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Richard Morgan : «Accompagner les acteurs du luxe sur leur marché est une mission sur-mesure »





Le 27 Juin 2016, par La Rédaction

Le visage du luxe mondial a bien évolué depuis une vingtaine d’années. Ces nombreuses mutations poussent les marques à adopter des stratégies innovantes, voire à se réinventer. Dans ce contexte foisonnant, il n’est pas toujours évident de saisir les véritables enjeux auxquels sont confrontés les acteurs du luxe. Nous avons demandé à Richard Morgan, conseiller auprès des dirigeants et actionnaires de marques prestigieuses, de retracer l’évolution d’un marché qu’il connait bien. Ce dernier nous livre également ses clefs de compréhension d’un secteur qui ne cesse de surprendre. Entretien.


Richard Morgan
Richard Morgan

Le marché du luxe est souvent considéré comme un secteur à part. Vous qui connaissez bien la réalité et les coulisses du secteur, est-ce vraiment le cas ?

Je crois que tous les secteurs ont leurs propres caractéristiques, mais je suis d’accord pour dire que le luxe est à part. Ce qui caractérise l’industrie du luxe est que les gens travaillent beaucoup en réseau. Certes cela facilite le fonctionnement, mais il faut du temps pour construire des relations et obtenir la confiance de gens. Il y a aussi un côté affectif important particulièrement avec les créatifs. Il est, à mon sens, important de partager une sensibilité pour le produit et d’avoir une approche multiculturelle.

Par ailleurs, quand on parle du secteur, les gens ne pensent généralement qu’à quelques grands groupes. Or, cela ne correspond pas complètement à la réalité du secteur : le luxe est constitué d’énormément de marques, dont un très grand nombre de sociétés, sont des PME. Les marques ont beaucoup de partenaires, notamment avec les produits sous licence et les réseaux de distribution.

Le secteur du luxe n’est donc pas la « bulle » hermétique au monde extérieur que certains imaginent. Des évènements, comme les attentats du 11 septembre 2001, ont-ils été marquants dans la croissance du secteur?

Les attentats de New York ont été un choc, dont l’onde s’est propagé jusqu’au secteur du luxe qui avait connu une croissance de 10% par an, et une période de rachats de marques intense pendant 3 ans - dont la bataille pour Gucci entre LVMH et PPR qui s’est soldé par le prise du contrôle par PPR la veille du 11 septembre. Tout d’un coup, tout s’est arrêté (1).

Quant aux M&A, elles ont repris rapidement, mais avec moins d’euphorie. Les marques étaient obligées de s’adapter au marché, ce qui a déclenché certaines ventes de sociétés touchées par la baisse d’activité. J’ai travaillé sur la vente du joaillier Mauboussin l’année suivante, et j’ai pu constater à quel point le marché était devenu difficile.

Le luxe a connu par la suite une nouvelle période de croissance et les affaires sont à un niveau d’activité à peu près normal. Par exemple, en 2005, lorsque j’ai conseillé sur la vente de la marque britannique Joseph (2) au groupe de distribution japonais Onward, j’ai le souvenir d’un marché de nouveau optimiste. Enfin j’ajouterai que les gens du secteur du luxe sont très soudés. C’est une réelle force sur un marché.
 

Après la croissance exubérante des années 90 et du début des années 2000, le luxe connait malgré tout un ralentissement aujourd’hui, ce qui n’est pas sans inquiéter certains commentateurs. Quel constat dressez-vous de la situation actuelle et quelles sont les évolutions à prévoir dans les années à venir?

Force est de constater que la Chine n’est plus un eldorado. La croissance n’est plus aussi forte qu’auparavant. Cependant les achats des chinois lors de voyages représentent toujours environ 25% du marché mondial. L’Europe et les Etats-Unis, chacun avec une part de marché d’environ 30% montrent un retour de confiance, particulièrement en Europe avec des taux de croissance dans le luxe entre 5 et 10% selon le pays en 2015 (3). Le Japon, un marché clé, montre également un fort rebond.

