La collection Chih Lo Lou au musée Cernuschi. Une réunion exceptionnelle de chefs-d’œuvre des dynasties Ming et Qing exposés pour la première fois en Europe




Le 2 Mars 2022, par Christine de Langle

Musée des arts asiatiques de la Ville de Paris, le musée Cernuschi accueille pour quelques jours encore plus d’une centaine de peintures et calligraphies réunies par M. Ho lu-kwong (1907-2006) qui les a offertes au musée d’art de Hong Kong. Cette dernière grande collection en mains privées de la fin du XXe siècle décrit entre le milieu du XVe siècle et le début du XVIIIe siècle la vie de lettrés désireux de se retirer entre montagnes et forêts à l’abri des troubles politiques de cette période qui englobe la dernière dynastie Han et la première dynastie mandchoue.


Gao Jian (1635-1713) - Paysages inspirés des poèmes de Tao Yuanming (feuille n°1), non daté © Musée d’art de Hong Kong
« Le pavillon de la félicité parfaite »

Niché au fond d’une allée ouverte sur le parc Monceau, le musée Cernuschi a privilégié un système de réservation qui réduit le nombre de visiteurs dans les salles. Cette contrainte permet de trouver le calme nécessaire pour entrer dans une vision étrangère au regard européen.

M. Ho lu-kwong reprenant une habitude des lettrés chinois avait nommé sa collection. «  Chih Lo Lou » ou « le pavillon de la félicité parfaite », ce nom traduisait sa joie de contempler des chefs-d’œuvre, mais aussi sa joie de les partager. Une collection soigneusement élaborée depuis les années 1950 jusqu’à sa mort en 2006 en fonction de critères esthétiques, mais aussi de valeurs humanistes héritées de la tradition des peintres lettrés.

Zhu Ruoji (1642-1707), dit Shitao - Peintures d’après les poèmes de Huang Yanlü (feuille n°9), daté 1701-1702 © Musée d’art de Hong Kong
Peinture et calligraphie

Encre sur papier ou encre sur soie, peintures et calligraphies s’équilibrent et se répondent sur les rouleaux, albums ou éventails. Entre eau, jardin et montagnes, le lettré se montre une fragile silhouette au sein d’une nature majestueuse. Lorsque des couleurs animent cet univers en noir et blanc, bleu et vert dominent, des couleurs qui décrient des lieux mythiques. Une section de l’exposition évoque l’invention des Monts Huang ou Monts jaunes.

Un véritable tourisme culturel voit le jour initié par les lettrés qui s’aventurent sur les chemins escarpés et font connaître par leurs poèmes ces paysages à couper le souffle. Puis, les peintres à leur tour décrivent cette nature sauvage faite de pics vertigineux, de grottes et cascades, de pins tortueux et mers de nuages.

Ainsi, ce massif reculé de l’est de la Chine devient en moins d’un siècle un but de voyage, un lieu de retraite et une source d’inspiration. De la description de la géographie physique on en vient à la géographie mythique et le paysage se teinte de nuance taoïste et bouddhiste pour créer grâce à la calligraphie un lieu hors du temps et de l’espace.

En Chine, la calligraphie est souvent regardée comme l’image de l’homme lui-même et certains rouleaux sont uniquement parcourus d’une écriture rapide et cursive, propre à décrire une époque de nervosité et de bouleversement.

Shen Zhou (1427-1509) - Le jShen Shen Zhou (1427-1509) - Le jeune Qian lisant, 1483 © Musée d’art de Hong Kong
Lire, écrire et méditer loin du monde

Sous la dynastie Ming, la région de Suzhou connait une grande prospérité économique grâce à la culture du riz et celle de la soie. Cette richesse va entraîner l’éclosion de nombreux foyers artistiques regroupés sous le nom d’école de Wu, nom ancien de Suzhou, dont le peintre Shen Zhou (1427-1509), est le fondateur. Le jeune Qian lisant, 1483, une peinture de Shen Zhou qui accueille le visiteur à l’entrée de l’exposition est un condensé des aspirations des peintres lettrés, amoureux des jardins, cette nature domestiquée, et observateurs contemplatifs de la montagne, une nature formidable et indomptée.

La retraite loin du monde et la figure de l’ermite sont les thèmes majeurs de cette école. Mais ici, c’est un tout jeune homme qui est assis en train de lire une pile de livres à côté de lui. Tout dit son érudition et sa soif d’apprendre, sa sérénité dans ce pavillon d’études et sa concentration renforcée par la protection de la nature qui l’environne.

 Une question de perspective

L’œil européen qui définit le paysage comme « une partie de pays que la nature présente à un observateur » selon les termes du dictionnaire (le Robert) s’est habitué à regarder un paysage peint comme un morceau de la nature que l’œil organise à partir d’un point de vue précis et dans la lumière d’un moment particulier.

Toute cette cohérence vole en éclat devant un paysage chinois. Ces peintures initiées par des lettrés sont redevables de la pensée chinoise qui s’exprime en termes de circulation et de respiration. Loin des points de fuite et de la perspective géométrique, le paysage chinois est conçu « comme déploiement, un champ de tensions et d’interactions » (François Jullien, Vivre de paysage).

Un paysage chinois s’appréhende en termes de relation entre les différents éléments de la nature au milieu desquels l’homme s’inscrit. Ce n’est plus un point de vue de nature devenu par la magie du pinceau une vision éternelle, celle du peintre, c’est l’attention du lettré au souffle de la nature, à ce lien entre le monumental des montagnes et l’instable de l’eau.

Le peintre chinois ressent son environnement, nous le fait ressentir et nous le fait aimer. Un paysage occidental se regarde. Un paysage chinois se ressent. Cette exposition est une magnifique leçon d’écologie.
 
Christine de Langle
 
Paris, Musée Cernuschi, Peindre hors du monde. Moines et lettrés des dynastie Ming et Qing
5 novembre 2021- 6 mars 2022
Gong Xian (1619-1689) - Jeunes joncs et saules grêles, 1671 © Musée d’art de Hong Kong