Journal de l'économie

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L’affaire Airbus-Boeing, ou l’intelligence économique entre États





Le 3 Mai 2024, par La Rédaction

Affaire de guerre économique la plus médiatisée en Europe de nos jours, le conflit entre Airbus et Boeing remonte à plus d’un demi-siècle. Un demi-siècle de tensions larvées, de nouveaux outils économiques, politiques et juridiques tous plus sophistiqués les uns que les autres, destinés à déstabiliser l’adversaire, et s’arroger le monopole mondial de l’aéronautique civile. En quoi cette affaire diffère-t-elle des conflits traditionnels de l’intelligence économique ?


Un conflit aux racines anciennes
 
Le projet Airbus naît en 1969 sous l’impulsion du Président De Gaulle qui, soucieux de sauvegarder la souveraineté européenne face à l’écrasante domination des États-Unis dans le bloc de l’Ouest, imposent aux Européens d’acheter leur puissance géopolitique à crédit en se procurant leurs outils stratégiques, en particulier aéronautiques, sur le marché américain. Le tandem franco-allemand parvient à faire voler le premier Airbus A300 en 1972, et s’engage sur un chemin d’innovation continu, dans l’objectif assumé de concurrencer le géant américain Boeing. La menace reste larvée jusqu’en 1993, où commence une décennie de croissance galopante pour Airbus, créant les conditions d’un duopole mondial de l’aéronautique.
 
En 2004, confronté au décrochage de Boeing face à Airbus, qui est parvenu à acquérir 57% des parts de marché en 2003, le gouvernement américain décide de mener une campagne de déstabilisation du concurrent européen, en utilisant tous les moyens à sa disposition, en particulier l’extra-territorialité du droit américain. L’idée du gouvernement américain est d’imposer des amendes prohibitives à Airbus pour cause de corruption. Dès 2004, Harry Stonecipher, directeur général de Boeing, demande à l’OMC d’enquêter sur les sources de financement d’Airbus depuis 1969, arguant que le groupe aurait reçu 60 milliards de dollars de subventions illégales. Dès 2010, le Department of Justice (DoJ) lance des chefs d’accusation à l’encontre d’EADS, une entreprise alors filiale du groupe Airbus et spécialisée dans la production d’aéronefs à des fins militaires, concernant des malversations dans plusieurs affaires avec des partenaires étrangers d’Airbus. Commence alors une vaste confrontation juridique entre Airbus et le DoJ, qui tente simultanément d’imposer des milliards de dollars d’amendes à l’entreprise et de faire fuiter des documents internes confidentiels.
 
Des méthodes d’intelligence économique non conventionnelles
 
Les méthodes utilisées par Airbus comme par Boeing pour se renseigner sur leur adversaire relèvent de la boîte à outils traditionnelle en intelligence économique. La différence principale réside dans l’intervention des États parties prenantes dans l’affaire et de l’OMC. En 2012 en effet, suite à une analyse approfondie des comptes publiés par Boeing et Airbus en source ouverte, a reconnu quatre occurrences où le gouvernement américain a indûment subventionné Boeing, via la NASA, le département de la Défense, des subventions aux exportations, ainsi que des allègements fiscaux non-justifiés, le tout avoisinant les 10 milliards de dollars. Le compte-rendu de l’enquête indiquait également que les subventions perçues par Airbus étaient en règle avec les directives concurrentielles de l’OMC.
 
En réaction à ce verdict, en 2015, le directeur général d’Airbus charge John Harrison, alors directeur juridique du groupe Airbus, de remettre de l’ordre dans les dossiers et les pratiques commerciales d’Airbus, et montrer patte blanche au DoJ pour éviter toute perquisition ou audit par des acteurs étrangers. L’objectif était donc d’éviter la coercition juridique et la compromission, qui auraient permis au gouvernement américain de déstabiliser les fondements industriels d’Airbus.  Toutefois, la pression judiciaire des procureurs américains est trop forte, et malgré la purge menée par Harrison, Airbus devra tôt ou tard passer sous les fourches caudines de la Justice.
 