Ces dernières années, des marques ont investi dans de très grands réseaux de boutiques en propre. Je crois que le phénomène se stabilise. Le produit prend le dessus avec l’émergence du digital – non seulement avec les sites des marques mais aussi avec les partenariats avec les distributeurs en ligne, comme celui entre Net à Porter et les marques Tiffany ou Zegna.

On voit également que les grands magasins et la distribution spécialisée gardent une place très importante. Ils ont une connaissance profonde de leurs marchés locaux et offrent une expérience aux clients, qui va bien au-delà d’un alignement d’enseignes. On assiste aujourd’hui à un rapprochement entre acteurs traditionnels et pure-players en digital, à l’instar du rachat du concept store londonien Browns par l’e-retailer Farfetch, et celui de Gilt par les grands magasins Sak’s Fifth Avenue.

Dans le milieu très codifié de la mode, le phénomène « See now – Buy now », lancé par Burberry en février 2016 avec  la présentation des collections d’automne 2016, va s’amplifier. Cela va nécessiter une période d’adaptation, mais à terme cela simplifiera le système : il s’agit d’enlever l’importance des pré-collections et focaliser sur les deux grands défilés par an. Cela permettra, à mon sens, d’enlever la pression qui est devenue très lourde sur les créatifs et leurs équipes (4).
 
Quant à l’évolution du marché des M&A, je pense que la concentration des grands groupes est désormais achevée. Nous sommes dans un stade de stabilisation. Il y aura quelques rachats mais je pense loin de ce que nous avons connu dans le passé. Il reste cependant beaucoup de sociétés indépendantes, souvent familiales et le marché pour des belles transactions est toujours porteur. Les fonds d’investissement, et les acheteurs asiatiques sont toujours à l’affût. Je note par ailleurs qu’il y a beaucoup de sociétés de taille moyenne (CA moins que 50m€) à fort potentiel mais qui ont besoin de capital pour le développement.
 

Depuis 2008, vous conseillez en indépendant des marques de luxe. A travers vos expériences, comment définiriez-vous les besoins des marques de luxe en matière d’accompagnement stratégique ?

Au cours de ma carrière j’ai pu   aider des dirigeants et actionnaires dans des problématiques très diverses. Les situations sont très variées, tout comme les marques de luxe sont très différentes les unes des autres. Cela montre bien que les besoins dans le secteur du luxe sont nombreux et que chaque situation est singulière. J’ai par exemple mené des recherches de distributeurs pour des marques, et ai fait quelques introductions de stylistes ou managers pour compléter les équipes des marques. C’est très enrichissant.

Parmi les expériences les plus marquantes, je garde en mémoire mon travail de conseil auprès du groupe britannique French Connection, côté en bourse, sur la vente de la marque de créateur Nicole Farhi. J’ai également accompagné un maroquinier français, une société familiale, dans une levée de fonds auprès d’un investisseur privé. Par ailleurs, j’ai conseillé les propriétaires-dirigeants d’une marque de joaillerie dans un examen stratégique des opérations - l’analyse portant entre autres sur la production et stock, politique de prix, alternatives de distribution. Ces expériences me permettent d’avoir une vision large d’un secteur en mouvement permanent. Elles m’ont surtout appris qu’il était important de prendre du temps pour comprendre le fonctionnement d’une entreprise – que ça soit la création, production, distribution ou financement.
 
cc/ Pixabay
cc/ Pixabay

Le conseil stratégique dans le secteur du luxe nécessite-t-il d’employer des méthodes de travail spécifiques ? Quelle est votre approche de ce métier ?

Il est selon moi primordial d’aborder une nouvelle affaire sans avoir d’a priori sur sa taille ou la nature de l’opération. Chaque mission que je mène est taillée sur mesure, en réponse aux problématiques différentes. Je m’appuie autant sur mon expérience dans le secteur du luxe que sur mon background en banque d’affaires. Je travaille sur des solutions qui intègrent aussi bien la stratégie de la marque que l’ingénierie financière et l’accompagnement des actionnaires.

