Comment l’opposition croissante de la société civile, représentée par les ONG, a-t-elle créé un antagonisme avec les industries européennes ? Quelles en sont les conséquences pour ces industries ?
Aux temps anciens de ma longue carrière, la présence des ONG dans la sphère européenne était quasi inexistante. Dans les années 1970 déjà, la Commission, notamment dans le secteur agricole, consultait les « parties prenantes » lors de Comités consultatifs réunissant les agriculteurs et les industries agroalimentaires. La participation de la « société civile » y était réduite à son strict minimum : un représentant des travailleurs et un consommateur. Le projet du marché unique européen a attiré vers Bruxelles au début des années 90 un flot de lobbyistes avec au fil des mois et des années un pourcentage croissant d’ONG. À vrai dire, la cohabitation ONG – Industries s’est – dès le début – très mal passée. Les ONG ont considéré les lobbys industriels comme arrogants. Les industries ont trouvé les ONG excessives. Et la situation n’a fait qu’empirer avec les ONG à l’offensive et les industries sur la défensive. Tel est le cas aujourd’hui. En lobbying les stratégies défensives peuvent permettre de gagner du temps, mais ce sont des stratégies perdantes sur le long terme.
Quel est le rôle des syndicats européens, tels que la Confédération Européenne des Syndicats, dans le paysage politique actuel et comment influencent-ils les décisions politiques et législatives de l’UE ?
Le rôle des syndicats européens est très mal connu sans doute parce que l’Europe sociale n’existe pas. Dans mes fonctions de dirigeant d’associations professionnelles, j’ai beaucoup travaillé avec les syndicats. Dans le secteur du sucre où j’ai longtemps œuvré, la relation patronat-syndicats était historiquement forte. Et dans la grande bataille des négociations de l’Uruguay Round où nous étions très isolés, les syndicats européens ont été un allié majeur. Au COPA-COGECA, l’important lobby des agriculteurs, dont j’étais le secrétaire général, nous avons conclu plusieurs accords d’envergure avec les salariés agricoles créant là aussi des alliances qui s’avèreront fort utiles. Devenu consultant j’ai toujours incité mes grands clients à entretenir et développer un dialogue social fécond avec les organisations syndicales ouvrières. La Commission européenne voit d’un bon œil ce type de rapprochement jugé très proactif. En lobbying on en revient toujours aux mêmes principes : anticipation, volontarisme, propositions, alliances…
En quoi le Bureau européen des unions de consommateurs est-il devenu une structure incontournable pour les industries et quelle est l’importance d’un accord avec cette organisation pour améliorer l’image et la crédibilité d’une industrie auprès des institutions européennes ?
Déjà dans le premier livre que j’ai écrit en 2005 sur le lobbying européen, je soulignais l’extrême importance du BEUC. Les relations des industries avec le BEUC n’ont jamais été faciles, car il s’agit de créer avec eux un climat de confiance partagée. Ceci suppose une volonté à long terme : se connaître, partager, dialoguer. L’enjeu est essentiel, car on comprend à quel point la Commission est sensible à ce type d’alliances allant du producteur au consommateur. Avoir le BEUC contre soi est clairement une contrainte additionnelle. Ces dernières années le BEUC, comme l’ensemble des grandes ONG, s’est de mon point de vue raidi, pour ne pas dire radicalisé. Il devient dès lors très difficile aux industries de développer une relation constructive avec eux. Dans la relation industries-consommateurs, le BEUC exerce une sorte de monopole à Bruxelles. Ce n’est pas pour autant qu’il faille se décourager, car à défaut du BEUC on peut travailler avec des organisations de consommateurs nationales ou régionales, voire locales. L’important pour une industrie est de démontrer à la Commission une vraie volonté de co-construction avec des parties prenantes soigneusement sélectionnées.
Comment les industries peuvent-elles mieux collaborer avec les ONG et les acteurs de la société civile afin de trouver des solutions communes et éviter une polarisation excessive entre les intérêts économiques et ceux de la société ?
Il y a dans le microcosme européen une véritable rupture entre les ONG et les industries. C’est une vraie préoccupation chez moi et une grande inquiétude. En effet, non seulement les oppositions se creusent : opposition conceptuelle, opposition de méthode… mais en outre les résultats sur le terrain démontrent une influence accrue des ONG au détriment des industries. Pour se limiter au secteur agricole on mesure à quel point l’agenda communautaire est dicté par les ONG : irrigation, qualité des sols, usage des pesticides… le lobby agricole subit défaite après défaite. Remédier à cette situation n’est pas simple, car le déséquilibre est devenu énorme entre le poids déclinant des agriculteurs et celui prépondérant des consommateurs. L’on retrouve ce même constat pour la plupart des grands secteurs alimentaires, énergétiques, chimiques, pharmaceutiques. Comme je l’explique longuement dans mon livre il appartient aux industries de repenser leur représentation à Bruxelles. Contrairement aux ONG très structurées, proactives et maîtrisant tous les canaux de communication, les lobbys industriels se révèlent trop nombreux, fragmentés, sur la défensive. Au fond, les lobbys industriels sont comme les fonctionnaires européens devenus des bureaucrates : ils écrivent des contributions techniques, répondent à des consultations et réduisent leur capacité d’influence au plus petit commun dénominateur. Revenir à des idées simples, faire preuve de pédagogie, retrouver du leadership… il est urgent pour eux de se repenser.