Journal de l'économie

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Harmoniser le droit social en Europe pour préserver la compétitivité de nos entreprises

Le plaidoyer de Frédéric Sicard, Bâtonnier de Paris élu





Le 26 Octobre 2015, par La Rédaction

Le rapport Coubrexelles, présenté en septembre, a relancé les débats sur la refonte du droit du travail. Car les dysfonctionnements persistent. Nous avons rencontré Frédéric Sicard, spécialiste en droit du travail et Bâtonnier de Paris élu, qui en appelle à une harmonisation du Code du travail à l’échelle européenne pour préserver la compétitivité de nos entreprises


Hommes politiques de gauche comme de droite, experts et chefs d’entreprise dénoncent régulièrement la complexité voire l’illisibilité de notre code du travail. Et depuis quelques mois, les attaques se sont accélérées. Pourquoi est-il urgent de réformer selon vous?

Frédéric Sicard
Frédéric Sicard
Le travail est une priorité. En tant que source d’énergie et de valorisation sociale, c’est un élément essentiel de l’activité humaine. Cependant, bien que l’on cherche à le simplifier depuis de nombreuses années, notre code du travail s’épaissit. Les textes et même parfois les numéros ont ainsi été changés mais rien n’y fait, il continue de grossir pour atteindre aujourd’hui les 4 000 pages de lois, de règlements et de commentaires.

Alors que le droit du travail devrait être porteur de valeurs et impulser une bonne énergie, notre code actuel engendre tout à fait l’inverse. La réforme doit répondre à une question : comment garantir qu’une communauté travaille ensemble afin, d’une part, de faire vivre l’entreprise,  mais aussi de permettre aux salariés d’assurer leur emploi et d’être valorisés en société? Je pense que le problème n’est pas tant de décomplexer les salariés ou les entreprises que de retrouver le sens de la loi qui est de nous amener vers de plus belles valeurs et une société meilleure. Selon moi, on est en train de se disperser.
 

Le gouvernement est aujourd’hui à pied d’œuvre. Selon vous, quels écueils, la nouvelle réforme doit-elle éviter ?

Il y a à mon sens deux écueils à éviter. Si une réforme de cette ampleur ne peut remporter l’unanimité, elle doit malgré tout générer un minimum de consensus. La difficulté de la réforme tient à ce qu’il va falloir trancher tout en restant à l’écoute de la majorité. C’est donc un exercice politique pur. Ce que je redoute, c’est qu’il soit pris comme un exercice de techniciens. La raison d’être de cette nouvelle réforme est de définir une véritable stratégie pour l’emploi en France. Et selon moi, cette stratégie doit nécessairement être européenne. Il me semble logique que la France se coordonne avec les Etats membres dont elle est la plus proche afin d’apporter des réponses communes à des problèmes partagés.
 

Force est de constater que le monde du travail a profondément changé avec l’apparition d’Internet et des nouvelles technologies de communication et d’information. Aussi, réformer signifie prendre en compte les nouvelles formes de travail. Quelles sont-elles ?

Parler de nouvelles formes de travail dans ce cadre là fait immédiatement penser au télétravail. Bien que très encadré dans notre code du travail, le télétravail continue d’être l’objet de vigilance. Pourquoi ? Il est ainsi normal de prévoir un encadrement législatif lorsqu’une nouvelle pratique voit le jour, cependant, ce cadre ne doit pas être pensé avec défiance. La loi devrait au contraire encourager et porter cette nouvelle forme de travail pour une simple raison qui est que si l’encadrement français se révèle trop ferme, il suffira aux salariés de passer la frontière pour trouver plus de souplesse.

C’est pourquoi la France doit s’entendre avec ses principaux partenaires et adapter sa législation aux nouveaux besoins qu’amène cette forme nouvelle de travail. La vocation du droit du travail est ainsi de prendre en compte la réalité des évolutions actuelles et d’accepter l’existence de ces nouvelles formes de travail qui doivent être encadrées et non ignorées.
 

Le salarié se retrouverait actuellement perdu face à un corpus bien trop dense et indigeste qu’il ne saurait pas comment utiliser. Ce manque de clarté des textes cause-t-il d’après vous un abaissement de la protection salariale ?

