Patrick Roure : « Pour comprendre l’économie d’une nation, il faut s’intéresser à son enseignement supérieur »




Le 5 Décembre 2013, par La rédaction

Patrick Roure est à l’instar de ses camarades centraliens un « manager à culture scientifique ». De passage à Paris, entre un vol retour de Londres et un vol aller pour Hong Kong, le nouveau Président de l’Association des Centraliens a posé sa valise le temps de nous parler de la vocation du réseau centralien et du rôle central de l’ingénieur dans l’économie d’aujourd’hui.



En juin dernier, vous avez été élu Président de l’association des Centraliens. Quelle est son ambition aujourd’hui?

Mon objectif est de soutenir le rayonnement de la marque « Centrale », en liaison avec l’école, qui en demeure le socle, mais qui a besoin de notre soutien. Pour ce faire, nous travaillons en étroite collaboration d’une part avec la direction de l’école, et d’autre part avec la fondation, qui est appelée à jouer un rôle majeur dans le financement de l’école.

Vous êtes porteur, au sujet de l’industrie française, d’une vision et d’un discours volontaristes qui trouvent pour ancrage la formation des élites de demain. La prospérité des nations industrialisées est-elle à ce point dépendante de la performance de nos grandes écoles et de nos universités ?

Si l’on fait une corrélation historique, on constate que développement et prospérité sont intimement liés à la qualité des formations de l’enseignement supérieur. Nous sommes dans un pays développé et ce n’est pas le coût peu élevé de main d’œuvre ou l’abondance de ressources naturelles qui peut aider à produire de la richesse. Ce n’est que par des formations de qualité dans l’enseignement supérieur que le pays peut continuer à se développer, à jouer la carte de l’innovation. Ce terme, très à la mode, est aussi au cœur de cette démarche : les pays en voie de développement ont vocation à rattraper le retard qu’ils ont vis à vis des pays aux technologies les plus avancées.  Sans innovation, cette avance dont nous bénéficions encore aujourd’hui ne peut perdurer. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si ces pays mettent l’accent sur le développement de l’enseignement supérieur, et en particulier sur leurs écoles d’ingénieurs.

On recense de nombreux classements internationaux d’écoles et d’universités, établis selon des critères qui suscitent parfois des polémiques ou, du moins, des contestations. Quel est le véritable rang de la France, selon vous ?

La mauvaise place de la France dans ces classements s’explique essentiellement par deux facteurs. Tout d’abord, le biais méthodologique : le système français des Grandes Ecoles est particulier, et diffère singulièrement des grands pôles universitaires étrangers qui ont vocation à générer plus de publications, d’ouvrages et d’avantage de chercheurs. Or, ce modèle de pôles prévaut au niveau mondial. La notion de taille critique entre ainsi en ligne de compte, et devient préjudiciable au bon classement de notre pays dans ces rankings. La méthodologie utilisée ne correspond pas à notre système d’enseignement supérieur, sans pour autant remettre en question sa qualité.

Le deuxième point, c’est qu’il existe une propension française à l’élitisme, avec la création de castes et de sur-castes presque à l’infini. Pour autant, il ne s’agit pas de remettre en cause le système des grandes écoles, mais de pointer la faiblesse des effectifs ainsi générés dans une économie globalisée. Le système fonctionne bien et génère des ingénieurs dont la valeur est reconnue mondialement. Mais en persistant à diviser ces diplômés dans notre quête du « roi du village », nous réduisons également leur visibilité jusqu’à devenir invisibles sur le plateau de jeu mondial. Nous perdons donc notre capacité à dialoguer sur un pied d ‘égalité avec les autres pôles d’enseignement supérieur de par le monde.

Cependant, les choses évoluent, et l’Ecole Centrale de Paris est au cœur de ce changement. HEC est également en train d’installer sa marque au niveau mondial en faisant, justement, le choix de former suffisamment de diplômés pour acquérir une visibilité internationale au sein des business schools, en additionnant sous la même marque ses MBA et masters aux effectifs de la Grande Ecole.