Concrètement, les clients m’appellent souvent à propos d’une transaction. Au cours de nos séances de travail, les problématiques se développent et dépassent le seul champ de la transaction. Cela rend le travail très complet et permet d’être en phase des besoins d’une société et ses actionnaires.

Je cherche à connaître le produit et son positionnement, puis j’émets un avis sur les dynamiques opérationnelles de l’entreprise et le financement de l’activité. Cela permet de bien définir les opportunités d’investissement ou de croissance ou encore de trouver le bon investisseur ou le financement en adéquation avec la stratégie d’une marque ou une société.
 

Est-ce à dire que les grands établissements de la place sont incapables d’offrir ces services ?

Les banques d’affaires  ne peuvent pas avoir la même flexibilité et la relation avec un client est souvent moins personnalisée. Leur fonctionnement est généralement organisé autour de la réalisation de grandes fusions-acquisitions transfrontaliers et les IPO, et moins autour de l’accompagnement des entreprises.

S’agissant du conseil des PME, l’approche des cabinets indépendants est généralement par pays et non par secteur. Cela fonctionne bien pour beaucoup d’industries, mais ça peut être un handicap dans le luxe, où les sociétés sont résolument internationales quelle que soit leur taille.
 

Une question plus personnelle pour conclure. Vous êtes expert-comptable de formation. Quel a été votre parcours jusqu’ aux M&A et au conseil stratégique dans le secteur de luxe ?

Après ma licence à la London School of Economics, je suis entré chez Deloitte à Londres et j’ai passé les examens pour devenir expert-comptable. Désireux de travailler dans le secteur de l’industrie, je suis entré peu de temps après comme analyste financier dans un grand groupe industriel, le sidérurgiste Usinor qui appartenait à l’Etat français à l’époque. Mon poste m’a amené à travailler sur la restructuration financière du groupe en vue d’une future privatisation (5) ainsi que sur du lobbying aux Etats-Unis pour défendre nos exportations (6).

Cette expérience au sein de la direction financière a aiguisé ma curiosité pour la finance et en 1997, j’ai rejoint la banque d’affaires Paribas dans le département de fusions-acquisitions. Dans les premières années j’ai travaillé dans une équipe chargée des valorisations des affaires complexes (Business Valuation Team), où j’étais responsable des dossiers non francophones. J’ai pu voir des transactions très variées, dont la privatisation des autoroutes en Italie ou encore la vente de Samsung Motors à Renault pendant la crise économique en Corée.
Puis, en 2000 je suis entré au département consumer goods, où j’étais responsable du secteur luxe. C’est véritablement ici qu’a commencé mon travail dans le secteur, avec les équipes basées à travers le monde – en Italie en particulier.

 

(1) Rachats importants  sur la période de 1999-2000-2001 : LVMH – Fendi, Donna Karan, Tag-Heuer, Zenith ; PPR (Kering) – Yves Saint-Laurent, Boucheron, Bottega Veneta, Gucci ; Richemont - Van Cleef et Arpels, Jaeger-LeCoultre ; Prada – Jil Sander, Church ; Swatch - Breguet
(2) Travaillant pour les actionnaires – le CNP (le holding d’Albert Frère) et L Capital
(3) Bain Luxury Goods worldwide Market study Fall-Winter 2015. On voit également l’importance du trio historique Paris-New York - Londres qui maintient une part de marché de 20%.
(4) Un consommateur aujourd’hui souhaite acheter ce qu’il voit dans les défilés diffusés sur internet et ne pas attendre plusieurs mois pour que les collections soient livrées dans les boutiques.
(5)  La société a été privatisée en 1995.
(6) Usinor était appelée à se défendre devant l’administration américaine contre les plaintes déposées par des sidérurgistes américains pour avoir reçu des subventions de l’état français, ce qui créait selon eux de la concurrence déloyale. Un travail intense de 5 ans avec des avocats brillants à New York et à Washington. Nous avons bien réussi notre défense, et le marché américain est resté ouvert.




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