Les rouages de la guerre économique : compréhension et enjeux

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« L’intelligence économique est la clé de voute de la stratégie d’une entreprise comme d’un État ». Nicolas Moinet, auteur de l’ouvrage « De la compétition à l’affrontement » publié chez Valeur Ajoutée Éditions, nous éclaire sur le poids qu’ont aujourd’hui l’intelligence et la guerre économique dans le façonnage de notre monde. 

Qu’est-ce qui différencie, selon vous, la guerre économique de la simple compétition commerciale entre multinationales ?

N.M. : Ce qu’on nomme compétition, et qu’on devrait plutôt appeler concurrence, est une émulation qui permet de se développer sur un marché avec d’autres. Pour reprendre une image classique, c’est un jeu-gagnant-gagnant car le gâteau grossit en même temps que les parts sont distribuées. Je me développe, tu te développes, il se développe. Certes, tout le monde ne gagne pas autant et au même rythme mais c’est secondaire. La compétition au sens premier est un jeu gagnant-perdant. Je remporte l’appel d’offre, pas toi. Dans une compétition, n’y a qu’un champion, un seul médaillé d’or. L’essentiel n’est pas de participer mais de gagner. C’est donc la base de la guerre économique qui, elle, change la nature du rapport de compétition pour passer à l’affrontement. La guerre, au sens général, est un acte collectif organisé et violent qui vise la soumission de l’autre. La guerre militaire en est son expression la plus violente et létale. La guerre économique est une confrontation entre parties (États, entreprises, ONG,…) qui vise à capter, contrôler des ressources, accaparer des richesses, accroître sa puissance par l’économie (CR 451).

Comment se présente concrètement cette compétition ?

N.M. : Les outils de cette compétition sont l’ingénierie sociale et cognitive. La cible n’est ni vaincue ni contrainte, mais des grilles de lecture ou des critères de légitimité étrangers lui sont insensiblement inoculés. Il ne s’agit plus de soumettre l’autre par la force mais de le rendre dépendant par la technologie et les normes. De ce point de vue, la politique d’influence des Etats-Unis peut être élevée au rang de modèle. Les Chinois l’ont d’ailleurs bien compris, qui n’ont pas laissé les GAFAM les encercler cognitivement, et ont développé leurs BATHX. L’Union Européenne aura, de ce point de vue, fait preuve d’une naïveté confondante face à des manœuvres d’encerclement remarquables. L’une des dernières en date l’a conduit à voter l’interdiction des véhicules thermiques en 2035, ouvrant ainsi la voie au rouleau compresseur industriel chinois. Remarquable manœuvre d’encerclement sur fond de transition énergétique. Quant à la France, elle a longtemps fait preuve d’une naïveté coupable faute de grille de lecture stratégique appropriée. Or, comprendre les soubassements de cette compétition lui aurait, par exemple, permis de décrypter la stratégie de certains acteurs politiques et économiques allemands pour saboter le nucléaire français via, par exemple, le financement d’ONG ou d’associations. C’est là que l’intelligence économique s’avère cruciale.

Justement, pouvez-vous expliquer comment les États utilisent l’intelligence économique pour préserver leur souveraineté ?

N.M. : Dans mon ouvrage, je reprends la grille d’analyse en cinq axes proposés par Christian Harbulot, pionnier de l’intelligence économique en France et directeur du Centre de Recherche CR451 de l’École de Guerre Économique. A savoir : la limitation des dépendances, la localisation de l’activité industrielle, la capacité à se projeter sur les marchés extérieurs, l’entrée dans la compétition informationnelle et la lutte contre la prédation économique. À l’intersection de l’économie et de la stratégie, l’intelligence économique consiste à créer et mettre en œuvre un dispositif agile où le renseignement ouvert, la sécurité et l’influence permettent de répondre à ces cinq axes. C’est ce que nous ont enseigné les Japonais puis les Américains et désormais les Chinois. Mais pour être au service de la souveraineté, ce renseignement doit relier les impératifs de sécurité avec les intérêts de puissance.

Comment la France pourrait-elle développer son intelligence économique ?

N.M. : La limitation des dépendances appelle un travail de prospective transversal qui associe les régions et certains acteurs privés en lien avec l’Union européenne. Si l’idée d’une souveraineté européenne est un non-sens, la souveraineté nationale ne peut pas se penser néanmoins sans l’appui de l’Union, par exemple pour mettre en place des mesures anti-dumping ou développer une industrie des semi-conducteurs. Au niveau de l’État, la récente stratégie de sécurité économique mise en place par le Japon mérite d’être disséquée tant elle paraît être une voie à suivre avec la préservation de l’autonomie stratégique et le renforcement de « l’indispensabilité stratégique », cette dernière visant à accroître l’influence des acteurs économiques nippons dans la structure industrielle mondiale. Selon nous, dans une économie ouverte, il faut effectivement penser à la fois en termes d’indépendance et d’interdépendance stratégiques. Corollaire de l’axe précédent, la lutte contre la prédation économique a été renforcée depuis quelques années avec la création du Commissariat à l’information stratégique et à la sécurité économique et la Charte État/région sur la politique publique d’intelligence économique. La localisation de l’activité industrielle repose sur le couple renseignement/innovation dès l’amorçage des projets considérés comme stratégiques dans une période marquée par l’innovation ouverte et la disruption. La capacité à se projeter sur les marchés extérieurs appelle la création de « Task Forces » impliquant tous les services des premier second cercles, mais aussi la diplomatie, les affaires européennes et bien sûr certaines entreprises privées. Dans ce domaine, l’information dite ouverte doit être prééminente, le renseignement d’intérêt économique fermé ne se justifiant qu’en matière de protection, de contre-ingérence ou de prévention de situations à hauts risques comme les zones de guerre, la piraterie ou la grande criminalité. Enfin, les nouvelles confrontations informationnelles impliquent de nouveaux dispositifs, agiles et créatifs pensés dans une véritable synergie public-privé.

L’intelligence économique serait donc la clé de voute de notre souveraineté dans la guerre économique ?

N.M. : Exactement. L’intelligence économique est, avant toute chose, une culture des rapports de force, loin d’une vision angélique des relations économiques, où le renseignement ouvert (légal) et l’influence visent à être plus agile que le compétiteur. Une posture qui fait de la sécurité économique une opportunité autant qu’une contrainte : protéger ses actifs stratégiques nécessite de les recenser, de repérer ses maillons faibles et failles sécuritaires, impose de repenser son management, de prendre soin de sa réputation, invite à repositionner sa communication, notamment numérique. Opérationnelle, l’intelligence économique dispose d’une boite à outils complète. Politique, elle est la clé de voute de la stratégie d’une entreprise comme d’un État. C’est en ce sens qu’elle peut être considérée comme un art opératif dans la guerre économique.

Couverture De La Competition A L Affrontement Big

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