Christophe Viellard, Les Hénokiens : « La famille, meilleur mode de transmission d’une entreprise »




Le 3 Septembre 2014, par La Rédaction

L'association des Hénokiens regroupent plusieurs dizaines de sociétés aux caractéristiques très particulières, proposant une autre vision de l'entreprise et des rapports entre l'homme et l'économie. Christophe Viellard, ancien président de l'association, revient pour le Journal de l'Economie sur les spécificités de cette association sans équivalent et sur sa conception hors norme de l'entreprise.


Pouvez-vous nous expliquer l’origine et la vocation des Hénokiens ?

Christophe Viellard
Comme un acquis jalousement transmis de génération en génération pendant des siècles, comme une écriture ou une langue, un grand nombre de métiers et de techniques fidèlement conservées sur un même territoire, par une même famille, auprès d’une même population, sont devenues des cultures d’entreprises qui appartiennent désormais au patrimoine de l’humanité. Ainsi, l’association :
- aide dans nos familles, les générations futures à faire connaître et à faire fructifier les patrimoines immatériels et vivants portés par nos entreprises.
- encourage toutes les autres jeunes entreprises familiales porteuses du même message.
- crédibilise et valorise les principes de gestion et l’image des entreprises familiales auprès des médias comme auprès des responsables économiques et politiques du monde.
                                                                       
Cette association a été créée à l’origine par trois sociétés au tout début des années 1980 : Marie Brizard, Mellerio dits Meller, célèbre joaillier parisien et Hugel, ancien et important viticulteur Alsacien de Riquewihr. La première société à nous rejoindre a été l’italien Beretta. L’association a connu depuis une croissance régulière du nombre de ses adhérents : d’environ 30 membres, lorsque j’ai pris la présidence en 2009, nous sommes aujourd’hui 44.

On dit parfois des Hénokiens qu’il est « le club le plus fermé du monde ». Les conditions d’éligibilité sont-elles à ce point drastiques ?

Les conditions d’éligibilité sont assez simples en réalité, mais il faut du temps pour y parvenir : les entreprises doivent avoir au moins 200 ans, être en bonne santé financière et toujours dépendantes de la famille d’origine qui lorsqu’elle n’est plus totalement propriétaire doit en détenir directement ou indirectement la majorité ou le contrôle. Les sociétés Hénokiennes ont généralement à leur tête un descendant du fondateur.

Ce critère des 200 ans (six à sept générations) est avant tout, pour l’association, une sécurité. Il est la preuve d’un attachement véritable d’une famille à son patrimoine. Il faut noter que ces « 200 ans » nous ramènent à l’époque révolutionnaire et à l’Empire. Historiquement, la Révolution Française a constitué un tournant majeur dans l’entrepreneuriat. Ce n’est qu’après 1789 que la bourgeoisie a pu s’intéresser à certains secteurs économiques et à certaines entreprises et les faire perdurer dans le temps. Cette évolution sociale, apport de la Révolution Française, a ensuite gagné toute l’Europe

Aussi incroyable que cela puisse paraître, la fondation de la plus ancienne entreprise du club des Hénokiens remonte à l'an 718 ! Comment expliquer qu’une auberge japonaise traverse ainsi les âges ?

Cela ne s’explique pas, c’est exceptionnel.  Par nature, un « ryokan » est plus porteur d’une culture millénaire qu’une autre entreprise. Il s’apparenterait plus à un « monastère ». Ce qui est extraordinaire c’est qu’il soit toujours resté la propriété d’une même famille ! A travers les siècles, les différents propriétaires n’ont pas transmis des machines, des process ou des stocks à leurs descendants, mais bien des « valeurs », ce qui correspond parfaitement à l’esprit de l’association des Hénokiens.

Le Japon, du fait d’une culture et d’une histoire multiséculaires, à l’instar de l’Italie ou de la France, sont des territoires particulièrement favorables aux entreprises répondant à nos critères. L’Italie et la France, pays latins et catholiques, manifestent culturellement une fidélité plus grande à la famille et à ses valeurs. Les pays anglo-saxons donnent moins d’importance à la nécessité de transmettre le « capital social familial » aux générations futures. Or les Hénokiens célèbrent avant tout l’union de la famille et de l’entreprise, raison pour laquelle la proportion de candidats issus de pays anglo-saxons est un peu plus faible.

Au-delà de caractéristiques purement capitalistiques, le modèle d’entreprise familiale que vous défendez repose également sur une dimension philosophique, morale et culturelle. Peut-on parler d’une vision paternaliste de l’entreprise, comme le laisse penser l’étymologie des « Hénokiens » ?

