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Frédéric Pierucci : « Il y a une opportunité stratégique de rachat à GE de la branche nucléaire d’Alstom »





Le 1 Février 2019, par la Rédaction

Dans « Le Piège américain », Frédéric Pierucci, un ancien dirigeant d’Alstom, révèle comment l’américain General Electric a pu mettre la main sur la branche énergie d’Alstom en 2014. Livre-choc sur une guerre économique souterraine.


Frédéric Pierucci, vous êtes l’auteur du livre « Le piège américain » (JC Lattès) — avec Matthieu Aron, journaliste du Nouvel Observateur. Vous y donnez un éclairage pour le moins décapant sur la cession d’Alstom Energie à General Electric (GE) en 2014. En quelques mots, de quoi s’agit-il ?
Le sous-titre du livre est suffisamment parlant : « L’otage de la plus grande entreprise de déstabilisation économique ». Cette cession du fleuron industriel français est bien le résultat d’une guerre économique que les États-Unis ont livré à la France pour s’emparer de la partie stratégique d’Alstom.

Comment cette histoire a-t-elle commencé ?
Pour mémoire, tout commence par l’affaire Taharan. Entre 2002 et 2009, Alstom, en consortium avec le japonais Marubeni, négocie, contre un concurrent américain, un contrat de 118 millions de dollars avec le gouvernement indonésien pour la construction d’une centrale électrique. Or, lors des négociations, Alstom décide de recruter deux consultants, rémunérés au total 3 % de la valeur du contrat d’Alstom (soit $1,8 m au total) pour les aider. Une partie de leur rémunération sera utilisée pour payer des pots-de-vin aux autorités indonésiennes et à l’entreprise publique d’électricité du pays. Toutes les procédures internes d’approbation de sélection des consultants avaient été suivies et les consultants validés par le département de la compliance. Comme beaucoup d’autres, j’avais contribué au recrutement de l’un de ces consultants.

Quelle était votre fonction à l’époque au sein d’Alstom ?
J’étais alors directeur des ventes et du marketing pour le « Business » chaudières d’Alstom Power au niveau mondial. J’étais donc basé dans le Connecticut, USA.

Quand avez-vous su que le FBI avait ouvert une enquête pour corruption ?
Le Department of Justice américain (DOJ) a commencé à enquêter en 2010 sur différents soupçons de corruption, y compris pour les pots-de-vin en Indonésie — versés donc par une filiale américaine Alstom. Je ne l’ai compris qu’en 2010-2011, à la lumière d’un rapport d’un cabinet d’audit réalisé pour Alstom sur les contrats indonésiens — dont on m’a dit qu’il me dédouanait. C’est ce qui explique ma surprise ensuite, lors de mon arrestation à New York le 14 avril 2013.

Vous êtes arrêté à New York, le 14 avril 2013, le DOJ vous accusant de corruption et de blanchiment d’argent, en vertu du Foreign Corrupt Practices Act (FCPA) de 1977, qui permet à la juridiction américaine de sanctionner des entreprises étrangères. Qu’imaginiez-vous à ce moment-là ?
J’ai d’abord été totalement surpris, pensant qu’Alstom allait payer une amende et que ce serait fini. Mais très vite, lorsque le procureur fédéral du Connecticut, David Novick, m’a semblé demander de l’aide pour approcher Patrick Kron, alors PDG d’Alstom et qui était leur ultime cible, j’ai compris qu’on me demandait de jouer l’infiltré et j’ai refusé. Ce qui n’est pas le cas de tout le monde… Je renvoie à l’article paru dans The Economist le 17 janvier dernier qui suggère une intrusion, qui donna lieu à des heures et des heures d’enregistrements au DOJ.

Le 15 avril 2013, en attente de jugement, vous êtes placé par les autorités américaines dans un centre de détention de haute sécurité, dans la terrible prison Wyatt à Rhode Island. C’est dans votre cellule que vous apprenez, le 24 avril 2014, que la cession d’Alstom Energie à GE est pour bientôt. C’est à ce moment-là que vous vous rendez compte que cette opération anticorruption masquait en réalité une véritable collusion entre le parquet américain et General Electric pour le rachat de l’entreprise française ?
Subitement, en effet, je comprends pourquoi je suis encore en prison. Tout s’éclaircit et j’ai enfin les réponses à certaines de mes questions qui me taraudent depuis des mois. Je mesure à cet instant toute la réalité de la guerre économique menée par les États-Unis sous couvert de lutte anticorruption. Et je me dis que Patrick Kron imagine peut-être avoir trouvé la solution pour échapper aux procureurs en vendant à GE l’ensemble des activités énergies et réseaux que les Américains convoitent depuis tant d’années.

