Influentia: voyage au coeur de la fabrique de l'opinion




Le 31 Mars 2016, par La Rédaction

Un an à peine après la sortie de sa première édition et fort d'un succès de librairie inattendu, l'ouvrage "Influentia" revient avec une seconde édition. Celle-ci est notamment augmentée de nouveaux entretiens qui viennent compléter la liste déjà bien fournie des experts internationaux - gourous de la communication et éminents philosophes, notamment - qui ont décortiqué le concept d'influence, sous la direction avisée de Ludovic François et de Romain Zerbib. De quoi poursuivre avec eux, en attendant une troisième édition, un passionnant voyage au coeur de la "fabrique de l'opinion".


Vous venez de publier la deuxième édition de "Influentia". Quelle est la nouveauté majeure par rapport à la première édition ?

Influentia
La première édition s’est écoulée à notre immense surprise en quelques mois seulement. Nous avons en conséquence engagé un second tirage incluant de passionnants entretiens avec Alain Bauer, Alain Minc et Roger Cukierman. Les trois experts viennent ainsi compléter le point de vue d’Henry MINTZBERG, Joseph NYE ou encore Noam CHOMSKY ainsi que de nombreuses autres sommités internationales sur le sujet. L’ouvrage compte en outre la contribution de 22 co-auteurs spécialistes en stratégie d’influence.

Qu’est-ce qu’une stratégie d’influence ?

Nous la définissons comme « une allocation de ressources informationnelles et une mobilisation de vecteurs visant à orienter les attitudes et comportements d’individus ou de publics en agissant sur leur perception ». La finalité étant d’atteindre les objectifs fixés dans les meilleures conditions financières, temporelles et politiques. Une telle stratégie  repose principalement sur deux leviers clefs que sont les relations publiques et le lobbying.

Quelle est la différence entre le lobbying et les relations publiques ? Peut-être pourriez-vous commencer par nous présenter les relations publiques ?

Ludovic François (à gauche) et Romain Zerbib (à droite)
Les relations publiques peuvent schématiquement être définies comme une discipline ayant vocation à orienter l’attitude et/ou le comportement des publics dont dépend une organisation pour exercer son activité, atteindre ses objectifs. L’industrie des relations publiques est née au début du XXème siècle sous l’impulsion notamment d’Edward Louis Bernays - neveu de Freud - à un moment où l’émancipation du public imposait aux entreprises de prendre en considération l’intérêt général dans la gestion de leurs affaires courantes. Il convient de noter qu’Edward Louis Bernays, à l’instar de Walter Lippman ou encore Ivy Lee, appréhendaient avec beaucoup d’inquiétude le pouvoir de nuisance que conférait désormais au public le système démocratique. 
 
Il suggéra en conséquence, non sans cynisme, d’appliquer les préceptes de la psychanalyse à l’art de la communication. Le but étant de court-cuiter l’esprit critique du public en transitant directement via le subconscient des foules. Edward Louis Bernays était en effet animé par la conviction, inspirée et renforcée par les travaux de Sigmund Freud et de Gustave Le Bon, qu’une foule ne constituait pas une addition de psychologies individuelles mais une entité à part répondant à une grammaire propre, faite de pulsions primaires qui, une fois déchiffrée, permettait de gouverner les « masses » sans même qu’elles en aient conscience…
 
Résultat, alors que la doxa publicitaire commandait de répéter plusieurs fois le même message en se focalisant uniquement sur les qualités intrinsèques du produit (acheter ce savon, acheter ce savon, il lave bien et sent bon), Edward Louis Bernays suggéra de ne pas communiquer directement sur le produit mais de l’assimiler à un sentiment que le public ne pourrait manquer de désirer. Le tout par le biais de vecteurs en apparence neutres qui bénéficient en outre d’une autorité significative sur la cible visée. Les relations publiques étaient nées.

Auriez-vous des exemples concrets d’application ?

Oui, bien entendu. Il instrumentalisa par exemple, au profit d’un fabricant de pianos, de notables architectes de sorte qu’ils établissent l’idée selon laquelle posséder un piano était chic et tendance, que toute bonne famille américaine se devait au fond d’avoir un piano dans son salon... L’impact fut redoutable.
 
Idem lorsqu’il échafauda, au profit de l’industrie porcine, la légende selon laquelle les œufs au bacon étaient une forme typiquement américaine de petit déjeuner copieux recommandé par d’honorables médecins.
 
Il inspira en outre, pour le compte de Procter & Gamble, le concours de sculptures sur savon dans les écoles américaines sous couvert de promotion de « la culture des impulsions esthétiques des jeunes générations ». Les ventes de savons explosèrent !
 
