Nous avons vu précédemment www.journaldeleconomie.fr/Qu-est-ce-que-la-souverainete_a11765.html que la souveraineté rimait avec indépendance selon les institutions françaises, en raison de son rattachement historique aux sciences politiques.
Nous avons ensuite abordé la question de la souveraineté juridique et l’expression contrariée du droit national en raison de la mise en panne du droit international : www.journaldeleconomie.fr/La-souverainete-juridique_a11829.html
Puis, nous nous sommes attachés à étudier le concept de souveraineté économique à la lueur des rivalités économiques www.journaldeleconomie.fr/La-souverainete-economique_a11879.html
Enfin, nous avions étudié le concept de souveraineté exprimé sous l’angle de la sécurité nationale, vue comme la mise en œuvre de la souveraineté dans sa dimension stratégique www.journaldeleconomie.fr/De-la-souverainete-a-la-securite-nationale_a11992.html
Désormais, nous achevons notre cycle sur la souveraineté en revenant sur les principes d’une économique colbertiste, dirigée à travers le Plan qui a façonné la France et sa reconstruction à l’issue de la Seconde Guerre mondiale, dont le modèle a été dernièrement renouvelé avec le haut Commissariat au Plan (HCP).
Du postcolbertisme au Plan
Il est incontestable que la globalisation s’est imposée à tous les pays du monde, ou presque, à l’aube du 21e siècle, dès l’instant où le monde soviétique s’est effondré.
Mais auparavant déjà, le libéralisme avait triomphé. La France avait épousé la mondialisation sous le septennat de Valéry Giscard d’Estaing. En effet, à partir de 1974, rompant avec le protectionnisme tempéré qui avait prévalu, la France s’est intégrée au système de libre-échange mondial [1]. Cette action s’est traduite par l’intégration toujours plus poussée à la Communauté européenne (puis l’Union européenne), et en second rang par l’adhésion des autorités européennes aux idées libérales (à dater de l’acte unique européen de 1986 négocié par Jacques Delors). Ce mouvement s’est en particulier accéléré à partir de 1983, après la parenthèse du gouvernement Mauroy et les nationalisations des grandes entreprises françaises.
Capitalisme contre capitalisme
Pourtant, avant de sombrer dans une globalisation dérégulée, la France, comme l’Europe en général, avait encore deux options possibles entre le capitalisme libéral-financier de type anglo-saxon, qui sera in fine épousé, et le capitalisme rhénan, qui fut aussi le modèle nippon.
Le modèle libéral-financier
Selon Michel Albert, ancien Commissaire au plan [2], le capitalisme anglo-saxon est un libéralisme outrancier, reposant sur la réussite individuelle, le profit financier à court terme et la médiatisation.
Pour Jean-Louis Beffa, capitaine d’industrie français, les principales caractéristiques de ce modèle libéral-financier sont :
- un marché de capitaux dérégulé ;
- une direction de l’entreprise soumise aux intérêts immédiats de l’actionnaire ;
- une innovation débridée ;
- un marché du travail flexible ;
- des taux de change flexibles, mais contrôlés ;
- une politique de concurrence favorable au consommateur (affaiblissant d’autant les fleurons nationaux).
Les principes de ce capitalisme libéral (ou libéral-financier) anti-keynésien ont été énoncés par l’économiste Milton Friedman de l’école néolibérale dite « de Chicago », et mis en pratique par Ronald Reagan aux États-Unis d’Amérique et Margaret Thatcher en Angleterre. Sa doctrine se résume brièvement par : allégements des impôts, contrôle strict de la monnaie, déréglementations et privatisations.
Parmi les propos de son inspirateur, nous relevons :
« Je m’oppose à toute ingérence du gouvernement dans l’économie » (1975)
« L’histoire est sans appel : il n’y a aucun moyen (…) pour améliorer la situation de l’homme de la rue qui arrive à la cheville des activités productives libérées par un système de libre entreprise » (1979)
« La concurrence du marché, quand on la laisse fonctionner, protège le consommateur mieux que tous les mécanismes gouvernementaux venus successivement se superposer au marché ».
Cela s’est traduit par un recul de l’industrie (délocalisée dans les pays à bas salaires), une augmentation de la dette (et les premiers budgets déficitaires), un chômage structurel, une spéculation vertigineuse et débridée, dé corrélé de réalités économiques, des écarts de revenus indécents, des entreprises pilotées à court terme, vidées de leur substance, une médiatisation à outrance où l’information devient une valeur financière.
Pour Maurice Allais, prix Nobel d’économie français en 1988, l’économie semble alors « s’être abandonnée à une sorte de délire financier spéculatif où apparaissent des revenus énormes sans fondement réel, dont les effets démoralisants sont réellement sous-estimés ».
Le modèle colberto-industriel
Ce capitalisme sauvage – comme le disent certain – s’oppose à un capitalisme rhénan, considéré comme avantage vertueux. On évoque le capitalisme rhénan, car il est né en Bavière, et symbolise la puissance industrielle alémanique. Il est aussi nommé modèle commercial-industriel.
Ses fondements sont assis sur :
- une politique de production industrielle locale, destinée à l’exportation ;
- un marché du travail encadré et structuré ;
- une gouvernance des entreprises sur un temps long, avec un capital fermé ;
- une monnaie forte et régulée ;
- une culture économique de la population ;
- une balance commerciale excédentaire et un budget à l’équilibre voire bénéficiaire constituant d’autant des réserves monétaires.
Ce système économique est équidistant du socialisme d’État et de l’ultralibéralisme.
Peu ou prou, ce fut le modèle colbertiste français, cette troisième voie gaullienne entre capitalisme et socialisme qui a prévalu jusqu’en 1983, tradition avec laquelle la France a depuis lors rompu.
