En mai dernier, selon l’Institut Kiel pour l’économie mondiale, près de 85 milliards d’euros d’aide militaire, financière ou humanitaire avaient déjà été versés à Kiev. Jusqu’ici, les pays de l’Union européenne ont donné à la fois des aides bilatérales (11,74 milliards d’euros) et des aides communes provenant des fonds de l’Union européenne (11,54 milliards d’euros), soit un total de 23,28 milliards d’euros. Les États-Unis sont de loin les premiers donateurs, avec près de 49 milliards d’euros déjà annoncés depuis la fin du mois de janvier 2022, dont 25 milliards en aide militaire (56 % du total). L’aide globale de la France à l’Ukraine a été portée à 2 milliards de dollars contre 1,7 milliard jusqu’au printemps, soit 300 millions de dollars supplémentaires. Ce nouvel apport ne devait pas concerner le volet militaire… pour l’instant. Lors de sa visite à Kiev en juin, le président français Emmanuel Macron avait promis six canons autoportés Caesar supplémentaires, en plus des douze déjà livrés, ainsi que des missiles antichars, des fusils et bien d’autres matériels militaires sur lesquels Paris préfère rester discret. Effectivement, la fourniture en armes à l’Ukraine est un sujet sensible pour les Occidentaux. Des pans entiers de cette aide militaire sont d’ailleurs légitimement classés secret défense. Difficile dès lors d’en faire un détail précis.
L’inquiétude des services européens
Ainsi, un certain nombre d’informations ont rapidement fuité dans les médias concernant le problème des armes occidentales envoyées en Ukraine. Par exemple, une série de sources anonymes ont déclaré à CNN que Washington n’avait aucun moyen de suivre les armes qu’ils envoient ou de savoir où elles aboutissent lorsqu’elles entrent en Ukraine. « Cela tombe dans un grand trou noir, et vous n’en avez presque aucune idée après une courte période de temps », a déclaré une source à la chaîne. Selon le rapport de CNN en partie repris dans un article du magazine Les Crises et L’Info du Jour , tant les analystes militaires que les responsables américains reconnaissent que la quantité massive d’armes fournies par plus de vingt gouvernements pourrait à long terme « se retrouver entre les mains d’autres armées et milices que les États-Unis n’avaient pas l’intention d’armer ». Car une fois la frontière ukrainienne passée, les autorités du pays sont entièrement libres de décider comment et où les armes sont distribuées !
Dans un article du Washington Post , certains officiels américains reconnaissaient que « l’afflux sans précédent d’armes suscite la crainte que certains équipements ne tombent entre les mains d’adversaires occidentaux ou ne réapparaissent dans des conflits lointains – dans les années à venir » et regrettent « la capacité de Washington à garder la trace de ces armes puissantes lorsqu’elles entrent dans l’une des plus grandes plaques tournantes du trafic en Europe ». En juillet, Le Figaro rapportait l’inquiétude officielle de l’Union européenne qui annonçait sa coopération avec la Moldavie pour l’aider à contrôler sa frontière avec l’Ukraine et prévenir le risque de trafics d’armes en provenance de ce pays en guerre. En effet, la commissaire européenne aux Affaires intérieures, Ylva Johansson, reconnaissait même qu’elle avait « quelques indications sur un trafic » ! Et d’ajouter, sans plus de précisions, « Nous savons combien d’armes il y a en Ukraine et bien sûr, toutes ne sont pas toujours entre de bonnes mains » ! « Nous avons toujours des problèmes avec le trafic d’armes depuis (cette région) au profit du crime organisé, qui alimente la violence des réseaux criminels dans l’Union européenne », a conclu la commissaire suédoise. Le Monde , quant à lui, rappelait que plusieurs pays occidentaux s’inquiétaient de la dissémination des armes livrées et reprochaient un manque de « transparence » de la part des Ukrainiens sur la traçabilité des livraisons, en particulier sur les munitions et les armes de petits calibres.
Quant au directeur général d’Interpol , l’organisation internationale de police criminelle basée à Lyon, il s’inquiète aussi de « la grande disponibilité d’armes du conflit actuel qui entraînera la prolifération d’armes illicites dans la phase post-conflit ».
