Journal de l'économie

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Les conditions de l'autonomie numérique souveraine





Le 7 Octobre 2020, par Olivier de Maison Rouge

Il faut désormais bien reconnaître - comme l’a admis lui-même le ministre de l’Économie des Finances et de la Relance Bruno Lemaire - que l’Europe ne rattrapera pas sur leur terrain les GAFAM (Google, Amazon, Facebook, Apple et Microsoft).


Les conditions de l'autonomie numérique souveraine
Ils détiennent de facto l’exclusivité de l’usage de la donnée et créent de la valeur commerciale intrinsèque sur leurs propres prestations de services connexes. Ainsi, Google est désormais davantage une régie publicitaire qu’un moteur de recherche et Facebook se positionne comme un revendeur de données de consommation et non seulement un réseau social ; de même, l’e-commerçant Amazon tire l’essentiel de ses revenus de son informatique en nuage (ou services Cloud AWS).
 
L’étrange défaite numérique française
 
Dans ces secteurs, l’avance est telle que la lutte semble a priori vaine, à l’instar du moteur français Qwant - largement soutenu par les autorités françaises - qui s’appuyait en réalité sur les algorithmes d’indexation générés par les services de Bing (Microsoft). Mais n’est-ce pas un aveu d’échec patent ?
 
De son côté, Renault, entreprise détenue pour partie par l’État, doit-elle confier le traitement de ses données industrielles à Google comme elle prétend le faire ? BPI, le bras armé financier de la France, qui a activement garanti les prêts consentis au titre de la relance économique pendant la période crise sanitaire, devait-elle enregistrer les dossiers de demande de crédit des entreprises françaises dans une solution extraeuropéenne, en l’occurrence AWS d’Amazon ? Le renseignement intérieur doit-il se soumettre à la solution américaine Palantir pour l’exploitation des données d’interception ?
 
De la même manière, malgré le courroux de Guillaume Poupart, directeur général de l’Agence nationale de la sécurité des systèmes d’information (ANSSI), le gouvernement a confié en décembre 2019 l’hébergement des données de santé de nos concitoyens (dénommé Health Data Hub, dont le nom à lui seul est un renoncement) à Azure (Microsoft), arguant de l’absence de solution technique française ; ce qui n’a pas manqué de mettre en rage Octave Klaba, patron d’OVHCloud, la licorne française.
Ce choix est d’autant plus contreproductif que la santé numérique est le chantier d’avenir sur lequel planchent activement les GAFAM : parce que Google a affirmé « vouloir tuer la mort », d’une part, et parce que les équipes d’Apple ont contracté une dette morale après le décès de Steve Jobs, d’autre part.
 
Étrangement, le nouveau gouvernement a d’ailleurs cru devoir faire l’impasse sur l’idée d’un ministère du numérique, après avoir tant vanté la start-up nation et encensé la French Tech.
 
L’Europe-impuissance
 
Pour sa part, alors que l’Europe était née sur les fonts baptismaux de la Communauté du charbon et de l’acier (CECA), représentatifs des industries du XXe siècle, faudra-t-il abdiquer l’Europe de la donnée ? Cela avait pourtant été l’objectif du plan Horizon 2020 de Jean-Claude Junker destiné à créer un marché unique numérique. Mais, sauf à régir le cyberespace dans ses trois dimensions (réseaux et télécom, logiciel, données personnelles), aucune initiative majeure n’a permis de générer de véritable modèle économique souverain.
 
Quant à la lutte sur le terrain de l’antitrust contre les GAFAM, Margrethe Vestager, commissaire à la concurrence, vient de s’y casser les dents, désavouée par la Cour de justice de l’Union européenne contre Apple qu’elle estimait pourtant se trouver en situation de monopole.
 
Autre entorse au principe de souveraineté numérique, le Cloud act est une loi fédérale permettant d’enjoindre les opérateurs américains à communiquer des données concernant des personnes mises en cause dans des procédures pénales, sans qu’elles n’en soient averties et surtout, en quelque endroit qu’elles se trouvent dans le monde. Ce faisant, Washington s’affranchit délibérément du principe de coopération judiciaire internationale. Tout récemment, la Cour de Justice de l’Union européenne a invalidé le traité transatlantique de transfert des données personnelles « Privacy Shield » (Schrems II), précisément en raison des lois de sécurité nationale américaines jugées trop intrusives.
 
