Le rail, un terrain de bataille économique

Dans un monde où les rails façonnent la puissance économique, François Nguilla Kooh, fort de ses vingt-cinq ans d’expérience dans les NTIC, nous plonge dans les enjeux stratégiques du ferroviaire. Il explore l’impact historique et actuel du rail sur la croissance économique mondiale et met en lumière les ambitions des grandes puissances, notamment les États-Unis et la Chine, tout en soulignant l’importance croissante de l’Afrique dans ce secteur. À travers une analyse approfondie, l’auteur révèle les défis technologiques, géopolitiques et économiques qui façonnent l’avenir du transport ferroviaire.

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Le rail, un terrain de bataille économique
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Le ferroviaire, moteur de la croissance économique

Le ferroviaire a été le catalyseur majeur de l’essor des économies des pays tels que l’Angleterre, la France, les États-Unis et tout récemment la Chine. Aux États-Unis par exemple, le réseau ferroviaire transcontinental (achevé en 1869) passé de 3000 KM en 1940, à 120 000 KM en 1860, et la baisse du coût de fret de 60 % ont une part contributive significative dans la mise en valeur des terres de l’Ouest américain, le développement du secteur industriel et pétrolier notamment comme le relate la note critique1 de Maurice Lévy-Leboyer, ancien chef de file des historiens-économistes français. En 2021, le nouveau président Joe Biden, incitait son pays à mettre en œuvre une loi qui donne au rail un rôle central dans l’économie future des États et ne pas se faire devancer par le reste du monde et notamment la Chine. Les États-Unis doivent selon leur Président être le leader mondial dans ce secteur sur les plans aussi bien géopolitique que socio-économique. Il ambitionne que son pays soi en tête en termes de qualité de son réseau et aussi d’innovation sur les trains à grande vitesse et ceux à énergies vertes telles que l’hydrogène. Mais le budget de 66 à 100 milliards adopté pour relancer le ferroviaire américain bien que conséquent reste très loin des centaines de milliards investis par la Chine.

L’ouvrage « Le ferroviaire un instrument de puissance2 », montre à quel point la filière du transport ferroviaire est en pleine effervescence, et que les projets pullulent sur tous les continents. De 2018 à 2022, le réseau ferroviaire mondial a été étendu de 23 300 kilomètres et le nombre de machines a augmenté de 20 000 unités. Les experts s’attendent à un taux de croissance annuel moyen de 2,3 % jusqu’en 2025. Le volume total du marché de 177 milliards d’euros à la fin de 2019, devrait atteindre 204 milliards d’euros en 20253. Avant 2020, une grande partie de la croissance ferroviaire était remarquée dans la région Asie-Pacifique et en Europe occidentale. Mais les tendances sont plutôt vers une croissance forte en Amérique latine et en Afrique et Moyen-Orient sur 2021-2023 par rapport à la période 2015-2017. Avec son Agenda 2063 qui vise à interconnecter les capitales et les pôles économiques, le continent africain ouvre des perspectives et opportunités à saisir. Pour atteindre les objectifs de ce projet au long cours, il faudrait a minima 12 000 km de nouvelles voies pour un coût d’environ 36 milliards de dollars. À cela s’ajoute la rénovation des 17 200 km de lignes ferroviaires existantes pour un budget de 7 milliards de dollars. Avec la mise en œuvre de la ZLECAF (la Zone de Libre-Echange Continentale Africaine)4, le commerce intra-africain des services de transport pourrait augmenter de près de 50 %. Quant à la demande de fret intra-africain, elle accroîtrait d’environ 28 % d’ici 2030. Pour réussir l’émergence d’un fret ferroviaire intercontinental, l’Afrique devrait se doter de 100 000 wagons, la construction d’infrastructures ferroviaires adéquates pour espérer passer de 3 % en 2022 à 7 ou 8 % d’ici 2030. Il est clair que les relais de croissance sur le ferroviaire pour les entreprises majeures du secteur, sont à rechercher dans le continent africain pour les trois prochaines décennies.