Le patriarche Hénoch, père de Mathusalem, arrière-grand-père de Noé, est monté au ciel sans passer par la mort. Ce nom n’a donc pas été choisi pour soutenir une image paternaliste ou patriarcale mais à une image d’éternité et de fidélité. La dimension essentielle de la grande majorité des familles et des entreprises hénokiennes, c’est la fidélité. Elle est dans le temps, la seule ou la principale différence entre les entreprises hénokiennes et les millions d’entreprises familiales.

En d’autres termes, une entreprise hénokienne, c’est une entreprise familiale ordinaire qui est restée fidèle pendant au moins 200 ans à des techniques particulières, des méthodes, un produit, une cause, un territoire, une population, un pays, une foi … un ensemble de valeurs culturelles et traditionnelles, gage de sa pérennité.

A l’instar de l’actuelle « Silicon Valley » californienne dans les industries de pointe, en France, plus particulièrement, dans des régions attachées à un patrimoine industriel ancien comme l’horlogerie ou le décolletage, par exemple, il existait un lien étroit entre les populations et les savoir-faire, qui facilitait l’éclosion de nombreuses sociétés innovantes. Ouvriers et patrons y partageaient la même vision du travail et la même culture de la novation. Plus qu’un village, c’était parfois toute une région qui vivait au rythme de savoir-faire multiséculaires transmis entre générations.

En France, la volonté de centralisation et d’uniformisation cartésienne républicaine relayée dans la formation de notre jeunesse par l’Education Nationale a beaucoup contribué à la perte de ces nobles valeurs novatrices locales et ancestrales.

Les Hénokiens considèrent l’entreprise familiale comme une « alternative aux multinationales ». Est-elle, selon vous, vecteur de sens dans la crise économique que traversent nos économies occidentales ? Si oui, comment l’expliquez-vous ?

Je n’aime pas le terme « multinational ». Il me fait trop penser aux entreprises « internationales » qui ont toutes disparues. Toutes les entreprises hénokiennes, de la plus petite à la plus grande, sont « globales » ou encore « mondiales ». Elles ont toutes réussi leur globalisation au cours des siècles, (parfois même sans bien s’en rendre compte…), par une hyper spécialisation, fruit de leur fidélité à un produit particulier.

Mais nous avons aussi un rôle politique de promotion de nos valeurs auprès de certaines instances dirigeantes. Les Hénokiens sont ainsi représentés à Bruxelles au sein de l’European Family Business (EFB), qui essaie de faire évoluer de façon harmonieuse les lois fiscales dans les différents pays de l’Union. Cette association représente plusieurs centaines de milliers d’entreprises familiales. Les Hénokiens européens ne sont qu’une grosse trentaine mais nous disposons malgré cela d’un siège permanent au sein de l’EFB. Malgré notre nombre réduit, l’image que nous portons au-devant du monde politique est très forte. Il véhicule le message que la famille est le meilleur mode de transmission des entreprises. Notre exemple a donc vocation à aider l’ensemble des entreprises familiales.

Le club des Hénokiens décerne chaque année le « prix Léonard de Vinci ». En quoi consiste-t-il ? L’édition 2014 sera-t-elle placée sous un signe particulier ?

Nous considérons que l’industrie a commencé avec Léonard de Vinci, ingénieur-technicien de génie qui donnait la priorité à l’expérience, base de la technologie sur laquelle se fonde la production.

Nous avons décidé de créer ce prix avec François Saint Bris, président de l’Association des Amis de Léonard de Vinci et du « Clos Lucé », dernière demeure de Léonard à Amboise. Il récompense une famille propriétaire et dirigeante d’une entreprise mondiale depuis au moins trois générations, pour sa capacité exceptionnelle à transmettre aux générations futures un ensemble de valeurs et de savoir-faire qui constituent un patrimoine intangible et vivant. La pérennité d’une société est dans sa créativité, ses dessins, ses produits, ses tours de main, etc. Celle d’une famille est dans sa tradition, sa foi, sa fidélité, son attachement à des valeurs humaines éternelles. Le prix Léonard de Vinci célèbre cette alliance de la famille et de l’entreprise, gage de longévité.

Ce prix a été décerné à l’entreprise Salvatore Ferragamo, de Florence, en 2011, à Otto Bock Healthcare, de Berlin, en 2012, et à Daher, de Marseille en 2013. L’année 2014 verra une entreprise japonaise être récompensée. Le résultat est encore secret, mais le prix sera remis par des personnalités de la famille de l’Empereur du Japon.

Vous êtes vous-même à la tête de Viellard Migeon & Compagnie, une entreprise dont l’origine remonte à 1679. Le groupe, présent à l’international, emploie aujourd’hui plus de 10.000 salariés. Comment expliquez-vous cette longévité et cette performance ?

Je ne suis que le président non exécutif de ce groupe qui contrôle avec deux autres familles voisines et amies, la famille Kohler et la famille Peugeot, la principale activité d’assemblage automobile et aéronautique dans laquelle nous sommes présents depuis toujours.

