Jean-François Barbet : « Une vraie éthique se développe autour de la maîtrise des risques »




Le 9 Mai 2014, par La Rédaction

Diplômé de l’École centrale de Paris, Jean-François BARBET s’y est d’abord spécialisé en ’ingénierie thermique. Ayant débuté sa carrière dans le domaine de la sureté nucléaire à EDF, il a poursuivi son itinéraire professionnel en fondant l’entreprise Sector. Nous l’avons interrogé sur son cœur de métier, la « maîtrise des risques ». Pour lui, qui se trouve désormais à la tête d’une activité enregistrant 10 millions d’euros de chiffre d’affaires et rassemblant quelque 100 ingénieurs, ce savoir-faire n’est plus l’apanage des professions actuarielles. Explications.


Votre entreprise se présente comme une spécialiste de la « maîtrise des risques ». C’est une formule que l’on retrouve dans de nombreux métiers. Quelle en est votre définition ?


Jean-François Barbet : La maîtrise du risque recouvre deux dimensions : l’identification et sa prise en charge. L’identification consiste à prendre conscience du risque et à le caractériser. Une fois que son intensité a été déterminée, reste à savoir qu’en faire. Si le risque est maîtrisé, maintenu dans des proportions suffisamment faibles pour être inoffensif, on peut accepter de composer avec. Dans le cas inverse, il faut faire en sorte de le ramener à un niveau acceptable.
 
Par ailleurs, la notion de risque est souvent associée à l’idée de danger. Mais il ne faut pas perdre de vue que le risque n’est pas forcément sécuritaire. C’est la raison pour laquelle je préfère parler d’évènements redoutés, à plus forte raison lorsque l’on se trouve dans un contexte entrepreneurial. Dans ce cas, le risque peut être sécuritaire, financier, légal, logistique et de bien d’autres natures encore. Il faut bien garder à l’esprit que dès lors que l’on se projette dans un système dit complexe – c’est-à-dire un produit de l’ingénierie incorporant de nombreux paramètres de natures différentes et interagissant entre eux – il existe des chances pour que des choses que l’on ne souhaite pas voir se produire se produisent malgré tout.

Qui dit « maîtrise du risque » dit « prévention ». Mais, dans la pratique, l’idée de prévention recouvre-t-elle partout la même réalité qu’en France ?

Je dirais oui. La façon dont cette problématique est traitée est la même à peu près partout dans le monde. J’ai moi-même commencé ma carrière en appliquant au secteur du nucléaire militaire et civil ainsi qu’à l’aéronautique, des méthodes développées aux États Unis. Puis ces démarches se sont diffusées dans le monde, moyennant une adaptation aux standards culturels et aux organisations .

Peut-on dresser une typologie des risques au sujet desquels Sector est amené à travailler ?

Le travail de Sector est d’assister ses clients dans la maîtrise des risques liés à l’exploitation de ces systèmes complexes – ce peut être une usine, ou un véhicule par exemple – dès lors que les clients estiment ne plus pouvoir complètement les maîtriser seuls. Cela peut être parce qu’ils l’ignorent complètement, car leur expérience ne suffit pas à leur permettre de l’identifier, ou parce que le sujet est trop complexe pour qu’ils puissent s’en saisir et le comprendre seuls.
 
Nous travaillons majoritairement sur des problématiques de risques sécuritaires, car ils répondent à des craintes de clients vis-à-vis de fournisseurs, ou d’autorités. Mais nous recevons de plus en plus de dossiers liés à des risques de nature économique, comme la disponibilité de ressources, la productivité d’équipements et d’installations industrielles. Viennent enfin les risques organisationnels qui, particulièrement sur les gros projets, peuvent empêcher la conduite normale des activités et la réalisation des performances techniques dans les coûts et les délais demandés. C’est à mon sens les trois grandes catégories de risques auxquels les entreprises sont confrontées aujourd’hui, mais ce n’est bien sûr pas la seule façon de les classer.
 
On peut également les catégoriser par secteurs d’activités. On trouve ainsi les risques liés à l’énergie nucléaire, mais pas seulement, car la plupart des énergies présentent des risques importants sur le plan industriel. Viennent ensuite les transports, exception faite des transports aériens que je classerais dans une troisième catégorie sectorielle, celle de l’aéronautique civile, militaire et spatiale. Ces risques-ci présentent des caractéristiques vraiment particulière par rapport au transport terrestre. Mais à nouveau, cette catégorisation s’inspire largement du portefeuille d’activités de Sector et pourrait certainement être complétée, en y ajoutant par exemple du secteur de la santé.

En quoi les problématiques de risque rencontrées par vos clients en France diffèrent-elles de celles rencontrées à l’étranger ?

Dans les pays développés, ces différences sont vraiment négligeables quand elles ne sont pas simplement inexistantes. Dans les pays en développement, elles sont de moins en moins fortes, car les clients veulent avoir un contrôle équivalent de leurs risques, quelle que soit leur zone d’activité. Ils se plient donc volontiers à des contraintes exigeantes, même lorsqu’ils exercent dans des pays qui ne le requièrent pas d’eux mêmes. Une vraie éthique se développe autour de la maîtrise des risques. Les grands donneurs d’ordres, les grands industriels devancent les exigences même sur les territoires où les autorités de tutelles, les référentiels réglementaires et normatifs peuvent être moins drastiques que chez nous.