Désormais, adossée à une Europe ouverte et victime de prédateurs économiques, la France connaît tous les maux du capitalisme libéral-financier.
Le recours au Plan stratégique
J’observe que la croissance de la Chine n’a rien de libéral,
puisqu’elle procède d’un État planificateur, qui profite de la mondialisation des autres sans, lui-même, en appliquer les règles.[3]
François Lenglet
Bien qu’ayant combattu « l’Ancien Monde », Emmanuel Macron a voulu faire renaître de ses cendres un Haut-Commissariat au Plan (HCP), confié à François Bayrou, lui-même lointain descendant politique de Jean Monnet qui fut le premier le premier commissaire au plan et dont il revendique la filiation et la figure tutélaire.
Le temps long du Plan
Le « Plan » – souvent déconsidéré, car participant d’une vision soviétoïde ou bureaucratique – a néanmoins connu de grandes heures pendant la reconstruction de la France dans la période post seconde guerre mondiale. Ce serait un outil purement administratif et peu dirimant s’il n’était qu’un appareil abandonné aux seuls technocrates. En revanche, à l’instar de la Chine ou des autres grandes puissances (comme de Council of economic advisers aux États-Unis où siégea notamment Joseph Stiglitz, Prix Nobel d’économie), c’est un levier stratégique, pour peu que lui soit attribuée une hauteur de vue sur un temps long, rendu à l’État stratège.
Le plan est d’abord un centre d’étude de réflexion destiné, après analyse, à aider à la décision stratégique. Il doit pouvoir s’ancrer sur des périodes calendaires suffisamment espacées pour s’inscrire dans une durée donnant des résultats.
Selon François Mitterrand (1988) [4] :
« l’intérêt stratégique des Plans, qui fut de donner à l’État une vision claire des capacités de son économie : “Les pays qui réfléchissent à leur avenir sont en avance sur les autres. Une nation a le droit de savoir où elle va (…) J’ai vu avec beaucoup de tristesse le Plan perdre pratiquement jusqu’à toute réalité au cours des dernières années. (…) La planification fait partie des instruments principaux de la réussite de la France d’ici à la fin du siècle”.
Il ne s’agit pas d’un cadre strict et règlementaire destiné à tuer dans l’œuf toute initiative ni à demeurer figé en cas d’imprévu, mais à fixer un cap stratégique et orienter les ressources de l’État sur but déterminé. C’est aussi renouer avec les principes d’une souveraineté économique et industrielle.
Le dernier plan français s’est éteint en 2006 avec feu le « Centre d’Analyse Stratégique », auquel lui a succédé le « Commissariat Général à la Stratégie et à la Prospective », qui fut davantage une coquille vide dès lors qu’il n’avait plus d’attribution d’aide à la décision, mais de « jeter un regard neuf sur l’économie et la société ». Autrement dit, la prospective a effacé la stratégie. Un ectoplasme a succédé en 2013 dénommé « France Stratégie » jusqu’à la création du Haut Commissariat au Plan (2020).
Le « nouveau » Plan
Or, les temps nouveaux, à la suite d’une crise sanitaire majeure, et dans la reconstruction d’un « monde d’après » devait amener à refonder ce Plan qui n’avait pas démérité dans des temps aussi troublés.
Désormais, le HCP est chargé d’animer et de coordonner les travaux de planification et de réflexion prospective conduits pour le compte de l’État et d’éclairer les choix des pouvoirs publics au regard des enjeux démographiques, économiques, sociaux, environnementaux, sanitaires, technologiques et culturels.
À ce stade, il n’est pas question de haute stratégie, mais de notes d’étude et d’ouverture. Il est dépourvu d’administration propre. Dès lors, on peut douter de la pertinence de l’analyse, au-delà de l’appareil affiché.
Or, à l’instar du commissariat au plan d’après guerre, il faut être en mesure d’instaurer un véritable plan d’indépendance stratégique, en lien avec a doctrine de sécurité nationale. Ce faisant, outre les notes d’analyse par domaine déjà produites, le HCP doit s’inscrire dans la durée et participer, au même titre que le Secrétariat Général à la Défense et à la Sécurité Nationale (SGDSN) à la conduite stratégique de l’indépendance économique de la France.
Ainsi, de même que la SGDSN établit et rend public (partiellement), une revue stratégique de défense et de sécurité nationale (inscrit dans la Loi de Programmation Militaire de 2018) [5], le HCP doit être un centre névralgique de pensée et d’action stratégique en matière d’indépendance et de souveraineté économiques.
À cet égard, il faut saluer la clairvoyance du SGDSN qui lors de l’actualisation de sa revue stratégique en 2021 a notamment pointé les problématiques de guerre de l’information, de l’instrumentalisation du droit par ses effets d’extraterritorialité, la compétition stratégique des puissances (et le déclassement stratégique de l’Europe qui n’a pas cessé de s’accentuer en raison des divergences internes comme en témoigne l’affaire des sous-marins de Cambera), la montée en tension des cyberconflits, et the last but not the least, l’objectif de « souveraineté retrouvée ».
Il n’en demeure pas moins que le SGDSN intervient plus particulièrement dans le cadre de la défense nationale et de la sécurité publique, et faute d’intégrer la sphère économique dans ce schéma stratégique, ce précédent doit servir à refonder un Plan dédié à l’indépendance et à la souveraineté économique, embrassant en particulier la nécessaire réindustrialisation.
Avocat, Docteur en droit
Dernier ouvrage paru : « Gagner la guerre économique. Plaidoyer pour une souveraineté économique et une indépendance stratégique » VA éditions, 2022