Christophe Mianné, Société Générale : « Le recours aux marchés financiers va devenir la norme pour toutes les entreprises. À nous de les y aider »




Le 24 Juillet 2014, par La Rédaction

Les disputes quant au rôle et au bienfondé des activités de marché des banques n'en finissent plus d'animer le landerneau politique. Dans un océan d'idées préconçues, le JDE a souhaité contribuer à rééquilibrer le débat en interrogeant un acteur des activités de marché, afin qu'il nous livre sa propre analyse du débat. Il s'agit en effet d'un métier complexe, dont les enjeux sont liés au financement de l'économie. Ils méritent donc un traitement pragmatique et dépassionné. Christophe Mianné, Directeur Délégué Banque de Financement et d'Investissement, Banque Privée, Gestion d'actifs et Métier Titres à la Société Générale, a accepté de se prêter pour nous à l'exercice.


On reproche souvent à la finance d’être déconnectée des réalités économiques, d’avoir perdu le sens de la mesure. Les activités de marché ont-elles encore un rôle d’intermédiation au sein de l’économie réelle ?

Bien sur ! Plus que jamais. Toutefois la manière dont cette intermédiation se met en œuvre est en train d’évoluer profondément. Les institutions bancaires sont un carrefour entre entreprises et investisseurs. Elles permettent aux besoins des uns et des autres de se rencontrer. Les entreprises ont en permanence besoin de trouver des investisseurs. Mais une large majorité ne sait pas comment les trouver pour des raisons diverses : soit elles sont de taille trop petite, soit les investisseurs ne se trouvent pas en France…Le rôle « d’intermédiaire » de la finance est donc fondamental, d’autant plus qu’entreprises et investisseurs ne veulent pas forcément la même chose, compte tenu des rapports complexes entre offre et demande : les investisseurs peuvent par exemple souhaiter un investissement sur 5 ans là où l’entrepreneur demande dix ans. L’entrepreneur peut aussi vouloir financer un développement bien supérieur à ce que le marché permet… Dans ces cas, les banques assurent un rôle de « lissage » des contraintes de part et d’autre ; elles comblent l’espace qui sépare offres et demandes. Elles peuvent être amenées par exemple à engager leur propre capital dans l’opération.
 
Au-delà de la rencontre entre entreprises et investisseurs, le premier rôle des banques et des institutions des marchés financiers est d’être un interlocuteur de référence sur les questions de financement : comment émettre de la dette, des actions, faire évoluer le capital… Nous avons une mission de conseil auprès des entreprises sur les modes de financement qui seront les plus adaptés à chaque cas.

L’autre grief fréquemment formulé à l’encontre de la finance et du secteur bancaire en général, c’est qu’ils ne jouent plus vraiment leur rôle de financement des entreprises. Ces détracteurs sont-ils des Cassandre ?

Christophe Mianné, Société Générale
L’une des conséquence des nouvelles réglementations bancaires, Bâle 3 notamment, a été de faire du capital et de la liquidité des ressources rares pour les banques, limitant ainsi le recours des banques à leur bilan pour financer l’économie. A l’instar de ce qui se passe depuis longtemps aux Etats-Unis, où les entreprises se financent essentiellement via les marchés, les entreprises européennes vont devoir de plus en plus faire appel aux marchés, une tendance que nous accompagnons grâce à notre expertise et à notre connaissance du marché obligataire et des financements plus structurés, comme les financements de projet.
 
La question qui se pose aujourd’hui est la capacité des banques européennes, dans cet environnement contraint, à faire face à la compétition issue des banques Anglo-Saxonnes. Or l’Europe a besoin de leaders Européens, car nous connaissons, et nous l’avons vu ces dernières années, la possibilité que les banques étrangères se replient sur leurs marchés domestiques en cas de secousse de marché.  De plus en plus de dirigeants de grandes entreprises nous font part de leurs craintes concernant la chute de l’activité des banques européennes sur les marchés financiers, et les conséquences sur le financement des entreprises. Cette tendance, si elle se poursuit, pourrait être un frein supplémentaire à l’investissement en France, et pourrait induire le risque que l’accès aux marchés et donc aux financements, quitte l’Europe à la moindre difficulté.
 
