CAP « à l’allemande » sous la forme d’une taxe touchant chaque foyer. Cette mesure prend en compte la tendance selon laquelle les téléviseurs classiques et les postes radio traditionnels tendent à disparaître progressivement au profit d’une plus grande « consommation audiovisuelle » sur ordinateurs, tablettes ou Smartphones. Ainsi, ce nouveau mode de perception de la redevance  garantira la pérennité du financement de l’audiovisuel public tout en étant plus équitable, sur une assiette plus juste et plus proche de la réalité des usages. Cette formule doit être privilégiée par rapport à un élargissement de l’assiette de la contribution actuelle aux tablettes et aux Smartphones, formule qui frapperait prioritairement les jeunes générations et dont le recouvrement présenterait d’énormes difficultés de déclarations et de contrôle.
 

Sur le terrain du numérique, des efforts ont été effectués à l’instar de l’INA qui propose désormais un service premium comparable aux services de Netflix ou au service de programmes à la demande d’Arte a du succès. Est-ce selon vous une piste intéressante à suivre afin de rénover le modèle économique de l’audiovisuel?

Notre rapport souligne que les sociétés de l’audiovisuel public - et notamment France Télévisions - ont engagé des investissements importants dans le numérique sans toutefois prendre pleinement encore la mesure des changements suscités par cette révolution concernant tant l’offre de contenus que les structures qui les produisent. France Télévisions - au contraire d’Arte France - n’a, par exemple, toujours pas mis en place d’offre gratuite permettant d’accéder à la demande à des programmes de fiction, faute de pouvoir disposer des droits nécessaires.

Comme vous l’indiquez, l’INA vient de mettre en ligne sa nouvelle plateforme SVOD qui propose plus de 20000 programmes pour un abonnement mensuel de 2,99 euros par mois. C’est formidable ! Je constate que d’autres opérateurs du service public ont des projets similaires. On peut  simplement espérer que, dans l’avenir, toutes les sociétés de l’audiovisuel public français se retrouvent sur une plateforme concertée afin non seulement d’optimiser les coûts mais encore de mettre à la disposition du public l’ensemble des œuvres produites et financées par les contribuables français.
 
 

Pour reprendre l’exemple d’INA Premium, ce nouveau modèle ne vise pas la rentabilité. Pourquoi la réalisation d’économies n’apparaît-elle pas comme une priorité pour les dirigeants de l’audiovisuel français ?

C’est vrai ! Les nombreuses auditions que nous avons menées n’ont pas mis en évidence un véritable volontarisme des dirigeants de l’audiovisuel public à prioriser les économies. Et pourtant, il nous semble qu’il y a des « gisements » importants.
Je sais que les cahiers des charges des chaines publiques imposent des obligations – notamment dans  la création - qu’il convient de financer, mais cela n’exonère pas les opérateurs du service public à accompagner les efforts de la nation dans le redressement des finances publiques.

Ceci étant dit, certaines ressources propres doivent être recherchées dans l’édition et la commercialisation de produits audiovisuels.
Dans le même esprit, nous pensons également nécessaire une redéfinition des rapports entre producteurs et diffuseurs afin d’inciter ces derniers à investir davantage dans des programmes qui pourront être mieux commercialisés et exportés.
 

Vous pointez également des problèmes d’organisation, quels sont-ils ?

La gouvernance - et l’organisation actuelle – de l’audiovisuel public apparaissent, in fine, comme l’un des nœuds du problème, l’organisation actuelle incitant les dirigeants des sociétés de l’audiovisuel public à rechercher en permanence l’approbation du régulateur et des ministères de tutelle au risque de devoir renoncer à assumer la direction effective de leurs sociétés. Nous constatons :
  • une méthode de désignation des dirigeants par le CSA, sur les bases du projet stratégique des candidats, alors que le CSA n’a aucune main sur les moyens qui seront affectés au lauréat ;
  • des Conseils d’Administration qui sont, pour la plupart, des chambres d’enregistrement au sein desquels les services de l’Etat sont prégnants;
  • un interventionnisme récurrent, de ce que l’on appelle encore « la tutelle » au travers d’injonctions parfois contradictoires, de ses divers ministères et services;
  • une rigidité et une complexité des textes qui régissent le fonctionnement des acteurs publics  (la loi, le cahier des charges, les COM)  qui stérilisent leur capacité d’initiative;
  • la rupture de trajectoires financières des COM en cours de réalisation qui rendent impossible la mise en place de stratégies fiables à long terme par leurs dirigeants ;
  • une ventilation annuelle de la CAP entre les différents opérateurs de l’audiovisuel public qui maintient, chaque année le « suspense » sur les moyens dont bénéficieront les managers;
  • un calendrier d’adoption des COM des différents acteurs publics déphasé qui ne permet pas de travailler ensemble sur les objectifs et des indicateurs communs de l’audiovisuel public ;
Par ailleurs, bien d’autres points pourraient être améliorés en ce sens.
 