C’est une critique à double tranchant. Le législateur a ainsi souvent tendance à trop vouloir aller dans le détail. La réponse est là, mais compte tenu de l’épaisseur du code, tout individu qui n’est pas spécialiste du sujet aura tendance à se décourager. Le problème n’est pas que le code est devenu tellement épais qu’il en est aujourd’hui imprécis. Au contraire ! Celui-ci est devenu tellement précis qu’on en a oublié qu’il doit également donner envie d’être lu... Il devient très difficile de garantir son efficacité. Une protection optimale du salarié induit que celle-ci soit intelligible et accessible par tous, ce qui n’est pas le cas actuellement. Ce qui en découle est que son degré d’application varie. Ainsi dans certaines entreprises, le code va être appliqué dans le détail quand ce ne sera pas toujours le cas dans d’autres où il y aurait en revanche besoin d’un cadre rigide pour prévenir d’éventuels abus...

Nous sommes sur la mauvaise voie. La loi existe afin de réguler la société mais aussi pour en être comprise. Ainsi, un texte incompris ne peut être appliqué correctement. Je m’oppose donc à l’idée de dire que simplifier le code impliquerait une diminution de la protection salariale. Notre société étant de plus en plus complexe, la loi le devient aussi. Cependant, complexité ne doit pas rimer avec illisibilité. Il faut trouver le juste équilibre afin de réguler cette complexité, tout en permettant à toutes et tous de comprendre le contenu des lois.  
 

Du côté de l’entreprise, une législation plus lisible permettrait selon vous de s’engager dans une compétition économique à armes égales. Qu’entendez-vous par là ?

Nous allons bientôt appliquer l’accord de libre échange entre le Canada et l’Europe. Ceci illustre en quelque sorte le problème car le Canada possède une législation fédérale alors que celle de l’Europe est « éclatée ». Lorsqu’une entreprise va chercher à investir dans un Etat membre plutôt qu’un autre, elle va calculer son intérêt en termes de coûts. Pour cela, elle va regarder les textes et 4 000 pages c’est relativement indigeste... Entre les états membres il n’y a pas tant de variation de coûts mais ce qui handicape la France à ce niveau là, c’est sa législation. Les lois françaises sont difficilement intelligibles et donc quasiment inapplicables à l’extérieur par d’autres juristes que des juristes français. C’est un vrai handicap !
 

Vous en appelez à une harmonisation à l’échelle européenne. Comment vous proposez vous de synchroniser les spécificités juridiques et économiques de chacun pour créer un droit social harmonisé ?

Une harmonisation européenne signifie pour moi que le social doit être notre véritable priorité. Le droit social c’est faire que l’homme se sente mieux dans son environnement de travail et qu’il évolue au sein d’une communauté qui lui permet de valoriser son rôle social. Le social doit être notre priorité car c’est la valeur essentielle que portent traditionnellement les vieux pays européens comme la France. Il faut donc tout d’abord s’accorder sur cet objectif au niveau européen. Comment en est-on arrivé au sein de l’Union à ne pas vouloir harmoniser un droit social européen ?  

La zone européenne devrait à la fois synchroniser le droit des affaires, le droit fiscal et le droit social tout en faisant du social l’objectif absolu.  Travailler à cet objectif qui doit devenir commun doit bien entendu se faire dans la négociation. L’art du compromis doit être de mise : lorsque sur certaines thématiques il faudra faire preuve de souplesse il ne faudra pas hésiter à être fermes sur d’autres. A titre d’exemple, on pourrait imaginer faire preuve de souplesse sur la question des seuils d’effectifs, car le retard que nous avons pris dans la représentation du personnel peut à mon sens tout à fait se satisfaire d’une élévation des seuils. Cela ne changera pas fondamentalement la question de la représentation. Cependant, cela n’empêchera pas par ailleurs de se montrer plus strict sur des questions comme la mise en place de minima. Autant de sujets qui doivent être pensés ensemble et ce n’est pas normal que ce ne soit pas déjà un objectif commun à tous les états européens.
 