Les dirigeants familiaux de notre entreprise sont les héritiers responsables de la pérennité d’une aventure industrielle et financière, plusieurs fois centenaire, débutée à Lepuy Gy, au pied du Ballon d’Alsace, du temps de Mazarin, et qui se perpétue depuis 1796 à quelques kilomètres de là, dans le même département du Territoire de Belfort, dans les villages des Forges de Méziré, de Morvillars et de Grandvillars.

Viellard-Migeon et Cie, VMC, qui a débuté dans la forge et l’étirage du fil machine, a diversifié ses activités industrielles au cours des siècles et a su durant ces quarante dernières années, se transformer progressivement dans un holding financier qui s’est réinvesti, à des degrés divers, dans les activités d’origine. A côté de la gestion des propriétés immobilières et foncières locales, l’activité de « visserie-boulonnerie » débutée en 1827 dans la tréfilerie de Grandvillars, est aujourd’hui représentée par un total de participations directes et indirectes d’environ 23% dans le groupe LISI, spécialisé dans la fabrication de fixations pour l’automobile et l’aéronautique, coté à Paris, et qui emploie plus de 10 000 personnes dans le monde. L’activité de production d’hameçons, née en 1910, est représentée maintenant par une participation d’environ 35% dans le groupe « Rapala-VMC », coté à la bourse d’Helsinki, et qui emploie 3 000 personnes dans le monde. L’activité de production d’électrodes, créée en 1950, a donné naissance à « FSH Welding Group », filiale de VMC, employant environ 300 personnes et spécialisée dans la fabrication de consommables de soudure.

Notre longévité « hénokienne » s’explique avant tout par notre fidélité à toutes les techniques de transformation de notre produit d’origine - le fil machine -  à une population, à une région, à nos villages d’origine dans le Territoire de Belfort … et à une foi chrétienne comme à un ensemble de traditions novatrices toujours vivantes, dans la continuité de notre devise familiale, dictée par notre fondateur, qui est de « rester unis ». 

Y’a-t-il, en France, des freins au développement du capitalisme familial selon vous ?

En France, le pouvoir politique ne respecte pas l’entreprise. Entre « cartésianisme » et « volonté centralisatrice », la France a perdu ses cultures locales comme sa culture d’entreprise. La représentation du monde économique dans les instances politiques nationales et régionales et au Parlement, est devenue quasiment inexistante. Ce n’est malheureusement pas nouveau. L’immense majorité des hommes politiques, des fonctionnaires et des médias, ont une bien pauvre culture industrielle.

La formation du personnel confiée à une « Education Nationale » très chère et particulièrement incompétente dans ces domaines, le respect des valeurs régionales, l’apprentissage qui a été sabordé, le temps de travail, le coût du travail et la fiscalité comptent, à mon avis, parmi les principaux freins au développement économique et industriel de la France.

A la différence de l’Allemagne ou de l’Angleterre, nous avons depuis la seconde guerre mondiale progressivement tué notre culture industrielle et entrepreneuriale. Pour tenter de s’en sortir, de nombreux entrepreneurs ont dû transférer leurs activités dans des pays à bas coût de main d’œuvre. Les avantages financiers attendus se sont malheureusement payés par l’abandon de savoir-faire ancrés depuis des siècles dans des cultures industrielles locales autrefois pérennisées dans des écoles d’apprentissage d’entreprise qu’elles ont été forcées d’abandonner. A l’inverse, les sociétés membres des Hénokiens portent un message de fidélité dans la durée. Plus que toutes les autres, elles inscrivent le travail de l’homme dans la durée, avec respect et avec amour.

Après des siècles d'existence, les sociétés membres de notre association "les Hénokiens" sont la preuve toujours vivante que la famille est le meilleur mode de transmission possible d'une culture, d'un savoir, d'une ambition généreuse, d'un attachement fidèle à la terre de ses ancêtres et à ses habitants. Depuis des siècles, ces entreprises modernes qui font partie de notre histoire, sont tournées vers l'avenir et cette capacité unique et fascinante est aussi un secret familial, une culture profonde et respectable. Elles sont ainsi devenues la mémoire vivante de métiers millénaires et de patrimoines industriels d'une grande richesse qu'elles défendent dans l'intérêt général comme dans celui de toutes les sociétés familiales du monde !
 
 
 


Christophe Viellard
En plus de ses fonctions actuelles de Président du Conseil d'Administration de Viellard Migeon et Cie, Christophe Viellard a été président de l’association des Hénokiens de 2009 à 2013*.

*Willem Van Eeghen (Van Eeghen Group à Amsterdam) remplace désormais M. Viellard à ce poste depuis le 1er janvier 2014