Journal de l'économie

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Souveraineté numérique : mon verre n’est pas grand, mais je bois dans mon verre





Le 3 Novembre 2021, par Alexandre Mandil

« Si grand que soit le verre que l’on nous tend du dehors, nous préférons boire dans le nôtre, tout en trinquant aux alentours ». Par cette célèbre formule, reprenant celle d’Alfred de Musset, prononcée lors de son allocution radiotélévisée du 27 avril 1965, le Général de Gaulle fit l’éloge de l’indépendance et de la souveraineté nationale si durement acquise et conservée après-guerre. Dotée d’une diplomatie ambitieuse et d’une armée au service de sa dissuasion nucléaire, la France affirmait ainsi fièrement sa puissance retrouvée.


Alexandre Mandil
Alexandre Mandil
Plus de cinquante ans plus tard, la France ne boit plus dans son verre, mais directement aux robinets américains et chinois. Si notre armée conserve encore aujourd’hui une relative indépendance technologique (encore qu’il y aurait énormément à écrire sur le sujet en matière de drone, spatial, turbine…), à tout le moins en comparaison avec les autres nations européennes (ce qui n’est pas dur), la situation française sur le front de la guerre numérique est à l’image de celle de l’Europe : catastrophique.

Le déclin numérique de l’Europe

L’analyse du top 100 des plus grosses capitalisations boursières mondiales met en évidence plusieurs réalités à commencer par la prééminence du secteur technologique américain, l’essor des géants chinois et… l’absence des acteurs européens. Aucune société européenne ne figure dans le top 20 et seules trois entreprises européennes du secteur technologique, le Néerlandais ASML (45e) et les Allemands SAP (70e) et Siemens (99e) sont présentes dans ce top 100.
De même, en date d’octobre 2021, quand les États-Unis alignent 441 licornes (startups avec une valorisation d’un milliard de dollars ou plus), la Chine 167 et l’Inde 46, l’Union européenne en compte 66 (106 en comptant le Royaume-Uni, la Suisse et la Norvège).

La dépendance européenne peut désormais être constatée à tous les niveaux : le hardware, dédaigneusement abandonné à l’Asie depuis plusieurs décennies, les systèmes d’exploitation pour ordinateurs, téléphones, etc., les moteurs de recherche, les suites bureautiques, le cloud (avec une part de marché divisée par 2 entre 2017 et 2021 à seulement 15 %), etc. L’Europe accumule également du retard sur des marchés aussi stratégiques que les batteries, les composants et les puces électroniques, les télécoms (la 5G) et, dans une moindre mesure, le spatial. Après avoir récemment perdu sa place de leader des lanceurs commerciaux au profit de SpaceX, l’Europe risque demain d’être absente du marché des constellations de satellites de communication.

Le désarmement français et européen

Au-delà des positions, la dynamique est davantage encore préoccupante : l’Europe et la France ont perdu les dernières batailles depuis 20 ans et sont bel et bien en train de perdre la guerre du numérique. Pour paraphraser Sieyès, qu’a été l’Europe au cours des derniers siècles dans l’histoire des sciences et des technologies ? Tout. Que fait-elle dans cette nouvelle guerre technologique ? Pas grand-chose. Qu’ambitionne-t-elle ? Rien.

Force est de constater que l’Europe semble aujourd’hui totalement paralysée dans un monde qu’elle subit depuis son double suicide de 1914-1945, mais dont elle ne parvient pas à se libérer. Malgré un changement de discours notable depuis quelques années, l’Europe demeure aujourd’hui encore le héraut de la libre concurrence dans le monde. Elle défend ainsi, quoi qu’il lui en coûte, son modèle de marché ouvert à tous ses concurrents et ses principes de contrôle des aides d’État et des positions dominantes qui limitent pourtant la création de champions européens.