En somme, notre modèle d’enseignement supérieur ne serait pas adapté à la concurrence mondiale ?

La « sur-clusterisation » a prévalu jusqu’ici dans l’enseignement supérieur français. Cet enseignement supérieur a été pensé avant tout pour la France et feu son Empire colonial pour fournir les postes les plus en vue de l’administration ou des entreprises étatiques ou para-étatiques françaises, et non dans une perspective mondiale moderne. Dans de nombreuses écoles d’ingénieurs le classement perdure, à l’entrée comme à la sortie, et il a un impact réel sur la carrière des diplômés. Ce type de méthode est difficilement compréhensible dans l’univers des grands pôles de l’enseignement supérieur international. Ceci étant, à la différence de nombreuses écoles, l’Ecole Centrale a toujours établi une valeur équivalente à tous ses diplômés, et c’est un atout pour aborder ces nouveaux défis. On ne peut en aucun cas se satisfaire de notre place dans ces classements, et se contenter de trouver des excuses : nous avons besoin d’avoir des établissements d’enseignement supérieur scientifiques de niveau mondial, avec des « marques » connues, tout comme les Allemands, les Anglais, les Américains ou les Chinois aujourd’hui. Nous avons joué dans notre cour. Nous avons été les rois de notre village. Aujourd’hui, il est indispensable de changer de plateau de jeu dans la formation scientifique, comme l’a fait HEC dans les business schools.

L’association des Centraliens est un cercle où se côtoient de nombreux ingénieurs devenus entrepreneurs, industriels, managers… L’ingénieur « pure souche », tel qu’on l’imagine enfermé dans un laboratoire, est-il en voie de disparition ?

Ce que vous décrivez ici est une image d’Epinal. L’ingénieur en laboratoire est un chercheur. Cette vision est largement réductrice, d’autant plus qu’on ne parle plus uniquement de l’industrie comme champ d’action de l’ingénieur. Les sciences de l’ingénieur ont progressivement gagné l’ensemble des secteurs de l’économie moderne : économie numérique, commerce, pôle bancaire, assurance, ... L’ingénieur moderne a vu son champ d’expression s’accroitre, à la fois par l’extension du nombre de secteurs concernés, en largeur et en profondeur, n’étant pas limité par ses compétences aux tâches purement techniques. Il peut dorénavant développer sa carrière dans des postes plus généralistes de management.

La vocation de l’Ecole Centrale, et ce n’est pas le cas de toutes les écoles d’ingénieur, est de former des managers à culture scientifique. On a souvent tendance à penser l’ingénieur dans des postes purement techniques. Or, l’ingénieur est nécessairement un manager, même quand son équipe est technique, comme en usine ou en laboratoire. Mais aujourd’hui il est, du fait du développement des sciences de l’ingénieur dans l’ensemble des secteurs, le plus à-même de comprendre l’ensemble des composantes d’une entreprise.  Par conséquent, il figure parmi les mieux placés pour prendre des postes de haut management ou de direction générale dans tout type d’entreprise. On retrouve des Centraliens dirigeants dans les entreprises de tous secteurs. Ce n’est pas un hasard : la bonne, sinon parfaite compréhension des enjeux technologiques est sans doute un facteur clé du succès d’une entreprise. Qui peut, mieux qu’un manager à culture scientifique, optimiser les ressources d’innovation, comprendre l’intérêt stratégique de tel ou tel investissement dans un nouveau business model ? Qui d’autre qu’un ingénieur peut échanger réellement avec les spécialistes de ces différents champs techniques intervenant dans les entreprises ?

La fibre entrepreneuriale des Centraliens semble être particulièrement développée. Comment expliquer cet état d’esprit ?

