La mise en cause la plus fréquente, émanant principalement du côté russe, est l’élargissement de l’OTAN auquel Moscou aurait fini par répondre pour rétablir un glacis protecteur à ses frontières. Ainsi l’extension de l’OTAN se serait-elle déployée en contradiction avec les « promesses » faites à la fin de la guerre froide. Il est vrai que l’OTAN s’est élargie par phases à partir de 1999 – notamment avec l’adhésion des pays baltes en 2004 – et que la Russie a, de manière réitérée, fait état des « engagements » qui auraient été pris auprès de Mikhaïl Gorbatchev, notamment par le Secrétaire d’État James Baker, lors de la réunification de l’Allemagne. De ce fait, l’ancien président russe demeure voué aux gémonies dans son propre pays en raison de sa faiblesse supposée – et dans le cas d’espèce pour n’avoir pas négocié de manière formelle le retrait des forces soviétiques stationnées en Allemagne de l’Est en échange d’un non-élargissement de l’OTAN – tandis qu’il jouit toujours d’une aura incomparable à l’extérieur pour avoir transformé, de manière pacifique, le monde de la guerre froide.
Quoi qu’il en soit, le processus d’élargissement à l’Ukraine – ainsi qu’à la Géorgie – a été gelé en 2008 lors du sommet de l’Alliance à Bucarest. Le président français et la chancelière allemande s’étaient alors opposés à une telle perspective et tout au plus avait été maintenue dans le document final du sommet, sur l’insistance du président américain George Bush Jr, une « porte ouverte » destinée à ménager l’avenir. Pendant le cours de la guerre en Ukraine, sous la pression des événements et dans un souci de conciliation, le président Zelensky a fait de lui-même le constat de l’impossibilité d’envisager cette option.
Il est dès lors paradoxal que la victime expiatoire d’une Russie qui affronte en réalité l’Ouest de manière interposée, soit un pays qui n’est toujours pas dans l’Alliance atlantique et n’est pas près d’y rentrer. Depuis l’annexion de la Crimée et surtout les tensions armées et meurtrières dans le Donbass, il est devenu en effet impossible d’intégrer dans l’OTAN un pays en guerre. L’article 5 de la Charte de l’Alliance, qui prévoit la solidarité des membres en cas d’agression, devrait en effet lui être appliqué ab initio. L’adhésion de l’Ukraine serait donc une forme de déclaration de guerre à la Russie que l’Ouest ne peut envisager.
Le complexe obsidional russe, qui est ancien et ancré dans une longue histoire d’invasions, empêche manifestement Moscou de se soucier également de la menace qu’elle fait peser sur les pays européens. Il est clair que la guerre en Ukraine a accéléré le rapprochement de l’OTAN de pays tels que la Suède et la Finlande. L’enclave de Kaliningrad, ancienne Prusse orientale entre la Pologne et la Lituanie, appartient désormais à la Russie. Elle est hautement militarisée et il faudrait notamment s’assurer que des missiles hypersoniques n’y sont pas implantés. Cela ferait alors certainement ressurgir un débat du type de celui que l’Europe avait connu avec la crise des euromissiles dans les années 80. L’Union soviétique avait lancé une vaste campagne contre l’implantation des missiles de croisière et des fusées Pershing II – qui ne furent d’ailleurs jamais déployés – alors que ces armements étaient une réponse au déploiement des missiles SS 20 braqués vers l’Europe par l’URSS. Si méfiance il y a, on peut dès lors aussi concevoir qu’elle soit mutuelle.
Récemment a ressurgi une thèse, exposée comme un postulat, selon laquelle « pour les Occidentaux, seul comptait que l’URSS soit abattue » et un ancien ministre des Affaires étrangères s’est même exprimé en ces termes en s’appuyant notamment sur le programme de Ronald Reagan des dernières années de la guerre froide de « guerre des étoiles ». À cet égard, il convient de relever que le Président américain lui-même, qui avait pourtant qualifié dès 1983 l’Union soviétique « d’empire du mal » semblait s’être converti à un désarmement nucléaire total lors du Sommet de Reykjavik de 1986 ce qui donna d’ailleurs le tournis à ses propres administrations manifestement prises de court. Lors de la dernière phase de l’Union soviétique et la période qui a immédiatement suivi, le président George Bush Sr s’est montré soucieux ce ménager Mikhail Gorbatchev puis la nouvelle Russie. Son soutien au dernier dirigeant soviétique était en particulier motivé par la crainte que suscitaient les armements nucléaires dans un pays en pleine décomposition, d’autant plus que les arsenaux n’étaient pas entreposés uniquement en Russie, mais aussi en Ukraine, en Biélorussie et au Kazakhstan. Le cauchemar d’une « Yougoslavie avec des armes nucléaires » hanta même alors les esprits. Sentant le pays vaciller, George Bush Sr s’efforça d’avancer au plus tôt le Sommet de Moscou, qui se tint finalement en juillet 1991, au cours duquel fut signé le traité START 1 sur la réduction des armements nucléaires.
