Journal de l'économie

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« Le Califat est tombé mais son idéologie reste intacte. »

Entretien avec Edouard Vuiart, analyste en stratégie internationale et auteur du livre « Après Daech, la guerre idéologique continue. » (VA Editions)





Le 23 Avril 2018, par la Rédaction

Malgré la chute du proto-État de Daech, l'idéologie du groupe terroriste continue de se propager au sein d'une propagande qui ne cesse d'adapter sa rhétorique au gré des revers. Pour Edouard Vuiart, auteur d’ « Après Daech, la guerre idéologique continue » (VA Editions), les djihadistes de l'EI ont plus que jamais la volonté de démontrer le caractère « prophétique » de leur projet.


L’assise territoriale syro-irakienne de Daech est tombée mais pourtant, ses combattants semblent loin de s’avouer vaincus. Comment expliquez-vous cette situation ?
 
    Il faut bien comprendre que les djihadistes ne perçoivent pas la chute de leur califat comme une défaite, mais comme un événement qui s'inscrit dans l'histoire d'un crime occidental séculaire qu'ils finiront - quoi qu'il advienne - par venger. Comment imaginer un djihadiste admettre que Dieu a perdu la bataille et qu’il faut dès lors abandonner le combat ? En réalité, non seulement leur rhétorique parvient à faire de chaque revers un outil de recrutement, mais celle-ci avait largement anticipé la disparition de leur assise territoriale, plus d'un an avant la libération de Raqqa. La propagande de l'organisation a ainsi répété à maintes reprises que la défaite ne résidait pas dans la perte d'une ville ou d'un territoire ; que la force de conviction des djihadistes finirait par l'emporter sur la supériorité militaire adverse ; et que la chute du Califat n'était que l'ultime épreuve imposée par Dieu à ses fidèles avant leur victoire finale.
    Donc la plus grande erreur serait de croire que la défaite militaire à elle seule pourrait permettre de régler la question du terrorisme en France ou ailleurs. Les enseignements de la défaite de son prédécesseur (l'État islamique d’Irak) nous montre bien qu'un éventuel retour de Daech - sur le théâtre syro-irakien ou même en Afghanistan - n'est pas à exclure. Sans compter les nombreuses « métastases » du groupe qui évoluent bien au-delà de cette zone. La réalité est là : les djihadistes restent persuadés qu'ils finiront par triompher et leur volonté de frapper les « apostats » et les « Croisés occidentaux » reste intacte.

Dans votre ouvrage, vous analysez longuement la rhétorique propagandiste de Daech. Quelles leçons tirez-vous de ces lectures ?

    Tout d'abord, qu'il s'agisse de menacer, de recruter ou de justifier, les djihadistes s'inscrivent dans une démarche de proclamation. Et ils sont même plutôt bavards en la matière. La lecture de leurs productions nous fait réaliser à quel point notre compréhension de l'ennemi peut s'avérer tronquée dès lors que l'on se refuse - par aveuglement ou par ignorance - à analyser rigoureusement sa littérature de référence. Rapidement, les analyses qui les présentent comme des «aliénés mentaux » ou des « barbares incultes » ne tiennent plus. Certes, certains djihadistes n'ont presque jamais lu le Coran, mais affirmer qu'un djihadiste est un « ignare à soigner » revient à oublier qu'à ses yeux, c'est la démocratie toute entière qui est délirante et c'est notre incapacité à reconnaître ce qu'il définit comme la « volonté divine » qui relève de l’ignorance.
    Non seulement la vision djihadiste dispose d’un raisonnement intellectuel, mais celui-ci est contenu dans un corpus propagandiste dédié. L’organisation refuse la pensée des Lumières qu’elle définit comme un crime professé contre « la loi divine ». Elle désavoue les communautés musulmanes qui sont tombées dans « l’apostasie » ou la sécularisation, et prétend rétablir le temps de Médine où primaient « le céleste », « la véritable religion » et « la communauté fraternelle ». Le problème n’est donc pas que les djihadistes perdent le sens moral ou le sens commun dans la poursuite de leur utopie, c’est qu’ils y trouvent du sens. Les djihadistes sont ainsi convaincus que chacun de leurs actes ont vocation à démontrer la vérité de leurs idées, et à offrir à d’autres la révélation de cette vérité. Il est donc indispensable de comprendre cette vision du monde, et d'admettre que ce n’est pas parce qu’elle nous horrifie qu’elle ne signifie forcément rien.

Selon vous, comment peut-on espérer diminuer l’influence de l’idéologie djihadiste ?

   Une des priorités pourrait être de comprendre l'erreur fondamentale qu'il y a à utiliser notre vision héritée des Lumières pour analyser, caractériser et contrer l'idéologie djihadiste. Trop souvent, nous utilisons des termes approximatifs voire inadaptés sur lesquels joue sans retenue la propagande de Daech. Notre vision selon laquelle l’opposition actuelle au sein de l'islam sunnite se ferait entre « traditionnalistes rétrogrades aux pratiques médiévales » d’un côté et « modernisateurs progressistes éclairés » de l’autre, ne correspond en rien avec la réalité de la situation. Le littéralisme de Daech prend racine dans le wahhabo-salafisme (né de la jonction entre le réformisme Salafiyya et l’hanbalo-wahhabisme saoudien) qui, loin de représenter l’islam traditionnel (transmis par les générations), refuse la tradition au nom d’un rapport direct à l’origine. La situation à l'oeuvre est donc en réalité bien plus proche d'une opposition entre « tradition progressiste » et « modernisation rétrograde », voire même totalitaire. De la même manière, lorsque certains réclament la naissance d'un islam « modéré » ou d'un mouvement réformiste, ils peinent à comprendre que d'un côté, cela conforte les djihadistes dans leur prétention à représenter le « vrai » islam, et que de l'autre, l'aggiornemento historique de l'islam a déjà eu lieu via le mouvement salafiste (Salafiyya). Reste la question du financement de cette idéologie. Mais si l’instrumentalisation des mouvements djihadistes par le wahhabisme pragmatique est avérée depuis plus de deux siècles, il semble pour le moment plus confortable de regarder ailleurs pour des raisons d’opportunités économiques ou diplomatiques.
 
Edouard VUIART, Après DAECH, la guerre idéologique continue , VA Press




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