Vous suggérez également de mettre en place un droit hybride mêlant « soft law » et « hard law ». Quelles en seraient les mesures concrètes ?

Qu’entend-on par « hard » et « soft law » ? La « hard law » fait référence à des principes sur lesquels on ne peut transiger. Certaines applications à l’échelle de l’Europe doivent se décliner au sein des différentes branches françaises afin d’éviter une rupture de la concurrence entre les entreprises. Certaines de ces déclinaisons devraient s’opérer au niveau même des entreprises car ce sont des règles qui doivent susciter une adhésion commune des salariés et des entreprises concernés. L’adhésion est bien plus efficace que la sanction si on veut que ces règles soient appliquées.

C’est là qu’entre en scène la « soft law ». Il faut trouver une alternative hybride mêlant les deux concepts. Cela peut par exemple prendre la forme d’un modèle d’horaire variable. Plus de souplesse peut parfois être source d’une plus grande efficacité mais ces décisions doivent se prendre avec l’ensemble des salariés. Certaines règles sont si importantes qu’elles doivent ainsi susciter le consensus et le meilleur moyen de l’emporter est d’opérer une adhésion par le bas plutôt que de privilégier l’imposition verticale des décisions.

L’environnement social, économique, culturel et humain change la donne d’une situation à l’autre et c’est pour cela qu’un droit hybride alliant fermeté et souplesse me semble être le modèle le plus adapté à la réalité du travail en entreprise.  
 

Comme vous, Robert Badinter, qui publiait en juin dernier son ouvrage « Le travail et la loi » déclare qu’une simplification du code du travail est nécessaire. Une réécriture de forme est elle suffisante ou des changements de fond doivent il également être envisagés selon vous?

Je ne peux qu’approuver cette proposition, étant celle d’un grand ministre et d’un de nos grands professeurs du Droit du travail qui ne peuvent être soupçonnés de vouloir nuire aux intérêts des salariés. Ils ne préconisent pas de réduire la protection sociale des salariés, mais d’améliorer la lisibilité du code pour en permettre une meilleure application et susciter l’adhésion de chacun à ses principes. Qu’il s’agisse de 50, 40 ou 60 principes, le nombre n’est pas tant la question … La question qu’il faut se poser est de savoir quelles conditions de travail voulons-nous offrir ? Poursuivons-nous toujours l’objectif de mettre le plus grand nombre au travail ? La réalité a un coût et ce n’est pas une abomination que d’expliquer qu’un employeur évalue le profit qu’il va tirer de l’embauche d’un salarié. Sans cela, il ne pourrait s’inscrire dans la pérennité. Seulement, on ne peut pas dire que l’économie suffise en soi. Le droit du travail est un ensemble de valeurs économiques, sociales et morales et son but absolu est de pérenniser l’emploi.

Penser au simple niveau hexagonal est révolu maintenant que les frontières économiques n’existent plus. Il est nécessaire d’insuffler dans l’ambition européenne le sens des valeurs et celle du droit du travail pour porter une stratégie de l’emploi cohérente et adéquate à la situation. Le rôle de la France est dès lors de porter cette idée que la construction du XXIème siècle va au-delà des frontière et doit être fondée sur des valeurs économiques, financières et surtout sociales communes.

Ce débat semble des plus importants à l’approche de la campagne présidentielle, mais il l’est d’autant plus que de grandes décisions économiques vont être prises, impactant le continent européen et entrainant nécessairement des déclinaisons en France. C’est pourquoi il ne faut pas tarder à réagir et commencer à se demander comment, à la place de ces 4000 pages, peut-on écrire quelque chose de plus enthousiasmant et d’encore plus puissant.
 

Frédéric Sicard, avocat depuis 1985, spécialisé en droit social, est corédacteur du précis Lamy « L’Avocat ». Il a été membre de la Commission Nationale des Professions Libérales, du Conseil de l’Ordre du barreau de Paris et du Conseil National des Barreaux. Associé du cabinet La Garanderie. Le 25 juin 2015, il a été élu par la profession Bâtonnier de Paris pour la mandature 2016-2017 avec sa colistière Dominique Attias.

 




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