La vocation de l’école est de former des managers à culture scientifique. Pas par opposition, mais en complément de ce que proposent les écoles de commerce. L’Ecole Centrale a aussi un credo : « leader, entrepreneur, innovateur ». En effet, elle ne développe pas simplement la connaissance en termes de techniques, mais encourage aussi la capacité des futurs diplômés à s’exprimer dans différents types de carrières, grâce à la création de filières. C’est le cas de la filière « création d’entreprise » par exemple. Il s’agit d’une véritable pépinière dans laquelle les étudiants sont invités à exploiter leurs idées et à oser entreprendre, durant leur séjour à l’école, mais également après leur diplôme. Un incubateur, lié à l’Association des Centraliens via son groupement « Business Angels » aide les élèves en ce sens. On est donc loin du stéréotype français de l’ingénieur. Parce que si l’on veut continuer à fournir de la croissance, et donc des emplois et de la richesse à notre pays, il est impossible de rester sur nos acquis. Nous sommes sur des enjeux cruciaux de création et d’entretien d’un momentum : nous inoculons aux étudiants un état d’esprit aujourd’hui indispensable à notre pays, car l’Ecole Centrale a clairement vocation à contribuer à cet essentiel élan national.

Fusions, consolidation, rapprochements… Tout concourt à créer des pôles d’enseignement supérieur de taille critique voués à concurrencer les mastodontes étrangers, et notamment anglo-saxons. L’excellence s’acquiert-elle à ce prix ?

Je suis personnellement admiratif de la foi et de l’ambition qui anime la direction de  l’école Centrale sur le double projet lancé récemment : à la fois une fusion avec la cinquième école française, l’Ecole Supérieure d’Electricité (Supélec), mais aussi et surtout, la création d’un nouveau campus sur le plateau de Saclay sur lequel va s’installer notre école. Celui-ci accueillera aussi en son sein des pôles universitaires d’excellence qui démontreront la complémentarité, bien plus que l’opposition, entre les universités et les grandes écoles d’ingénieur françaises, autant que l’intelligence dans l’harmonisation de ces ensembles. Ce double projet ambitieux, à la fois de fusion et d’ouverture, est enthousiasmant. Il constitue clairement une des raisons pour lesquelles j’ai accepté le poste de Président de l’Association des Centraliens, afin d’en accompagner la transition. C’est une étape primordiale dans le passage de notre Ecole dans la dimension internationale.

Nous allons pouvoir entrer, par le nombre d’étudiants, le nombre de chercheurs et de publications à venir, par la qualité des professeurs que nous allons pouvoir accueillir sur le plateau de jeu mondial de l’enseignement supérieur scientifique. Nous allons pouvoir discuter d’égal à égal avec les leaders mondiaux, en qualité mais aussi et en taille. Il s’agit d’une véritable première. Hervé Biausser, directeur de l’école Centrale et de Supélec, est à la pointe de ce combat. Les étapes qui vont nous mener vers ce grand établissement  vont être franchies progressivement. En la matière, les différents gouvernements, de droite comme de gauche, on  approuvé cette nouvelle voie, cette vision de ce que doit être l’enseignement supérieur scientifique dans notre pays. Les associations d’anciens de Supélec et de Centrale soutiennent activement ce développement et travaillent de plus en plus étroitement ensemble pour que les communautés de diplômés des deux écoles se rapprochent, afin que nos réseaux atteignent la taille critique que l’une ou l’autre n’avait pas forcément dans tel ou tel pays, tel ou tel secteur économique. Nous mettons ici le doigt sur une vision stratégique à long terme, et les associations d’anciens d’élèves pèsent sur ce processus de toutes leurs forces.

L’un des points clés de votre présidence réside dans l’animation des « réseaux d’excellence » et autour du partage de valeurs sportives. Quel objectif concret poursuivez-vous dans le cadre de votre mandat ?