Une lutte pour la souveraineté juridique
 
Le principal atout des États-Unis est l’extra-territorialité de leur juridiction, autrement dit la capacité qu’ont les tribunaux américains de juger des personnes physiques ou morales en-dehors de leur territoire, en fonction de leurs propres lois, et avec des procédures relevant de la Common Law - ce qui implique une inversion partielle de la charge de la preuve dans le cas d’une accusation. Ce système de valeurs s’oppose au jugement romano-germanique, où il revient à l’accusation de prouver la culpabilité de la défense, ce qui a provoqué une inquiétude considérable, à la fois dans la direction du groupe Airbus, et au sein des gouvernements français et allemand.
 
En réponse aux mesures extra-territoriales du DoJ, le gouvernement présidé par François Hollande a créé en 2016, dans le cadre de la loi Sapin II, le Parquet National Financier (PNF), chargé de traiter les affaires de corruption telles que celle dont le groupe Airbus a été accusé, ce qui a permis à Airbus de se faire juger une première fois, et ainsi d’éviter le double jugement (principe contraire à la Common Law). Le Parquet a condamné Airbus à une amende de 2 milliards d’euros, soit bien moins que ce qui était requis par le Department of Justice.

Malgré tout, un outil demeure à la disposition du gouvernement américain : les droits de douane. Censés entraver les exportations d’Airbus, les droits de douane américains ont été mis en œuvre en 2019 sous la Présidence de Donald Trump, avant d’être soumis à un moratoire de quatre ans en 2021.

Aujourd’hui, cette guerre économique n’est pas achevée, et l’avenir nous dira quels outils, traditionnels ou novateurs, constitueront l’essence de cette guerre.

Sources :
https://ec.europa.eu/commission/presscorner/detail/fr/IP_12_238
« L’OMC confirme que Boeing a reçu des milliards de dollars de subventions illégales de la part des États-Unis », Communiqué de presse de la Commission Européenne, 2012
https://lvsl.fr/laffaire-airbus-une-bataille-pour-notre-souverainete-entretien-avec-le-realisateur-david-gendreau/
S.Woillet, « L’affaire Airbus, une bataille pour notre souveraineté - entretien avec le réalisateur David Gendreau », Le Vent se lève, 2023
https://www.mediacites.fr/economie/aeronautique-economie/toulouse/2023/06/19/arte-decrypte-la-guerre-economique-autour-dairbus/
G.Cérez, « Arte décrit la guerre économique autour d’Airbus - Entretien avec le réalisateur Alexandre Leraître », Arte, 2023
https://www.lefigaro.fr/economie/conflit-airbus-boeing-l-ue-et-les-etats-unis-prolongent-la-suspension-des-droits-de-douane-20210615
L.Hubaut, « Conflit Airbus-Boeing : les États-Unis et l’UE prolongent la suspension des droits de douane », Le Figaro, 2021
https://www.revueconflits.com/la-bataille-dairbus-le-droit-comme-arme-dans-la-guerre-economique/
« La Bataille d’Airbus, le droit comme arme dans la guerre économique », Éditorial de la Revue Conflits, 2023
https://www.lesechos.fr/industrie-services/tourisme-transport/soupcons-de-corruption-airbus-trouve-un-accord-avec-le-parquet-national-financier-1882597
« Soupçons de corruption : Airbus trouve un accord avec le Parquet National Financier », Les Échos, éditorial, 2022
https://www.ladepeche.fr/article/2005/01/12/557305-bilan-commercial-2004-airbus-plus-commandes-plus-livraisons.html
« Bilan commercial 2004 d’Airbus : plus de commandes, plus de livraisons », éditorial de La Dépêche, 2004


Intelligence économique



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