Depuis, comme par hasard, c’est quasi un « silence radio » sur ce problème. Pratiquement plus personne n’ose à présent parler de ces « rumeurs », de ces « fakenews » ou de cette « propagande russe ».
Un danger bien réel
Avant la guerre de février, le pays était le troisième parmi les plus corrompus du continent européen, juste après la Russie, en tête, et l’Azerbaïdjan.
Or, comme le souligne justement dans un récent article le criminologue français, Xavier Raufer, « Parlant parfois de théoriques “guerres hybrides”, mais incapables de concrétiser ce concept, les militaires-jugulaire de L’OTAN semblent renouveler, sur le front Ukraine-Russie, l’erreur terrible de leur campagne antiserbe, en 1999 : l’oubli de la mafia albanaise. L’OTAN savait tout de cette mafia : un épais document “très secret” de l’OTAN la dépeignait en détail ; mais sur place, nul ne l’inquiéta : elle était dans le camp des “gentils”, face au méchant Milosevic. Dans la guerre Russie-Ukraine, l’aveuglement perdure. En un total silence – nul média d’information n’en a parlé – il affecte une super-Sicile, une Albanie puissance 100 : l’arc carpatique ». Cette chaîne montagneuse qui s’étend de la Pologne à la Serbie, via la Tchéquie, la Slovaquie, la Hongrie, l’Ukraine et la Roumanie, est une immense zone grise, « hors-contrôle depuis toujours ». Elle est le « perpétuel refuge des bandits d’honneur, ou Haïdouks, plus féroces ici, encore, que dans les Balkans ; (…) Chaudron dont l’OTAN ne dit rien, ne sait rien – ou ne veut rien savoir – et qui pourtant, est fort dangereux ». L’expert français rappelle qu’en juillet dernier, le très sérieux Evening Standard de Londres révélait qu’aux Carpates, des « Gangs cherchaient à intercepter des cargaisons d’armes ukrainiennes pour les vendre au marché noir ». Un « péril d’autant moins théorique que le débouché séculaire des trafics de l’arc carpatique est Odessa, ville aujourd’hui assiégée et quasi-encerclée côté mer – pas optimal pour trafiquer. Pour cet arc, l’Europe reste le seul débouché praticable : orientale (Roumanie, etc.) ; occidentale (Pologne, Tchéquie ; de là vers le sud et l’ouest) ». Il conclut : « Comme partout, des clans criminalisés contrôlent les filières de contrebande. Diverses milices et “brigades patriotiques” vivent de ces trafics, désormais orientés ouest, depuis le blocage d’Odessa ».
Quoi qu’il en soit, malgré leur silence soudain sur ce phénomène, les gouvernements occidentaux ont mis leurs services spéciaux en alerte. Car pour les équipements militaires les plus imposants tels que les chars, les lance-roquettes multiples ou les canons, la traçabilité n’apparaît pas trop difficile à mettre en place. Le renseignement de terrain et l’observation satellitaire peuvent permettre de les localiser relativement facilement. Par contre, concernant les munitions et les armes de petits calibres, c’est plus compliqué. C’est la raison pour laquelle les polices et services spéciaux européens sont sur les dents. Les Javelin et les Stinger posent par exemple un réel problème. Comme en définitive, les millions de munitions, les fusils d’assaut, les armes de poing, les lunettes de vision nocturne, les gilets pare-balles high-tech, etc., et surtout, tous ces lance-roquette et lance-missiles légers et portatifs au maniement aisé, capables de neutraliser un blindé à plusieurs centaines de mètres de distance ou pouvant atteindre des hélicoptères et des avions de combat à basse altitude… comme des avions de ligne au décollage ou à l’atterrissage ! Lorsqu’on connaît la porosité entre le grand banditisme des banlieues, par exemple, et les réseaux jihadistes dans nos sociétés, l’affaire est plus qu’inquiétante.
Roland Lombardi est docteur en Histoire, géopolitologue et spécialiste du Moyen-Orient. Ses derniers ouvrages : Poutine d’Arabie (VA Éditions, 2020) et Sommes-nous arrivés à la fin de l’histoire ? (VA Éditions, 2021)