Votre incarcération était donc un moyen indirect de faire pression sur le groupe Alstom comme vous l’expliquez dans votre livre ?
De fait, je suis le seul à être condamné et emprisonné. Après avoir plaidé coupable devant le procureur en juillet 2013, afin d’alléger ma peine, mon incarcération devait durer six mois. Elle sera finalement de quatorze mois. Et, chose très inhabituelle dans la procédure, j’ai attendu ensuite mon jugement pendant quatre ans : ce n’est que le 25 septembre 2017 que je suis condamné par la justice américaine à deux ans et demi de prison et vingt mille dollars d’amende. Je retourne donc aux États-Unis en octobre 2017 pour purger mon reliquat de peine de douze mois.

Entre-temps, le plan américain avait fonctionné ?
Oui, parfaitement. Je rappelle qu’en 2014, à la demande de Bercy, l’Allemand Siemens fait une contre-proposition à l’alliance GE-Alstom. L’Américain réplique avec une offre inattendue et alléchante. Contre toute attente, GE assure en effet prendre à sa charge l’amende dont devra s’acquitter Alstom, sans même en connaître le montant. Résultat, le 1er novembre 2014, avec l’appui du Gouvernement français, Alstom signe son rachat par GE. Puis, le 22 décembre 2014, ayant plaidé coupable pour avoir violé le FCPA, Alstom est condamnée à payer une amende record de 772 millions de dollars ! En janvier 2016, Patrick Kron, PDG d’Alstom, quitte le groupe avec une prime de 6,5 millions d’euros… Ajoutons qu’au final les actionnaires d’Alstom vont supporter deux fois le prix de l’amende : une première fois parce que Alstom est condamnée à payer cette amende par le DOJ et une deuxième fois, car GE ne la paie pas, mais le prix de vente n’est pas ajusté à la hausse... Ce qui représente au total 1,4 milliard de dollars. Et tout le monde trouve cela parfaitement normal…

En novembre 2017, l’Assemblée nationale lance une nouvelle commission d’enquête sur les décisions de l’État en matière de politique industrielle, notamment dans les cas d’Alstom, d’Alcatel  et de STX. Pour quel résultat ?
Un résultat décevant. D’un côté, dans son rapport rendu du 4 avril dernier sur les décisions de l’État en matière de politique industrielle, l’Assemblée nationale accrédite ma thèse : « La menace d’une amende a-t-elle pu peser sur la décision de M. Kron de vendre ? (...) Notre Commission d’enquête répond par l’affirmative », peut-on lire. D’un autre côté, dans ses conclusions, la commission admet qu’elle n’a pas trouvé de preuve de cette thèse : « Alstom a été fragilisée financièrement par les poursuites américaines anticorruption, mais aucun élément factuel ne permet de corroborer la théorie selon laquelle GE aurait instrumentalisé ces procédures pour faciliter le rachat d’Alstom. » Mais ce n’est pas totalement surprenant vu le comportement du rapporteur Guillaume Kasbarian qui, à la différence d’Olivier Marleix, président de la commission d’enquête, ne me rendra pas visite en prison aux USA… Cela donnera donc lieu en avril 2018 à ce rapport d’enquête « à deux têtes » : si le président de la commission et quelques députés dénoncent une perte de souveraineté, le rapporteur et une majorité d’élus considèrent que ces opérations ont donné naissance à des géants européens dans le ferroviaire (Alstom-Siemens) et la construction navale (STX-Fincantieri) qui permettent de riposter à l’offensive chinoise.

Tout récemment, le 17 janvier 2019, au lendemain de la parution de votre livre, le député et ancien président de la commission d’enquête parlementaire Olivier Marleix, a saisi le parquet de Paris afin de lever certaines zones d’ombre sur l’affaire Alstom-GE. Il parle même d’un « pacte de corruption » possible, en liaison avec le financement de la campagne présidentielle d’Emmanuel Macron. Le suivez-vous dans son interprétation ?
Non, je ne souhaite pas être instrumentalisé par un parti ou par un autre.

À quoi vous consacrez-vous aujourd’hui ?
GE étant très mal en point, il y a maintenant une opportunité stratégique de rachat à GE de la branche nucléaire d’Alstom. Je prends des contacts depuis mon retour pour organiser un tour de table pour y parvenir.




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