Thomas Peaucelle, Cofely Ineo : les défis urbains du XXIème siècle




Le 26 Janvier 2015, par La Rédaction

La ville du siècle naissant sera à n’en pas douter le lieu de tous les défis : énergie, transport, environnement, lien social. Des thématiques apparemment irréconciliables devront trouver un terrain d’entente. Thomas Peaucelle, directeur général délégué de Cofely Ineo, spécialiste français des réseaux et du génie urbain, aborde avec nous les différentes manières d’y parvenir.


En 2013, 86% des cadres déclaraient dans un sondage vouloir quitter la région parisienne. En tant que spécialiste de la « ville du futur », comment analysez-vous cette situation ?

Thomas Peaucelle, DG délégué de Cofely Ineo
Si certains aspirent au départ, il ne pas faut oublier non plus que la région parisienne reste la première de France en termes d’attractivité professionnelle. Il faudrait que ce sondage permette de distinguer ceux qui souhaitent quitter « totalement » la région parisienne (travail et domicile), pour des raisons de choix de carrière ou de vie de famille, et ceux qui souhaitent simplement éloigner leur domicile de l’agitation francilienne. Ce dernier phénomène n’est pas réellement nouveau : cela fait des années que certains cadres choisissent par exemple de vivre à Tours, Rouen ou Orléans, tout en travaillant à Paris ou à Nanterre.

Si la région parisienne ne parvient plus à retenir les cadres, c’est sans doute parce que la qualité de vie à Paris et en Ile-de-France souffre de la comparaison avec la situation en province, telle que vécue ou imaginée. On peut penser naturellement à la qualité environnementale mais aussi aux conditions d’emplois et de transport, en plus d’un coût de la vie supérieur. C’est le revers de la médaille du premier bassin d’emploi de France, où une population très dense vit et travaille dans un espace réduit.

Mais il y a très probablement d’autres raisons : si les cadres pensent de plus en plus à la mobilité professionnelle et personnelle en dehors de Paris, c’est aussi en raison de profonds changements dans notre rapport au travail et dans les priorités que chacun se fixe. La ville du futur telle que nous la concevons est une ville connectée, à tous points de vue : communication, énergie, transport. Elle sera donc une ville des mobilités, qui facilitera les interactions urbaines et améliorera la qualité de vie des citadins.

Vous prônez une approche systémique et prospective de votre métier. Quel regard portez-vous sur l’urbanisation, telle qu’elle évolue aujourd’hui ?

La prospective consiste pour nous à identifier aujourd’hui les tendances et les principes que nous serons tenus de mettre en œuvre demain. Plusieurs tendances nous orientent déjà sur ce que devra être la ville de demain et l’urbanisation futur. La première et la plus fondamentale s’attache à la notion de réseau : réseaux énergétiques, réseaux de communication, réseaux de transports… L’architecture et l’organisation de ces réseaux sera déterminante pour répondre au besoin croissant d’accessibilité des citoyens urbains. La deuxième tendance qui inspire notre manière de concevoir les villes repose sur les exigences renouvelées en termes de qualité de vie : espaces vert, construction co-responsables, recours aux énergies renouvelables… La ville est un espace où ses habitants entendent vivre, au sens le plus large que l’on puisse donner au terme.

La ville et l’espace urbain doivent être considérés comme un espace global, conçu pour, autour et par l’être humain qui l’habite. La ville ne se réduit pas à la construction. Il n’est par exemple plus possible de concevoir l’organisation de l’approvisionnement énergétique indépendamment de son impact environnemental, comme il n’est plus possible de décider d’une architecture des transports sans considération pour le tissu économique ou l’accès aux services à la personne, comme la santé. L’urbanisation grandissante est souvent pour nous l’occasion de partir d’une page blanche et de concevoir la ville comme un système vivant composé de sous-systèmes, interconnectés et interagissant. La démarche est plus complexe dans des villes anciennes, mais l’évolution des techniques et des méthodes nous permet désormais d’inscrire le patrimoine historique dans la modernité.

L’étalement urbain conduit, dans de nombreuses régions, à l’apparition de conurbations que les élus cherchent parfois à définir a posteriori comme des « métropoles ». Mais relier des systèmes urbains entre eux ne pose-t-il pas certains problèmes ?

Par définition, l’appellation métropole ne concerne que des bassins de population comptant plus de 400 000 habitants. Mais le phénomène de conurbation ne concerne pas que les grandes villes françaises. Partout, on observe cette propension naturelle qu’ont les villes et les villages à s’inter-relier, à s’imbriquer les unes dans les autres, pour finalement se muer en organisations urbaines de type centre-périphérie. Il s’agit en fait d’un phénomène de densification des zones peuplées par l’homme, en partie justifié par la lutte contre l’étalement urbain. Mais en contrepartie, il génère des effets de congestion. La difficulté essentielle que pose la conurbation réside dans l’impératif d’harmonisation et d’interopérabilité des réseaux. C’est vrai aussi bien en matière de transport que d’énergie ou de communication. Les acteurs du génie urbain doivent donc penser et mettre en œuvre les outils de pilotage et de gouvernance à l’échelle du territoire concerné en tenant compte des aspects techniques, certes, mais aussi sociaux et politiques.