La réponse par la création d’un data center européen, dénommé Gaïa-X, n’est pas encore à la hauteur, car, sans être une infrastructure souveraine, il s’agit d’une fédération d’hébergeurs de données, de toutes nationalités, y compris extraeuropéens. De fait, ce groupement se traduit par une charte de gouvernance nullement indépendante.
 
Le déploiement de la technologie 5G, qui pourrait être l’opportunité de créer un réseau Telecom souverain et donner une impulsion décisive notamment dans le domaine de la santé numérique, ne doit pas permettre à des rivaux d’évincer les acteurs européens. En effet, les États-Unis pourchassent Huawei qui déploie ses antennes – accusée d’y placer des mouchards électroniques – déclarant en conséquence une nouvelle guerre froide en raison de leur retard technologique. Mais les équipementiers européens ne doivent pas davantage tomber dans l’escarcelle des Américains, dès lors Donald Trump a indiqué vouloir racheter Nokia.
 
En conséquence de quoi, à défaut d’avoir su faire émerger de nouveaux acteurs ou de nouveau usages économiques, seuls les géants américains ou désormais leurs rivaux chinois BATX (Baïdu, Alibaba, Tencent ou Xiaomi) sont déjà présents dans tous les pays membres d’Europe, sans équivalent.
 
 L’Europe ne doit pas être une colonie numérique.
 
Il est donc essentiel que les acteurs publics établissent un cadre économique favorable à l’émergence de nouveaux champions industriels de la donnée. Cette impulsion se traduit actuellement par une prise de conscience nécessaire, comme en témoigne l’énergie de Thierry Breton, commissaire européen au marché intérieur, en charge notamment de la souveraineté technologique.
 
Il convient encore de susciter un désir d’alliances industrielles communes, comme le furent Ariane ou Airbus en leur temps. Il faut créer un nouvel enthousiasme continental autour de grands projets d’instruments technologiques innovants qui font actuellement défaut.
 
Pierre Bellanger ne le dit pas autrement : « Comme au bon vieux temps du Commissariat général du plan, il faut coordonner sur plusieurs années une dynamique nationale et européenne du logiciel en réseau, à l’instar de nos réussites passées : Airbus aurait pu être le nom d’un logiciel européen d’exploitation pour mobile, mutualisé entre les principaux opérateurs de télécommunications de l’Union. » (La souveraineté numérique, Stock, 2014).
 
Il est nécessaire, pour combler le vide stratégique patent – avec une vision quasi néo colbertiste – de désigner les filières d’avenir et de créer un cadre attractif, avec le concours des états dans leur pouvoir de gouvernance régalienne de la donnée. Les Chinois l’ont fait avec leur plan Made in China 2025 ciblant 10 secteurs d’innovation jugés stratégiques, mais aussi à l’instar d’un Galileo qui est une performance européenne à saluer en matière de GPS alternatif.
 
Au lieu de financer sans discernement des start-up vouées à l’échec ou rachetées in fine par des opérateurs extraeuropéens, des secteurs alternatifs doivent être embrassés tels que l’e santé, les drones, les objets connectés, et au-delà des moyens ou des outils, faire émerger des finalités économiques d’usage déterminantes. Il faut être en capacité de générer des cryptomonnaies souveraines interopérables, sous l’égide de la BCE, comme le souhaitait déjà Christine Lagarde quand elle était encore au FMI.
 
 In fine, cette Europe-puissance de la donnée doit, pour ce faire, affirmer une véritable indépendance numérique, comme fut acté le choix de l’autonomie énergétique dans la France gaullienne.

Par Olivier de MAISON ROUGE
Avocat – Docteur en droit
Dernier livre publié « Survivre à la guerre économique. Manuel de résilience », VA Editions, 2020


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