Crédit: Wikimedia.commons.org
Crédit: Wikimedia.commons.org

Vous proposez la création d’une structure unique « France Médias » qui s’apparente au modèle BBC. Quels seraient les bénéfices de ce rapprochement stratégique pour chaque marque (Arte, RFI, Radio France…)?

La BBC constitue, en effet, toujours la référence mondiale de la télévision publique. Elle bénéfice d’un budget annuel de 5 milliards de livres sterling qui comprend 3,7 milliards de livres issus de la redevance publique sur la télévision et 1,3 milliard de livres en provenance de ses revenus commerciaux générés par BBC Worldwide et le World Service. L’existence d’un groupe unique rassemblant l’ensemble des radios et des télévisions nationales, locales et internationales constitue aujourd’hui un atout majeur pour la BBC qui a pu regrouper l’ensemble de ses journalistes dans une rédaction unique plurimédias, et ceci, sans altérer l’identité et l’originalité de chaque antenne.

C’est dans cet esprit que nous avons été amenés à examiner, puis à retenir, l’idée de regrouper à moyen terme, d’ici 2020, l’ensemble des médias de services publics au sein d’une même entité qui pourrait être dénommée « France Médias » afin de pouvoir mieux affirmer l’identité propre au service public, renforcer les synergies et investir davantage dans le numérique et les contenus les plus innovants. Si l’audiovisuel a besoin de pouvoir s’appuyer sur des moyens sécurisés dans la durée, nous sommes aujourd’hui convaincus que ces moyens, pour être légitimes, doivent s’inscrire dans le cadre d’un projet ambitieux et mobilisateur pour les créateurs, les personnels de l’audiovisuel public et le public.

Il ne sera pas forcément question d’une « fusion » par elle-même très complexe à réaliser. Nous ne nous sommes donc pas prononcés sur l’aspect juridique de la structure ni sur le degré d’intégration de chacun des opérateurs au sein de la future organisation commune pour laquelle nous avons proposé le nom de « France-MEDIAS ». Par ailleurs, la critique, régulièrement entendue, comparant ce projet à une reconstitution de l’ORTF n’a pas de sens. La situation de 1974 (diffuseur public unique, récepteur unique dans les foyers, etc…) n’a plus rien à voir avec la situation d’aujourd’hui avec la multiplicité des chaines, l’émiettement de l’offre et la délinéaristion des flux.
 

Cette structure permettrait également de renforcer l’indépendance et la bonne gouvernance de l’audiovisuel public. D’autres propositions vont-elles également dans ce sens ?

Oui. Assurément. La nomination par le chef de l’État a pu donner le sentiment d’une trop grande dépendance vis-à-vis de l’exécutif et celle par le CSA a également montré ses limites. Nous avons considéré qu’il était indispensable d’éteindre cette querelle concernant les nominations dans l’audiovisuel public qui ne s’est jamais estompée en réalité depuis 1974. Aussi, la direction de France Médias serait élue par son Conseil d’Administration, lui-même restructuré et composé de personnalités qualifiées et compétentes dans le domaine de l’audiovisuel et que l’Etat n’y serait représenté que par un seul représentant au titre de l’Agence de Participations de l’Etat (APE).
Par ailleurs, c’est ce même Conseil d’Administration qui validera la répartition annuelle de la CAP en fonction d’une cohérence de gestion de la complémentarité des différents opérateurs qui constitueront le groupe France-MEDIA.
 

Jean-Pierre LELEUX est Sénateur des Alpes-Maritimes depuis 2008, Maire Honoraire de GRASSE depuis 2014 . Il est par ailleurs Président de l ‘Association « Patrimoine Vivant du Pays de GRASSE » et Président de la Commission Nationale des secteurs sauvegardés depuis le 28/11/2012 pour 4 ans.

Retrouvez ici le Rapport d'information "Pour un modèle de financement de l'audiovisuel public : trois étapes pour aboutir à la création de France Médias en 2020" de MM. André GATTOLIN et Jean-Pierre LELEUX, fait au nom de la commission de la culture, de l'éducation et de la communication et de la commission des finances

 




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