Il fut enfin celui qui, au profit d’American Tabbaco, brisa le tabou qui défendait aux femmes de fumer au début du XXème siècle. Présumant que cet acte revêtait un symbole phallique de domination masculine, il s’échina à confondre la cigarette - qu’il rebaptisa « torche de la liberté » - avec les principes d’émancipation féminine, de liberté et de démocratie. Là encore le succès fut incontestable, les femmes, comme par enchantement, se mirent à fumer…
 
Nous pourrions continuer longtemps car les exemples abondent. Toujours est-il qu’Edward Louis Bernays fut l’ingénieur de cette approche oblique qui, aujourd’hui encore, distingue les relations publiques de la publicité classique. Les individus n’ont en effet aucunement conscience qu’ils sont ici la cible d’une campagne. Ils se retrouvent en conséquence moins critiques, plus réceptifs, et par conséquent plus à même de produire le comportement attendu. Et, force est de constater que depuis cette stratégie novatrice, la grammaire des relations publiques n’a guère évolué. 

Quelle est la différence avec le lobbying ?

 Il ne s’agit pas exactement de la même chose, là où les RP s’appliquent à orienter l’attitude et le comportement du public, le lobbying a pour principal objet de domestiquer les processus décisionnels publics - entendez par là, ayant vocation à servir l’intérêt commun - en fonction d’intérêts particuliers.
 
Le lobbying est généralement pratiqué par des groupes de pression, c’est-à-dire, un ensemble d’individus plus ou moins bien organisés qui défendent des intérêts particuliers. Un groupe de pression a pour principal objet de faciliter ou empêcher un changement politique qu’il juge favorable ou défavorable à ses intérêts.
 
La NRA a par exemple obtenu de l’Etat d’Iowa qu’il puisse délivrer une autorisation de port d’arme aux personnes aveugles arguant du fait qu’il eut été illégal de nier un tel droit au motif d’un handicap physique, un éventuel démantèlement du port d’arme ne s’en trouvera en conséquence que plus laborieux encore pour les autorités désireuses de mettre un terme à la libre circulation…

Jugez-vous que le lobbying constitue un risque pour la démocratie ?

Un lobbie peut jouer un rôle constructif dans le fonctionnement de la cité. Les français, animés par une vision rousseauiste de la démocratie, considèrent traditionnellement le lobbying comme un dévoiement des valeurs institutionnelles. Il existe cependant une vision alternative, notamment anglo-saxonne, qui juge anti-démocratique de condamner toute forme d’intervention dans la chaîne d’inspiration, d’élaboration et d’application des lois. Les américains estiment, sur la base de la doctrine des checks and balances, que l’entrepreneuriat politique est essentiel à la bonne santé démocratique. Il apparaît en outre légitime que les industries épaulent les décideurs publics dans la définition de lois techniques qui auront, peu ou prou, un effet sur la compétitivité et par extension sur le niveau de chômage et in fine la puissance diplomatique du pays en question. Là où le bât blesse, c’est lorsqu’une problématique à l’instar de la régulation des gaz à effet de serre par exemple met en prise des fonctionnaires avec des firmes au chiffres d’affaires dépassant le PIB de moult nations. Ici, l’intérêt général apparaît à priori menacé, toutefois, l’issue dépendra aussi de la stratégie de lobbying dépliée par les lobbies  opposés aux exigences des industries polluantes (ONG, partis…).

Influentia est devenue une véritable référence en matière de stratégie d’influence. Comment expliquez-vous un tel phénomène ?

Comment les institutions, les entreprises, les partis politiques orientent les opinions, les attitudes, comment forgent-ils des consensus ? La question est cruciale et attise naturellement la curiosité du plus grand nombre, des étudiants aux cadres dirigeants. Malheureusement, la thématique est aujourd’hui dominée par d’obscurs complotistes aux théories farfelues. Il y a en conséquence, comme en témoigne notamment l’écoulement de la première édition, un profond besoin de décryptages rigoureux sur le sujet. La réalité est bien entendu moins binaire que celle suggérée par les marchands de complots qui rêvent de manière candide à une cabine de pilotage unique et parfaitement coordonnée, alors même que nous traversons une période en manque de leviers pour gouverner les problématiques mondiales. Les marchés sont à l’image d’une vaste arène où se télescopent nombre de stratégies porteuses d’intérêts contradictoires qui finissent par produire un équilibre précaire… à consolider : et c’est tout l’enjeu d’une stratégie d’influence. Orienter les normes, les valeurs et les croyances qui gouvernent le marché, voici au fond le but ultime d’une stratégie d’influence.


Pour aller plus loin : INFLUENTIA, la référence des stratégies d’influence, deuxième édition, FRANCOIS, L., ZERBIB, R., 2016, éditions Lavauzelle