Pour cette raison majeure, il semble bien que le Président américain aurait pu s’accommoder de la survie de l’Union soviétique et de l’existence d’un parti communiste au demeurant fortement affaibli. Les « coups de boutoir » donnés par Boris Eltsine contre son rival Mikhail Gorbatchev n’ont aucunement suscité l’enthousiasme initial de l’Ouest, y compris en France auprès de François Mitterrand. Plusieurs chancelleries occidentales durent d’ailleurs s’efforcer ultérieurement d’établir et de développer une relation plus apaisée avec le nouveau dirigeant russe au risque de ne pas juger comme cela aurait dû être la « bataille du Parlement » d’octobre 1993 – au cours de laquelle Eltsine fit tirer au canon sur ses opposants – ou encore la première guerre de Tchétchénie. Sur le plan économique, le tableau mérite d’être nuancé. Si la nouvelle Russie, en mal de repères et aussi de compétences pour mettre en œuvre une gestion radicalement différente, a été sensible à l’excès aux sirènes d’un libéralisme pourtant alors inapplicable, on ne peut nier que les experts occidentaux parfois alors présents dans des ministères russes n’aient pas toujours été les meilleurs conseillers. Un Mikhail Gorbatchev, déjà ébranlé sur le plan intérieur et dont la popularité avait pâli, eut aussi à se plaindre de l’indifférence ressentie par rapport aux besoins de son pays. Invité aux G7 de Londres en juillet 1991 – qui préfigura ainsi le G8 –, il en revint les mains vides, sans l’aide financière à laquelle il aspirait, malgré les soutiens que tentèrent de lui apporter Mme Thatcher et le président Mitterrand. Il s’offusqua a posteriori que le Président Bush ait eu, quelques mois plus tôt, plus de facilités à financer sa guerre du Golfe, que de consentir à l’aide financière (NB : 20 milliards $) dont la Russie avait alors cruellement besoin.
Alors que le « Programme des 500 jours », conçu par des économistes autour de Gorbatchev – dont Yavlinsky – pour les années 1990-1992, ne fut jamais mis en œuvre, car considéré finalement comme une transition trop radicale, la « thérapie de choc » du gouvernement russe conduit par Egor Gaïdar et inspirée de l’École de Chicago est généralement présentée comme l’illustration d’une politique inadaptée aux réalités russes. Privatisations et libéralisation des prix sont des orientations qui furent finalement maintenues tout au long des années 90, y compris par le Premier ministre Victor Tchernomyrdine, successeur de Gaïdar dont toute la carrière s’était jusque-là déroulée au sein du Groupe d’État Gazprom. La Russie fut encouragée au libre-échange qui marquait également une rupture par rapport à la période soviétique. Le pays n’y était pas préparé et nombre de ses produits – tels les camions et l’automobile comme le montra la privatisation des usines ZIL – n’étant pas compétitifs sur le marché mondial, il en résulta une dislocation du tissu industriel russe.
On peut donc oser parler de responsabilités partagées, dans la mesure où de plus les aides occidentales, via le FMI ou la Banque mondiale, ne furent pas insignifiantes. Les privatisations « sauvages » des premières années de la transition sous Boris Eltsine, qui permirent à ce que l’on appelle une « oligarchie » d’émerger, sont un phénomène spécifique à la société et à l’économie du pays au cours de la période considérée. La « consanguinité » des oligarques et du pouvoir étatique est sans doute le phénomène principal qui a empêché jusqu’à aujourd’hui au pays d’avoir un développement plus harmonieux et moins inégalitaire. La question sur les responsabilités nous ramène à Mikhail Gorbatchev et à l’Ukraine. Mikhail Gorbatchev lutta de toutes ses forces pour prévenir la dislocation de l’espace soviétique et son projet de nouveau Traité sur l’Union élaboré à l’été 1991 fut l’un des facteurs déclencheurs du putsch du mois d’août. À l’inverse, son rival Eltsine s’attacha à promouvoir une Russie indépendante en s’appuyant sur un discours nationaliste. C’est lui qui, le 8 décembre de la même année, conclut avec ses homologues ukrainien et biélorusse un accord en vue de la Communauté des États indépendants (CEI). Or, le président russe actuel n’est pas l’héritier de Mikhail Gorbatchev, mais fut amené au pouvoir par Boris Eltsine qui bénéficia de la compréhension du soutien de l’Ouest. Étrange renversement de l’histoire, alors que la guerre en Ukraine est peut-être l’ultime soubresaut d’un empire qui s’écroulerait alors pour la seconde fois. Cet aboutissement se produirait paradoxalement pour le plus grand bénéfice d’un grand pays qui pourrait enfin se consacrer à sa modernisation et à son développement, selon sa voie propre, à l’intérieur de frontières définies.
Ancien ambassadeur
Ancien président du groupe Alstom à Moscou
8 septembre 2022