Journal de l'économie

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Les enjeux de la mise à pied d’une monnaie : le Franc CFA





Le 16 Décembre 2020, par Lauria Zenou

Expert des pays de la Zone franc, utilisant le Franc CFA comme monnaie, Loup Viallet décrypte, à travers nos questions le volet sociologique d’une sortie du Franc CFA. Conférencier à l’IEP, l’ESSEC ou encore à l’ESCA de Cote d’Ivoire, il est aussi l’auteur de l’ouvrage « La fin du Franc CFA ». Analyste reconnu et publié dans Les Echos, le JDE ou Mondafrique, Loup Viallet nous livre une étude de ce qui a influencé la fin d’une monnaie.


Si près de soixante-quinze années après la création du Franc CFA, les anciennes colonies françaises connaissent tant de difficultés économiques, que peut-on penser de l’efficacité de cette monnaie ?

Vous avez raison de poser cette question. Pour beaucoup, l’état d’enlisement économique dans lequel les pays de la zone franc paraissent englués, est dû à leur monnaie. Mais expliquer les failles économiques africaines en attribuant leur responsabilité au franc CFA (et donc à son garant, la France) n’est pas seulement une facilité, mais un mensonge déloyal.

D’abord ce piétinement économique, hormis quelques éclaircies éparses, concerne toute l’Afrique subsaharienne. Les économies de la zone franc, comme celles de leurs voisins, sont restées des économies de rente, où le marché de l’emploi est très réduit et où, malgré des taux de croissance élevés par endroits (notamment dans la zone franc d’Afrique de l’Ouest, l’UEMOA) il y a peu de richesses produites et quasiment pas de redistribution possible. L’augmentation de la pauvreté et du chômage de masse est accentuée par une très forte natalité et le délabrement des infrastructures économiques est constamment accéléré par le réchauffement climatique (à ce titre, les pays de la zone franc font partie avec d’autres pays africains, des « hot-spots » identifiés par le GIEC comme les territoires les plus exposés aux dérèglements du climat : le Sahel, le pourtour du lac Tchad). Dans ce contexte, le franc CFA apparaît plutôt comme une bouée de sauvetage ou à tout le moins, un filet de sécurité financière qui empêche les crises de dégénérer : les pays de la zone franc sont protégés de l’hyperinflation et de l’instabilité monétaire, qui ravage chroniquement leurs voisins, avec pour conséquences chroniques le chaos social et le blocage des économies.

Ensuite, si les gouvernements africains ont, dans leur majorité, régulièrement renouvelé leur adhésion à la coopération monétaire franco-africaine (certains États comme la Guinée-Bissau et la Guinée équatoriale, qui ne sont pas des anciennes colonies françaises, ont choisi d’adhérer à la zone franc après avoir été attirés par l’expérience de leurs voisins) c’est qu’il y avaient intérêt. Même le président ivoirien Laurent Gbagbo, qui est pourtant connu pour ses attaques envers le franc CFA, a reconduit, lorsqu’il était président, sa confiance dans le système de la zone franc. Quant aux pays qui ont quitté la zone franc, la Guinée-Conakry, la Mauritanie, Madagascar, ils ont connu depuis des expériences douloureuses : leurs monnaies sont inconvertibles, comme celles de la majorité des pays africains.
 
Deux marchés communs africains, l’UEMOA et la CEMAC, sont fondés sur la stabilité du franc CFA. Leur réussite est la clef de l’émergence de leurs pays-membres, mais la monnaie n’est qu’un des moyens pour y parvenir : aussi bonne qu’elle puisse être, elle n’est pas responsable des divisions politique de ses membres ni de la dispersion de leurs politiques fiscales, commerciales, de l’état de leurs infrastructures de transport, du niveau de la corruption et de l’insécurité ou de la conduite des politiques régionales.

L’effacement de la France dans les anciennes colonies françaises d’Afrique est-il une opportunité d’installation chinoise ou signifie-t-il le début de l’autosuffisance en Afrique ?

D’abord, la majorité des intérêts économiques français en Afrique se situent désormais hors de la zone franc. En 2019, le continent africain, dans son ensemble correspondait à 5,3% du commerce extérieur français, quand la zone franc n’y représentait que 0,6%. Aujourd’hui les pays de la zone franc échangent plus avec l’ensemble des pays de la zone euro, avec lesquels les échanges ne subissent pas les fluctuations liées au change entre les monnaies puisque le franc CFA jouit d’une parité fixe avec la monnaie unique européenne (les membres de la zone euro représentaient, additionnés, environ 30% de leurs importations en 2017, contre 12,4% pour leur ancienne métropole) qu’avec la France en particulier. La Chine est effectivement devenue leur premier fournisseur et leur premier créancier mondial, et l’Allemagne a chipé la place qu’occupait la France comme premier fournisseur européen d’Afrique.

Le déclassement de l’importance économique de la France n’est pas tant du au recul de la valeur de ses exportations dans ces pays, qui est restée stable ces vingt dernières années, qu’à l’amenuisement des parts de marchés de ses entreprises, qui doivent composer avec des compétiteurs européens et asiatiques. S’il n’y avait pas de coopération monétaire, il y aurait quand même des échanges économiques (je rappelle que la France s’approvisionne par exemple en uranium au Canada et au Kazakhstan sans avoir noué d’engagement à propos de leurs monnaies), mais ceux-ci seraient plus risqués et plus instables : on pourrait s’attendre à une baisse des flux de marchandises et des investissements (non seulement français mais mondiaux), ainsi qu’à un repli des activités sur le secteur extractif.

En l’absence de parité fixe avec l’euro, les monnaies africaines dépendraient exclusivement des fluctuations du dollar, la plus puissante monnaie de référence au monde dont dépendent les cours de la majorité des matières premières, mais toutefois sans bénéficier de garanties de stabilité et de convertibilité comme dans le cadre du partenariat monétaire avec la France. Quant à la Chine, le seul phénomène qui dérangerait ses stratégies d’expansion économique en Afrique, ce serait que les marchés communs africains (notamment de la zone franc) se développent suffisamment pour avoir la capacité de rivaliser avec les marchandises à basse valeur ajoutée qu’elle écoule chez eux. Autant les émergences africaines stimuleraient les échanges entre l’Europe et l’Afrique, les faisant monter en qualité, autant elles priveraient la Chine d’un de ses réservoirs de matières premières (les approvisionnements des Européens sont surtout issus de pays d’Europe, de la Russie et de son voisinage et du Moyen-Orient). Que les pays de la zone franc poursuivent leur addiction aux matières premières avec ce mauvais compromis qu’est l’éco, ou sans avoir une monnaie liée à l’euro, et la Chine pourra sans complexes continuer à puiser dans leurs stocks. Cela inaugurerait non pas une nouvelle étape vers l’autosuffisance, mais bien un approfondissement de leur dépendance économique et politique.
 




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