Vos clients proviennent des secteurs variés, allant du secteur des loisirs jusqu’à celui de l’industrie spatiale. Quelle méthodologie utilisez-vous pour traiter les risques propres à des secteurs aussi divers ?

La diversité des secteurs abordés nous impose tout d’abord de travailler en étroite relation avec le client. Nos ingénieurs ont la culture scientifique et technique nécessaire pour comprendre les enjeux des secteurs dans lesquels nous les envoyons travailler. Mais ils opèrent toujours en binôme avec un interlocuteur technique qui représente le client et leur explique les subtilités techniques de son métier. C’est un premier point méthodologique nécessaire à une bonne compréhension des enjeux.
 
Nos clients sont de plus systématiquement des concepteurs ou des exploitants de systèmes complexes. Ils mobilisent toute leur énergie à les faire fonctionner correctement. Notre métier consiste dès lors à « penser à l’envers » et envisager ce qui se passerait si quelque chose dans le système dysfonctionnait. Nous réalisons pour cela un diagnostic selon une grille d’analyse que nous revisitons pour chaque dossier.
 
Nous procédons de manière ad hoc pour tous nos clients. Ce qui ne veut pour autant pas dire que nous ne réutilisons pas les enseignements et l’expérience tirés de précédents dossiers pour mieux appréhender les nouvelles situations. La prise en compte du retour d’expérience est d’ailleurs une étape incontournable de nos méthodes de travail.
 
À l’issue de ces différents processus, nous sommes en mesure de proposer ce que les anglo-saxons appellent un safety concept ; une identification et une caractérisation précises des risques assorties des recommandations idoines pour en assurer la maîtrise. Il faut aussi garder à l’esprit que Sector n’est pas un fournisseur de solutions techniques. Nous accompagnons seulement les dirigeants dans la prise en compte des différents risques associés à leur métier et à la prise de décisions adaptées et optimisées. Ce faisant nous leur transmettons une forme de culture. Une culture de la sécurité et de la gestion de risques à proprement parler, qui n’a rien d’évident pour le décideur dont l’instinct normal lui dicte plutôt de chercher à aller droit au but.

Sur quelles compétences et quels types de profils vous appuyez-vous pour comprendre les problématiques de vos clients ?

Nos effectifs sont, dans leur majorité, composés d’ingénieurs. Lorsque nous travaillons sur des problématiques organisationnelles, nous nous appuyons plutôt sur des managers de projet de haut niveau. Mais notre cœur de compétence est l’ingénierie, et le profil type de nos collaborateurs incorpore trois critères.
 
Nous exigeons tout d’abord d’eux qu’ils aient une compétence distinctive au sein d’au moins un des métiers de l’ingénierie. De cette façon, si nous travaillons avec un client dont le cœur de métier se trouve être la mécanique, on mobilisera un ingénieur mécanicien. Si le système comporte beaucoup de contrôle commande et de l’électronique, on lui associera un ingénieur électronicien. Et pourquoi pas même un ingénieur informaticien si la complexité de la partie software du système le requiert.
 
Deuxièmement, on leur demande de « parler la langue du client ». Quand vous travaillez dans l’automobile par exemple, il y a un vocabulaire que partagent les grands constructeurs, les équipementiers, il y a des normes à maîtriser. Nos ingénieurs doivent avoir cette connaissance pour pouvoir construire une relation efficace avec nos clients et bien comprendre leurs besoins.
 
Troisièmement, nos ingénieurs utilisent notre méthodologie. C’est pour nous la garantie que le diagnostic présenté au client sera fiable. C’est la troisième compétence qu’on leur demande. Mais ils l’acquièrent bien souvent en interne, car les ingénieurs formés à la maîtrise des risques se font encore rares.

Hormis quelques niches, comme la finance où l’assurance, il n’existe justement pas véritablement de formation à la gestion du risque à proprement parler. Les capacités de décision des cadres et dirigeants d’entreprises françaises en pâtissent-elles selon vous ?

Il commence à y avoir des formations spécialisées. La plupart de nos grands comptes sont également dotés de directions spécialisées tout à fait compétentes sur ces sujets. Elles nous facilitent d’ailleurs bien plus la vie qu’il y a 20 ans, car elles sont en mesure d’expliquer en  leur sein la mission qu’elles nous confient et ses enjeux, quand nous n’intervenions que sur prescription il n’y pas si longtemps. Ce qui est vrai avec les grands comptes l’est toutefois moins à mesure que l’on descend le long de la chaîne d’achats et de sous-traitance. Il y a un effort d’explication à effectuer dès lors que l’on travaille avec des entreprises plus petites, mais qui doivent malgré tout intégrer une démarche de maîtrise des risques parce que c’est dans leur cahier des charges. Or cela concerne bien sûr une majorité d’entreprises. Il y a donc encore beaucoup à faire, mais sensibiliser les dirigeants d’entreprises fait partie de notre métier et les choses évoluent globalement positivement.