Journal de l'économie

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Hachette, le géant aux ailes brisées

Et l’historien chut…





Le 11 Décembre 2015, par Sébastien Paire*

« Hachette, le géant aux ailes brisées ». Le titre en dit bien long. Il n’en fallait pas moins pour aiguiser la curiosité du passionné d’édition que je suis. Une alléchante critique dans l’Express acheva ma motivation : je me retrouvais donc avec le précieux ouvrage de Jean-Yves Mollier, historien et spécialiste de l’histoire de l’édition française, entre les mains. Que nous apprend donc l’auteur ?


Hachette ou l’histoire familiale très française d’une entreprise née au 19e siècle tout d’abord. Sous la plume de l’auteur, la saga Hachette débutée par un beau mariage entre le capitalisme familial et les pouvoirs publics, reprend vie. Cette étape décisive permet à la Librairie Hachette de prospérer sous la monarchie de juillet, la IIe République puis le Second Empire. Jean-Yves Mollier n’oublie pas de saluer le talent et le sens aigu des affaires de son fondateur, Louis Hachette. Ce dernier a également pu compter sur la bienveillance de puissants protecteurs, tels que François Guizot et Victor Duruy qui se succédèrent au ministère de l’Education, afin de bâtir en vingt ans, un empire de l’édition scolaire.

La maison d’édition élargit ensuite son champ de compétences vers la littérature et la distribution de livres, jusqu’à susciter les critiques de concurrents, qui l’accusent alors détenir un monopole. Aux mains des fils et gendres du fondateur, la Librairie Hachette embrasse le XXe siècle sous le signe de la prospérité. Il n’a cependant pas échappé à Jean-Yves Mollier que la famille voit ses parts diluées, suite à des augmentations de capital nécessaires par l’hyper-inflation provoquée par la crise de 1929.

Pendant la seconde guerre mondiale, l’auteur évoque le rôle « ambigu » de l’entreprise, qui illustre alors les dissensions internes qui agitent l’entreprise : alors que certains responsables tels qu’Henri Filipacchi, rêvent d’étendre l’empire à toute l’Europe occupée à la faveur d’un partenariat avec les Allemands, d’autres à l’instar de René Schoeller, réfugiés en zone libre, se montrent beaucoup plus réservés vis-à-vis des projets hégémoniques de l’occupant.

Les actionnaires resteront suffisamment unis à la Libération pour manœuvrer de concert afin d’écarter le risque d’une nationalisation. Mais le ver de la discorde est dans le fuit et c’est le rachat d’Hachette par Lagardère en 1981 qui sauve l’entreprise du déclin. L’entreprise peut alors profiter d’années de prospérité sans égale, marquées par le rachat de nombreuses maisons d’édition françaises. En 2004, Hachette amorce sa stratégie d’internationalisation qui positionne l’entreprise comme un grand de l’édition mondiale : 60% de son chiffre d’affaires est désormais réalisé hors de France.

Cette chevauchée triomphale est racontée avec talent par Jean-Yves Mollier. Quel funeste évènement allait donc couper les ailes du géant, comme l’évoquait le titre de l’ouvrage ? Le suspense est alors à son comble et je trépignais de découvrir l’analyse de l’historien.

Hélas si la première partie a été brillamment menée par l’auteur, la seconde souffre de nombreuses approximations. En effet, Jean-Yves Mollier quitte ici la rigueur historique pour un tout autre exercice. Il se fait le partisan d’une thèse assez déroutante, celle annonçant la capitulation d’Hachette devant les GAFA, (Google, Amazon, Facebook), mués en véritables chevaliers de l’apocalypse selon l’auteur.  Alors que les succès se sont enchaînés pour Hachette depuis 1926, le temps était alors venu de rendre les armes.

Pourquoi un tel constat ? Pour sûr, l’auteur étayera sa thèse grâce à des éléments qui auraient échappé à notre vigilance, nous spectateurs embrumés dans le flot médiatique. Il n’en fait pourtant rien. Les notes, les chiffres, les citations si efficacement mis jusque-là au service du récit, manquent à l’appel. Nul doute que Jean-Yves Mollier aurait pu se tourner vers la presse américaine, qui a abondement commenté le conflit entre Hachette et Amazon afin de trouver quelques donnés éclairantes. Pourquoi ne l’a-t-il donc pas fait ?  Le lecteur assidu que je suis était pourtant bien décidé à suivre l’historien dans son analyse. Je me retrouvais ici bien circonspect.

Certes, le bras de fer entre la maison d’édition française et Amazon a été rude. Aurait-on seulement imaginé le contraire ? Les négociations avec de tels poids lourds sont évidemment rudes à l’heure actuelle,  Jean-Yves Mollier ne nous l’apprend guère. Le lecteur aurait davantage apprécié qu’il nous fournisse des indications chiffrées sur cette affaire.  Car jusqu’ici aucun élément tangible ne permet alors de déclarer le géant Hachette déchu de sa position.

Une interrogation (et non des moindres) demeure : pourquoi donc les GAFA s’échineraient-ils à dévorer Hachette de leur prédateur appétit? Il faut bien comprendre que dans le nouveau paysage de l’édition, les GAFA ont besoin de contenus afin d’alimenter leur activité. J’ai donc du mal à saisir l’enjeu de la mise au tapis d’Hachette. Dans ce cas, pourquoi Hachette serait-elle la seule maison visée, les concurrents ne manquent pas ! Force est de constater que la thèse de l’auteur s’enlise dans une succession de scénarii catastrophes, somme toute assez décousus : tantôt la menace viendrait de l’essor du marché numérique, tantôt de l’autoédition, à moins que ce ne soit des réseaux sociaux.

Ce qui pourrait passer pour une véritable « obsession digitale » portée tout au long de cette deuxième partie par Jean-Yves Mollier, plonge le lecteur dans une confusion certaine. Comment un expert de l’édition de la trempe de l’auteur peut-il porter une analyse aussi peu subtile sur les problématiques actuelles que rencontre le secteur ? Car face aux mutations majeures du secteur, la prudence est de mise. Et face à la prospective hasardeuse, les historiens sont souvent les premiers à mettre en garde.

Enfin, pourquoi se montrer aussi peu optimiste alors que les acteurs français de l’édition se retroussent les manches afin d’affirmer leur patrimoine et savoir-faire culturel (et le nôtre par là même) ? Les questions restent sans réponse alors que je terminais l’ouvrage. Du reste, je constatais que Jean-Yves Mollier a bien choisi de publier son récit grâce aux Editions de l’Atelier, et n’a pas succombé à la tentation de l’auto-édition sur une plateforme en ligne. La situation n’est donc peut-être pas aussi désespérée…


 

L'auteur

Sébastien Paire est spécialiste du secteur de l'édition. Il est, entre autres, l'auteur du blog "Marque Pages, l'édition en question "




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