Pendant des décennies le bâtonnier évoluait entre le Palais de l’Ile de la Cité et les Palais de la République, se contentant d’un confortable rôle de représentation vis-à-vis de l’extérieur et de contrôle de ses confrères. Le poids du barreau de Paris lui conférait un quasi-statut de ministre de la justice bis, puis, depuis quelques années, la puissance financière de la CARPA lui assurait une oreille attentive de ses interlocuteurs.
Christiane Feral-Schuhl bâtonnier (2012-2014) avait su imposer une autre dimension à la fonction. Elle n’avait pas hésité à investir le terrain de la société, à se poser en vigie des libertés, pour rappeler que les avocats ne sont pas que des praticiens du droit, ils sont aussi une incarnation d’un principe démocratique essentiel, celui de la défense des droits de tout à chacun.
Force est de reconnaitre qu’après elle cette ambition d’intérêt général s’est étiolée.
Dans le même temps, au cours des dix années qui viennent de s’écouler, la société a connu de nombreux bouleversements qui ont affecté ce que nous appelons communément notre modèle de société, notre pacte social. Le rapport aux droits semble avoir été oublié, y compris par ceux qui ont en charge sa rédaction et son application. Des gilets jaunes ou des bonnets rouges veulent ressusciter les jacqueries médiévales en substituant une soi-disant légitimité populaire au droit commun, des politiques en viennent à expliquer qu’une élection ne vaut pas brevet de légitimité – dès lors qu’ils ne sont pas les élus cela va de soi – et que contestation et grèves valent correcteurs de tous les scrutins, des communautés agissantes et minoritaires essayent de présenter leurs revendications comme l’expression d’une majorité qui s’ignore reprenant en un sens le concept léniniste de la minorité qui aurait raison contre la majorité. On a le sentiment que le droit devient une matière malléable adepte d’un sur-mesure au point que chacun se sente à même de le constituer ou d’y puiser ce qui l’intéresse et lui convient.
Le mot « décivilisation » a surgi récemment dans l’espace public et politique. Ce terme n’est pas dénué de sens et devrait nous interpeller sans y rechercher une connotation politique. Il cherche à refléter une société en manque de repères qui suit une ligne de crête fragile entre le progrès et la régression. La violence physique semble prendre le pas sur tout autre mode de règlement d’un différend, cette même violence qui s’habille en harcèlement ou agression verbale dans l’espace public et les réseaux sociaux.
Ne soyons pas offusqué par les mots, il y a 30 ans on parlait de sauvageons, après a été évoqué le vandalisme caractérisant certains mouvements populaires, le fait de parler de « décivilisation » est, hélas, une simple évolution linguistique reflétant celle de la société et voulant se démarquer des mots de prédécesseurs.
Dans ce contexte sociétal, le rôle des avocats est primordial. Autant que celui des juges ou des policiers. La tendance qui prévaut de vouloir établir une hiérarchie entre ces trois corps est néfaste. Défendre les droits, appliquer la loi, prévenir les troubles sont les trois faces d’une même réalité sociale qui caractérise le bien vivre ensemble. Faire de tous les policiers des oppresseurs, des magistrats des liberticides aux ordres revient à transformer les avocats en inutiles acteurs d’un système dysfonctionnel et autocratique. A ma connaissance la France n’est ni la Chine ni la Russie, le respect de la justice ou de la police conditionne le respect que les avocats sont en droit d’espérer et qu’ils doivent mériter pour que ce triangle du droit puisse être équilibré.
La parole du bâtonnier de Paris étant, devant être, forte la personne qui occupera cette fonction importe les avocats, mais aussi tous les citoyens. Il lui appartient d’être audible et entendu. Une conception « urbi et orbi » de la fonction n’est pas une simple litote, mais bien une nécessité et peu seront en mesure de porter un tel engagement. À l’instar du roman de Virgil Gheorghiu nous ne sommes pas loin de cette 25e heure où les réalités se troublent, le bien et le mal se confondent et où le droit n’est plus qu’une notion lointaine à laquelle sont substitués l’arbitraire et l’iniquité.
Pour cette élection les duos de candidats se bousculent au portillon au point de se demander si tous les candidats ont saisi l’importance du moment. C’est regrettable et justifie de prendre position, même si cela n’est pas toujours bien vu. Seul le duo composé de Carbon de Seze et Benjamine Fiedler semble avoir la force de représentation et la conscience du moment pour constituer le bon choix tant pour notre Ordre que pour ce que la société est en droit d’attendre de celui-ci. Les autres candidats ne déméritent nullement, mais leurs projets sont par trop ancrés dans une dimension professionnelle pour ne pas paraitre étriqués et déconnectés des réalités du moment.