Quoiqu’il en soit, le recours aux marchés financiers, pour toutes entreprises, grands groupes ou PME, cotées ou non, va devenir la norme. À nous de les y aider. On peut estimer que la répartition du financement se fera à l’avenir à 2/3 par les marchés et 1/3 par les banques, alors qu’aujourd’hui les banques ont tendance à financer elle-même beaucoup d’appels de fonds de la part des entreprises.

Est-ce que ces réformes donnent lieu à des débats internes aux banques concernant les évolutions en termes de métiers et de responsabilité des banques ?

Toutes ces questions relèvent en grande partie de la Banque de Financement et d’Investissement. Les équipes d’origination qui auparavant pouvaient autoriser des financements sur bilan proposent désormais aux entreprises de recourir aux marchés. Cela présente également des avantages pour les entreprises : là où auparavant il n’était possible de financer un projet que sur le bilan, il est désormais possible d’émettre ce que nous appelons des project-bonds. Un investisseur achète les flux financiers autour d’un projet, qu’il s’agisse de la construction d’une autoroute, d’un aéroport ou du développement d’une nouvelle molécule dans le secteur pharmaceutique. C’est une pratique qui nous vient d’Outre-Atlantique. Notre rôle est de former les émetteurs à ces nouvelles formes de financement, sachant que toutes les banques sont engagées dans la même logique.
 
Pour ce qui est des nouveaux métiers des banques, notre rôle d’intermédiaires nous amène par exemple à promouvoir auprès des investisseurs potentiels, les caractéristiques, opportunités et risques autour d’un projet porté par une entreprise. Nous avons également développé depuis des années  une expertise forte en matière de gestion du risque : risque de crédit, de change, de taux, de prix de matière première…

Compte tenu de l’historique récent des banques, les entreprises font-elles à nouveau confiance aux banques en matière de gestion des risques financiers ?

Il est devenu inenvisageable pour une entreprise qui réalise 1 à 2 % de marge sur son chiffre d’affaires de ne pas se couvrir contre les risques de taux de change surtout si elle vend aux Etats-Unis. Ce qui est évident lorsque l’on songe à une compagnie aérienne, très concernée par les fluctuations euros/dollars, l’est également pour des entreprises pétrolières par exemple. Certaines entreprises sont susceptibles de voir leur profitabilité affectée par défaut de couverture contre ce risque. Qu’il s’agisse d’une entreprise du secteur pétrolier, qui souhaite se couvrir à trois ans contre les risques de change ou d’une compagnie aérienne qui souhaite se couvrir à un an contre les risques d’envolée du prix des matières premières (kérosène), il faut un expert qui propose des solutions pour gérer ces risques. C’est un des fondements de notre activité sur les marchés.
 
En lien avec cette thématique de gestion du risque, les banques ont enfin un rôle de conseil en gestion de l’épargne des investisseurs. Il existe des outils financiers relativement simples qui permettent, par exemple, d’investir dans le secteur technologique américain sans risque par rapport au taux de change. Il est également possible d’investir dans les pays émergents sans risque de fluctuations de la devise locale. Toutes ces avancées et évolutions bancaires ont aussi l’avantage de reposer sur de nombreux emplois, du backoffice IT aux commissaires aux comptes. Raison de plus pour conserver les centres de décisions en France.

La loi de séparation et de régulation des activités bancaires a été motivée par ses artisans comme un moyen de protéger l’épargne des activités spéculatives, tandis que certains économistes la jugent inutile, voire contre-productive. Quel est votre point de vue à ce sujet ?