Régulièrement présentée comme un moyen de protéger son marché, la règlementation européenne (financière, vie privée…) est certainement la plus protectrice des consommateurs au monde (pour le meilleur et pour le pire) et peut afficher fièrement un système de sanctions en apparence dissuasif (jusqu’à 10 % du chiffre d’affaires mondial en matière de concurrence, 4 % en matière de protection des données personnelles…). Toutefois, cette règlementation contraint aussi bien les entreprises européennes que leurs concurrents chinois et américains, ces derniers parvenant parfaitement à s’y adapter en s’y conformant à coup de millions ou… en payant les quelques amendes qui leur sont parfois infligées. Les géants américains parviennent, en outre, à profiter des divergences et rivalités entre les États européens pour limiter les sanctions qui, jusqu’à présent, demeurent particulièrement faibles (quelques millions d’euros) au regard du chiffre d’affaires mondial et européen de ces géants. Les autorités de contrôle irlandaises sont ainsi régulièrement suspectées de complaisance à l’égard des GAFAM qui y ont, pour la plupart, leur siège…

Pire, le lobbying intensif de ces entreprises auprès des institutions européennes leur permet de retarder l’application de certains textes pourtant très attendus ; c’est notamment le cas de plusieurs règlements d’importance majeure pour l’Union européenne, tels que le règlement ePrivacy régissant les communications électroniques, les cookies et la prospection commerciale ainsi que deux règlements, le Digital Service Act (DSA) et le Digital Market Act (DMA), ciblant directement les géants du numérique. Le Luxembourg a par exemple demandé que les services de cloud soient écartés du DMA qui ambitionne de prévenir en amont les abus de position dominante. Le fait que Amazon (AWS), le plus gros fournisseur de cloud au monde y ait son siège relevant très certainement de la coïncidence la plus totale…

La relative inefficacité des plans d’investissement

Consciente de leur dépendance, les États membres de l’Union européenne multiplient pourtant les plans d’investissement de plusieurs milliards d’euros et les annonces de « nouvel Airbus ».

Ainsi, le plan Juncker de 500 de 2014 qui visait à répondre à la baisse de l’investissement sur le continent a permis de mobiliser 545,3 milliards d’euros et a été suivi du plan InvestEU de fin 2020 (372 milliards d’euros) et du programme de relance post Covid-19 (750 milliards d’euros). Reste que ces programmes restent souvent moins ambitieux que les investissements équivalents chinois et/ou américains qui dépassent souvent les milliers de milliards de dollars. De plus, ils souffrent également souvent d’un saupoudrage et d’un éparpillement important entre les différents États européens (notamment à cause du principe du retour géographique). Ironiquement, ces milliards d’euros d’argent public bénéficient en outre indirectement aux GAFAM présents dans tout l’environnement numérique européen (logiciel, cloud, publicité…) !

Par ailleurs, les annonces, souvent sans lendemain, de « nouveaux Airbus » de la batterie, de l’hydrogène, du cloud, du train, etc., se heurtent quant à elles sur le mur de la bureaucratie et de l’idéologie « pro-concurrence » européenne. Le projet de cloud « souverain » Gaia-X est l’exemple le plus édifiant sur la façon dont les divisions internes et le dogme de l’ouverture peuvent finir par étouffer des projets de premier plan, même s’ils bénéficient du soutien des pays les plus puissants de l’UE. Gaia-X accumule les retards et s’est largement ouvert aux acteurs américains et chinois du Cloud (Google, Microsoft, Amazon, Huawei, Alibaba…) qui considèrent le projet comme étant « initié par l’Europe pour l’Europe, mais ouvert à tous ». Autant dire que le rêve d’un cloud souverain n’est plus, comme l’illustre parfaitement le fait que les Européens se laissent désormais bercer par l’illusion d’un « cloud de confiance » reposant sur des infrastructures européennes, mais des logiciels américains.