Disons qu’il s’agit avant tout de promouvoir l’esprit d’équipe. J’ai la conviction que le succès n’est possible qu’ensemble, c’est-à-dire avec toutes les forces de la nation. Pour autant, je n’ai aucunement la prétention de les rassembler ou de les réunir. Il s’agit plutôt du rôle des politiques. Mais force est de constater que l’on trouve partout des gens qui ont envie de faire avancer ce pays, qui veulent le faire sortir de la situation dans laquelle il est aujourd’hui. Nous, Centraliens, par la présence de nos anciens dans tous les secteurs de l’économie, à des niveaux où nous comprenons clairement les mécanismes qui régissent le fonctionnement du monde tel qu’on le connait aujourd’hui, pouvons légitimement proposer des solutions et faire entendre une voix constructive. C’est d’ailleurs ce que nous avons déjà entrepris, à travers notamment plusieurs think tanks, comme celui, focalisé sur l’innovation, dont les résultats ont été repris dans le rapport Lauvergeon. Faire entendre notre voix, dans les temps actuels, étant donnée la légitimité de nos adhérents, est certainement une mission importante de l’association des Centraliens. Pour cela, il faut que l’ensemble des groupements constitués, professionnels, régionaux et internationaux soient mobilisés. Nous nous donnons les moyens de le faire : la journée Solstice par exemple, que nous avons organisée au Sénat en juin dernier, a accueilli via une web conférence internationale,  des centraliens de toute la planète, qui sont venus expliquer ce que signifiait l’innovation dans chacun des pays visités virtuellement. Think tanks, groupements professionnels, groupements régionaux et internationaux: chacune de ces composantes doit être active pour rendre notre voix forte et crédible et pouvoir accueillir et promouvoir au mieux les nouveaux diplômés dans leurs choix professionnels. Cela ne peut fonctionner sans que nous soyons à la fois proactifs et nombreux à nous mobiliser au sein de l’association.

Notre discours commence d’ailleurs à porter ses fruits : contrairement à la grande majorité des autres associations d’anciens élèves, qui vivent une décroissance assez forte de leur nombre d’adhérents depuis quelques années, nous pouvons dire aujourd’hui que notre communauté a cru de près de 30% par rapport à l’année dernière en revenant au niveau d’avant crise. La préoccupation d’être au service de nos membres où qu’ils exercent et quel que soit leur métier, la multiplication des « bénéfices immédiats » de la carte de membre, l’activation des réseaux sociaux, mais également notre nouvelle ambition affichée clairement, ont suscité ce nouvel élan. Notre credo : Base large, grâce au nombre d’adhérent (8000 adhérents sur une population totale de 20 000 centraliens vivants), corps solide, grâce notamment à l’animation des réseaux et des groupements professionnels, voix forte et audible, délivrant un message totalement apolitique mais néanmoins de circonstances, tout cela ayant une seul et unique objectif : répondre aux défis majeurs auxquels notre pays est confronté.

Avez-vous confiance dans l’économie de notre pays ? Le moral des investisseurs et/ou industriels centraliens est-il bon ?

On ne peut pas dire que nous soyons plongés dans un optimisme béat. Qui le serait aujourd’hui ? Les Centraliens sont cependant dans l’action et la réalisation, et nous nous voulons force de proposition. Nous sommes conscients que les solutions existent, mais il faut les mettre en avant : notamment à travers les recommandations des rapports Lauvergeon et Gallois par exemple. Des think tanks, parmi lesquels certains issus de notre communauté, ont aussi exprimé un certain nombre de pistes. Les « face à face de l’industrie », organisés par les anciens Centraliens avec les Supelec et le cabinet Roland Berger, qui ont eu comme premier invité le ministre du redressement productif Arnaud Montebourg, puis Nicolas Dufour, directeur de la BPI, et récemment  Patrick Kron le patron d’Alstom, amènent aussi leur pierre à l’édifice. Mais c’est au politique qu’il incombe de mettre en œuvre ces solutions. Il n’existe pas de fatalité en la matière. En revanche, il faut être conscient de la gravité de la situation et donc de l’urgence de la mise en œuvre des solutions proposées par ces différentes recommandations.