La première idée qui vient à l’esprit de nombre d’acteurs au sujet des banques est l’omniprésence des activités de spéculation. Or cette idée est maintenant fausse. Depuis 2008, le secteur a connu des changements fondamentaux dans les comportements des banques sur les marchés, notamment parce que la règlementation les y a obligée. Les banques doivent aujourd’hui prouver, activité par activité, qu’elles sont au service des clients et qu’il ne s’agit pas de revenus propres ; nous devons pouvoir justifier de nos marges et des prises de risques effectuées. Les banques ont également développé en interne des outils de contrôle comme les régulateurs, en plus des audits et des inspections qui passent systématiquement en revue les activités.
 
Il existe toutefois un paradoxe : les marchés apparaissent comme très risqués, alors qu’il n’est pas forcément moins risqué d’utiliser un milliards d’euros d’épargne pour prêter à une entreprise. La concentration des risques est ici très importante pour la banque, et il faut pouvoir la répartir entre plusieurs investisseurs. Pour cela, il faut avoir recours aux activités de marchés. La banque est un aiguilleur entre les différents acteurs sur ces marchés, et non un casino.

Les activités de marché sont souvent considérées comme plus profitables pour les banques que l’activité de prêt, « de terrain », en agences ? N’y-t-il pas un risque de voir les banques contourner leurs obligations légales pour revenir vers les activités spéculatives ?

Il y a une différence de chiffres d’affaires entre les acteurs bancaires, mais qui s’explique par la différence des business model. Les chiffres peuvent paraitre importants pour  les opérateurs de marchés toutefois, il ne faut pas oublier qu’ils ont derrière eux des vendeurs, des ingénieurs, des informaticiens, des personnes du backoffice et du contrôle… Pour réaliser ce chiffre d’affaires, il faut donc beaucoup de monde. Cependant au final on s’aperçoit que la répartition des revenus entre activités est très équilibrée. Société Générale compte maintenant trois activités : la banque de détail en France (Crédit du Nord, Boursorama et notre réseau France), la banque de détail internationale et la banque de Grande Clientèle et Solutions aux Investisseurs. La répartition en termes de chiffres d’affaire est d’environ un tiers par activité, fluctuant en fonction de l’activité et de la conjoncture. L’activité de marché représente ainsi 20 % du capital, mais moins de 40% du résultat. Le reste repose sur l’activité de détail. Ces rééquilibrages sont en partie dus à de nouvelles réglementations qui augmentent considérablement les capitaux nécessaires pour ce genre d’opérations : au global, nous avons été contraints de doubler notre capital. Sur les seules activités de marché, nous l’avons multiplié par trois.
 
C’est cet équilibre des activités qui fait la force du modèle de banque universelle de Société Générale, et sa capacité à offrir des services et solutions à chaque catégorie de client : particuliers, entreprises, investisseurs…
 
Le groupe Société Générale vise aujourd’hui un taux de rendement global qui se rapproche de celui de l’industrie autour de 10 %. Les activités de marchés,  ont un taux de rendement de 15 % environ  avec un profil de risques qui a beaucoup baissé. Les banques n’ont pas réussi à expliquer cette transition vers des activités moins risquées et des besoins en capital plus grands malheureusement.

Etant donné qu’il reste des acteurs spécifiques œuvrant presque exclusivement de manière spéculative sur les marchés financiers, les banques ne pâtissent-elles pas de la mise en parallèle avec ces acteurs ?

On peut en effet penser aux hedge funds ou à quelques banques aux activités nettement moins règlementées en termes de capital. La crise et les dispositions prises en conséquence de cette crise ont éliminé une partie de ces pratiques. Pour avoir une licence bancaire, il faut désormais disposer de fonds propres importants et se soumettre à un grand nombre de contrôles.
 
Il reste néanmoins quelques acteurs de la finance de l’ombre. Tant qu’ils limitent la prise de risques aux personnes qui ont investi dans ce fonds, ils respectent les règles du jeu. Mais en dehors de ça, la réglementation empêche désormais l’existence d’acteurs qui peuvent intervenir sur les marchés pour de grands investisseurs ou de grandes entreprises sans être dûment contrôlés.