Alstom, Thalès, Siemens et le canadien Bombardier, leaders dans le secteur ont comme nouveau concurrent la CRCC (China Railway Rolling Stock Corp) qui s’installe confortablement dans le secteur au niveau mondial. La CRCC est présente dans 104 pays et régions avec 83 % des pays équipés de lignes ferroviaires. Elle a signé un contrat de ligne TGV en Indonésie qui lui a rapporté plus de 5,5 milliards de dollars et un autre au Mexique de près de 4 milliards de dollars. De 2020 à 2022, CRRC a gagné quasiment tous les contrats de métro et de tramway aux États-Unis à l’exception de celui de Washington. En 2016, après avoir été chargé en 2014 d’équiper en rames le métro de Boston, il a été choisi pour équiper les trains du réseau de métro de la ville de Chicago5. Sur le secteur de matériels roulants, la CRCC devance en termes de poids financiers, les constructeurs Alstom Transport, Siemens Mobility et le canadien Bombardier. Tous segments confondus, à l’échelle mondiale, la société des chemins de fer Deutsche Bahn pour l’Allemagne et SNCF pour la France occupent les deux premières places en termes de chiffres d’affaires et sont talonnées par la Russian Railways.

L’écartement des voies ferrées, une bataille géostratégique

Les écartements de voie conditionnent les possibilités de circulation sans transbordement, changement de boogies ou d’essieux et de matériel roulant. C’est un élément majeur de structuration et positionnement du marché. Il devient difficile à des entreprises du secteur d’avoir une polyvalence d’offres pour être concurrentiel sur certaines parties du monde. C’est aussi une contrainte rédhibitoire pour les intégrations régionales. C’est le cas en Afrique et de moins en moins en Europe.

Le conflit russo-ukrainien vient nous rappeler l’enjeu géostratégique de l’axe majeur de l’Ukraine dans les nouvelles routes de la soie entre la Chine et l’Europe. L’Ukraine détient le 3è réseau ferroviaire européen avec ces 23 000 km de voies ferrées, derrière l’Allemagne (39299KM) et la France (27 594 km). La différence d’écartement des voies entre le réseau ukrainien (1520 mm) et celui dit standard adopté par la plupart des pays européens (1435 mm) impose à la frontière de l’Europe des opérations lourdes et longues de transbordement sur d’autres wagons ou des changements des essieux des trains. Le fret ferroviaire ukrainien représente environ 12 millions environ de tonnes de marchandises.

Bataille technologique, vitesse, hydrogène

Il y a une course à la vitesse par le top des protagonistes sur ce secteur que sont l’Allemagne, la France, le Japon, la Chine. C’est dans le pays du Milieu qu’on retrouve le seul exemple en circulation du train le plus rapide du monde dénommé Transrapid. À 350 km/h en moyenne et 431 km/h en vitesse de pointe et sur une distance de 30,5 km, Shanghaï est en seulement 7 min de son aéroport. Il est prévu qu’en 2027, le Maglev japonais reliera Tokyo à Nagoya en 40 minutes, et Osaka en 1 h pour un coût estimatif de 70 milliards de dollars.   Il est à noter que le Transrapid a été construit par la firme allemande Siemens.