Mais qu’attendre d’un projet européen lorsque les institutions de l’UE font systématiquement passer les intérêts de souveraineté européens après l’ouverture de nos marchés ? Qu’attendre d’un projet européen lorsqu’aucun texte européen (NIS et RGPD compris) ne prévoit la possibilité de protéger un marché stratégique face aux appétits des rivaux extra-européens ? Qu’attendre d’un projet européen lorsque, In-Q-Tel, le fonds de la CIA, déjà célèbre pour avoir dépouillé de ses technologies l’inventeur de la carte à puce, le français Gemplus (Gemalto), investit sereinement depuis 2018 sur le marché européen dans une quinzaine de start-up (dont la pépite française Prophesee qui propose des technologies de vision artificielle) pour, notamment, lutter, sur notre sol, contre la menace chinoise dans la course aux hautes technologies.

Malheureusement, le temps n’est plus à la construction de géants européens capables de concurrencer, grâce au seul génie de nos ingénieurs et à un business model compétitif, les champions américains et chinois dans un marché ouvert. En revanche, l’heure est venue de protéger nos marchés pour permettre aux pépites technologiques françaises et européennes de croitre sans se faire dévorer dès leurs premières années.

Pour un protectionnisme numérique éducateur européen

À cet égard, la théorie du « protectionnisme éducateur » de l’économiste Frederich List mériterait d’être remise au gout du jour. D’après List, les entreprises nationales ne peuvent se développer si le marché est déjà occupé par les entreprises de pays étrangers économiquement plus avancés. Il prône dès lors un « protectionnisme éducateur » visant à protéger sur le court et moyen terme le marché national de la rude concurrence internationale, le temps que ces dites entreprises se développent et deviennent solides, afin de permettre sur le long terme un libre-échange qui ne soit pas à sens unique.

Largement sous-estimée, voire parfois méprisée aujourd’hui, la théorie de List a pourtant connu des succès immenses, que ce soit en Europe, en Amérique du Nord ou en Asie. C’est le protectionnisme éducateur qui permit aux jeunes États du nord des États-Unis (opposés en cela aux États libre-échangistes du sud souhaitant exporter leur agriculture), de développer à l’abri de la concurrence européenne l’industrie naissante du XIXe siècle qui dominera ensuite le XXe siècle.

C’est également grâce à l’application de cette théorie que l’Allemagne nouvellement unifiée au XIXe siècle parvint à préserver ses fragiles industries et à devenir une puissance industrielle de premier plan dépassant largement son rival d’outre-Manche. C’est enfin ce savant mélange entre protectionnisme éducateur, pilotage étroit de la politique industrielle et liberté d’entreprendre qui a permis l’essor du Japon puis de Taïwan, de la Corée du Sud et, dans une moindre mesure, de Singapour, au XXe siècle et qui permet celui de la Chine au XXIe.

Bien que pensée pour l’industrie, cette théorie s’applique également parfaitement au numérique. Les BATX chinois ne constituent pas le seul exemple des bienfaits d’un cadre protecteur sur le développement d’acteurs du numérique nationaux se développant à l’abri des voraces appétits américains. En Russie, en Inde et dans une moindre mesure en Corée du Sud, des lois protectionnistes (par exemple sur l’hébergement des données) et un solide soutien de l’État permettent également à des plateformes numériques ou à des systèmes de paiement de se développer.
L’Europe doit par conséquent prendre conscience de l’urgence de sa situation et changer de paradigme pour permettre à son tour à un marché européen du numérique de se développer à l’abri de nos concurrents. À défaut (et à regret), il reviendra à la France seule, peu importe le cout financier ou politique, de bâtir un écosystème numérique français capable d’enrayer notre dépendance vis-à-vis de puissances et civilisations extra-européennes.

Les conséquences économiques, sociales, sociétales, stratégiques, géopolitiques et militaires seront en effet de plus en plus prégnantes pour notre nation et notre continent à mesure que notre dépendance s’accentuera. La souveraineté numérique doit donc être française ou européenne, mais elle doit être. Elle doit devenir l’un des grands thèmes de l’élection présidentielle de 2022.
Pour le Général de Gaulle, l’enjeu de l’élection présidentielle, c’est l’indépendance de la France. Nous y sommes. Au XXIe siècle, quelle indépendance sans souveraineté numérique ?
 
Alexandre Mandil
Avocat membre de Lex-Squared
 


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