Les débats actuels sur la transition énergétique font la part belle au bâtiment. Quel rôle joue véritablement l’urbanisme, selon vous, dans la transition énergétique ?

Les bâtiments sont les lieux privilégiés de consommation d’énergie. Il est logique qu’ils occupent une place centrale dans les débats sur la transition énergétique. Ce rôle ne fera que s’accentuer à l’avenir compte tenu d’exigences accrues en qualité environnementale. Les techniques modernes de construction des bâtiments permettent de répondre au moins à deux des exigences de la transition énergétique : consommer moins et consommer mieux. En effet, compte tenu des normes actuellement en vigueur et des normes à venir, le secteur du bâtiment met notamment l’accent sur l’isolation thermique des bâtiments, et sur l’optimisation de sa consommation énergétique. Les projets de Smart-Grids en développement procèdent de la même logique : les réseaux de distribution et d’approvisionnement deviennent également des réseaux d’acheminement d’informations sur les caractéristiques de consommation.

Le bâtiment n’est plus le dernier maillon d’une chaîne linéaire allant du producteur d’énergie à l’utilisateur finale, il devient un nœud du réseau de distribution susceptible par exemple de stocker de l’énergie en période creuse et de la restituer en heure pleine. A l’aide des énergies renouvelables, il peut même produire tout ou partie de sa consommation et fournir ses surplus éventuels au réseau. Si l’autosuffisance énergétique n’est pas encore possible en ville, elle peut d’ores et déjà être une réalité dans les zones disposant de surfaces d’installation plus importantes.

L’autre grand chantier du développement durable, c’est la mobilité urbaine. Nos villes, avec leurs centres historiques, sont-elles « configurées » pour faciliter le développement des modes de déplacement « propres » ?

Le patrimoine architectural et historique de nos villes est une richesse incommensurable. Il y a une tendance de fond en France pour la mise en valeur de ce patrimoine via la restauration, l’aménagement en services publics, la mise à disposition du public… Notre pays, que l’on pense parfois malade de son passé, peut pourtant se glorifier à raison de cet enracinement des villes dans l’histoire. Préserver ce capital historique fait partie de nos priorités, ce qui ne signifie pas forcément le conserver en l’état, mais permettre sa préservation et son utilisation dans un cadre moderne et respectueux des occupants et de l’environnement.

Par contre, nombre de centres-villes historiques ne se prêtent pas à la circulation automobile, même « verte ». Il est en revanche tout à fait possible, autour de ces centres-villes exempts de circulation, de développer une offre de transport durable : bus électriques, tramway, métro… Pour autant, les moyens de transport individuels ne disparaîtront pas de si tôt, car la mobilité doit être synonyme de liberté, à l’inverse de certains réseaux « fermés » de transport collectifs. La France est encore sous-équipée en infrastructures de recharges pour les véhicules électriques, mais cela va se corriger avec le temps. L’installation de ces bornes de recharge dans les centres-villes les plus exigus n’a rien d’insurmontable, mais le déploiement d’un réseau suffisant pour assister à un véritable décollage de la mobilité durable et électrique prend du temps.

Les villes de la partie nord de la France sont souvent très différentes, en termes de maillage urbain ou d’architecture, des villes méditerranéennes. Cela impacte-t-il votre façon de travailler sur le terrain ?

Les différences architecturales et organisationnelles des villes de France sont une richesse bien plus qu’une contrainte. Les seules difficultés notables que nous rencontrons concernent la vétusté de certaines infrastructures, mais ce n’est pas spécifique à une région plus qu’à une autre.

Notre principe de fonctionnement repose sur la délégation de responsabilités aux échelons les plus à même de décider, au plus près du « terrain » et du client, de manière efficace et réactive. Nous comptons sur la compétence d’équipes agissant de manière décentralisée. Chacune de ses équipes s’adapte aux spécificités locales de son environnement de travail. Peu importe qu’elle évolue dans le sud ou le nord de la France. L’essentiel tient à la maitrise des savoir-faire et aux capacités d’adaptation de nos collaborateurs. Parce que nous cultivons l’esprit d’initiative chez des collaborateurs intensément formés, nous sommes à même de les faire intervenir partout, dans toutes les conditions. Cela suppose en amont un travail permanent de formation et d’actualisation des connaissances, et une remise en question continue des acquis. 