Après la traction à vapeur, celle au diésel et à l’électricité ont fait gagner en performance. Cependant le coût énergétique et l’investissement nécessaire pour la traction électrique avec les dispositifs de caténaires est conséquent. Bien que l’électrification ait été intensifiée, beaucoup de trains fonctionnent encore au diésel. L’étude l’UNIFE (Union des Industries Ferroviaires Européennes) et du cabinet Roland Berger présentée en 2022 au salon InnoTrans, le plus grand salon du monde dans le domaine du transport ferroviaire, estimait qu’en 2035, 20 % des trains européens utiliseront de l’hydrogène comme énergie pour la traction ferroviaire. Ces trains remplaceraient les engins diesel actuels sur les lignes dont l’électrification n’est pas jugée rentable6. L’hydrogène est le combustible qui rend possible l’industrialisation des batteries électriques qui se veulent à faible impact écologique. Plusieurs projets de trains à hydrogène se déploient à travers le monde. Une autonomie accrue des moteurs électriques est recherchée. Le train Coradia iLint produit par Alstom a battu en Allemagne record en parcourant en octobre 2022, 1175 km sans ravitaillement. Au japon, Toyota et Hitachi  se sont associés pour développer des projets autour de la motorisation à l’hydrogène7. Toujours en 2022 – Siemens Mobility en collaboration avec la Deutsche Bann dévoilait courant septembre 2022 une nouvelle génération de train à hydrogène dénommée « Mireo Plus H  ». Un seul train à hydrogène permettra d’économiser en 30 ans de durée de vie jusqu’à 45 000 tonnes d’émissions de CO2 par rapport aux déplacements en voiture.   Rien qu’en Allemagne, le marché de remplacement des matériels diesel atteindrait près de 7 Mds € pour environ 3000 rames. Soit près de 40 % du total européen.

Dépendance technologique

La dépendance de l’Europe et en particulier de la France vis-à-vis des produits hors Union européenne est flagrante et devrait alerter. Les participants de l’atelier sur « la sécurité ferroviaire du futur » organisé en mars 2021 par la FONdation pour une Culture de SéCurité Industrielle (Foncsi) l’ont d’ailleurs rappelé : « Les nouvelles technologies sont essentiellement fournies par des entreprises implantées en dehors de l’Europe, on peut aisément imaginer qu’en cas de relations diplomatiques tendues, celles-ci puissent leurrer le système pour provoquer un arrêt des trains par exemple. »8. Une lueur d’espoir quand même pour l’Europe. Lilian Leroux, président de Faiveley Transport et Wabtec Transit, paraissait plus confiant en septembre 2023 à Berlin lors du salon Innotrans. Selon lui, « L’Europe tire le reste du monde en matière d’innovation. L’industrie ferroviaire se construit au travers des constructeurs européens »9. Pour combien de temps encore ?

1_ Chemins de fer et croissance économique : l’exemple américain dollars [En ligne]. [1966]. persee.fr/doc/ahess_0395-2649_1966_num_21_3_421401

2_ De François Nguilla Kooh & Stéphane Doyen, VA Edition, Juin 2023
3_ Le marché mondial du rail devrait croître d’ici 2025 – l’UNIFE [2 octobre 2020]. www.railwaypro.com/wp/worldwide-rail-market-is-expected-to-grow-by-2025-unife-says/
4_ CEA, La Zone de libre-échange continentale africaine (ZLECAF) augmentera considérablement les flux de trafic sur tous les modes de transport [7 avril 2022]. uneca.org/fr/stories/la-zone-de-libre-%C3%A9change-continentale-africaine-%28zlecaf%29-augmentera-consid%C3%A9rablement-les
5_ Le métro de Chicago sera équipé par un géant chinois pour 1,3 milliard de dollars [En ligne]. [11 mars 2016]. letemps.ch/economie/metro-chicago-sera-equipe-un-geant-chinois-13-milliard-dollars
6_ Michel Chlastacz, Une étude optimiste sur l’avenir de la traction ferroviaire hydrogène [02 novembre 2022]. mobilitesmagazine.com/post/une-etude-optimiste-sur-l-avenir-de-la-traction-ferroviaire-hydrogene
7_ L’innovation ferroviaire sur de bons rails [12 octobre 2022]. leonard.vinci.com/linnovation-ferroviaire-sur-de-bons-rails/
8_ Atelier sécurité ferroviaire du futur – FONCSI [23 mars 2021]. foncsi.org/fr/media/synthese-atelier-ferroviaire-futur
9_ Olivier Cognasse, Au salon Innotrans, les PME et start-up tricolores du ferroviaire multiplient les innovations [23 septembre 2022]. usinenouvelle.com/article/au-salon-innotrans-les-pme-et-start-up-tricolores-du-ferroviaire-multiplient-les-innovations.N2047342
 

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