On a le sentiment, au fond, que moderniser une ville européenne, avec son héritage historique, est bien plus compliqué que de faire évoluer les villes nouvelles, ou au moins « modernes », bâties entre les XVIIIème et le XIXème siècles. Modernité et patrimoine sont-ils compatibles ?

Sans aucun doute, même si cela peut paraître parfois complexe. La difficulté à faire évoluer le patrimoine vient de la superposition de normes, voire d’absence de normes, entre des époques très différentes. C’est contraignant mais cela n’a rien de rédhibitoire, et nous n’allons pas raser notre patrimoine sous prétexte qu’il faut refaire tous les réseaux !

Lorsque vous partez d’une page blanche, par exemple pour la conception d’un nouvel ensemble urbain, les choses sont évidemment plus simples, même si nous devons déjà intégrer dans nos plans les évolutions possibles. Prévoir ce que seront les normes et les besoins dans 30 ou 50 ans tourne souvent à l’exercice de style ! Mais cela fait partie de notre métier. Très concrètement nous nous attachons à respecter des principes de modularité et de souplesse, visant en particulier à conserver de la place et des marges de manœuvres pour toutes les évolutions à venir. Nous savons déjà  que bien des bâtiments à l’avenir intègreront des solutions de production et de stockage autonomes d’énergie. Dans la mesure du possible nous concevons des systèmes intégrant cette possibilité. Cela nous astreint naturellement à une veille active des évolutions technologiques et sociétales. Il nous faut « anticiper le vent » d’une certaine manière, plus que simplement le « sentir ».

N’est-il pas paradoxale de vouloir faciliter à la fois les déplacements et l’environnement ? Pourra-t-on réconcilier mobilité urbaine et écologie ?

L’urbanisme tel que nous le concevons aujourd’hui est intimement lié à la notion de qualité de vie. L’urbanisme doit être durable, respectueux de la vie et de la santé de ses habitants. L’urbanisme a trop longtemps été envisagé sous l’angle réducteur du seul logement, même si nous restons déficitaires en la matière. L’urbanisme est maintenant le résultat d’une approche globale, qui a pour vocation de fournir un cadre de vie complet. Il doit pour cela répondre aux besoins contemporains en termes de commodités, de sécurité, d’accessibilité et de respect de la santé et de l’environnement.

Les épisodes de pollution urbaine rencontrés il y a quelques mois illustrent cette prise en compte croissante des enjeux de santé publique en ville. Mais ces enjeux devront être conciliés avec un autre besoin qui est celui de la mobilité urbaine. Pour l’instant, la piste la plus prometteuse pour réconcilier mobilité active et respect de l’environnement (et donc de la santé) passe par les transports en commun et les véhicules électriques, dans une internodalité rendant les utilisateurs acteurs de leur mobilité. C’est pour cette raison que sont réintroduites en masse des solutions pourtant précédemment abandonnées comme le Tramway. Ce dernier répond à l’ensemble des impératifs de mobilité durable avec un certain esthétisme. Toutes ces considérations vont orienter notre action pour les décennies à venir.

Le développement de grandes métropoles ne va-t-il pas favoriser les phénomènes de ghettoïsation des quartiers « hors-réseaux » et donc le communautarisme ?

L’urbanisme tel que nous le projetons vise justement à ne laisser aucun quartier « hors-réseau ». Mais tous les territoires ne partent pas du même point ; les investissements seront plus ou moins lourds par endroit, et il faudra donc définir des priorités. Mais il ne faut pas négliger le fait que les dérives communautaires vécues par certains quartier sont généralement le fait d’un isolement qui s’est aggravé dans le temps : moyens de transports, commerces, services publics ont quitté ces quartiers, réduits à simplement loger des populations qui attendent bien plus des pouvoirs publics. Le communautarisme peut être vu dans ces circonstances comme une réponse imparfaite, mais une réponse quand même, à l’anonymat qui règne dans des quartiers privés de tous lieux ou occasions de vie sociale, lourd héritage de l’urbanisme en vogue de l’après guerre aux années 70.

Nous sommes convaincus, chez Cofely Ineo, qu’un urbanisme renouvelé peut apporter des réponses à ces problématiques, en rompant l’isolement de ces quartiers et en accompagnant le réinvestissement des lieux par les pouvoirs publics. Cela commence par la sécurité et l’accès aux services publics et se poursuit par les moyens de transport, raison pour laquelle nombre de lignes de Tramways desservent des quartiers dits sensibles. Ces quartiers doivent faire l’objet d’investissement massifs en termes d’infrastructures urbaines, parce qu’ils sont les plus délaissés en la matière, et ceux dans lesquels l’environnement s’est le plus dégradé depuis des années.