Journal de l'économie

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PENSER LA GUERRE ECONOMIQUE





Le 2 Mars 2018, par Hubert De LANGLE

Avec la sortie simultanée de trois ouvrages sur la guerre économique, nous assistons à l'émergence d'une véritable école de pensée dont l'un des initiateurs est Christian Harbulot. Une simple observation des ravages qu'occasionne une guerre qui ne dit pas son nom, mais dans laquelle nous (sur)vivons, impliquait en effet que la France se dote d'un corps de doctrine de guerre économique. Christian Harbulot nous l'offre avec son "Art de la guerre économique" où il retrace le cheminement de la guerre économique sur les trente dernières années. Nicolas Moinet, avec "Les sentiers de la guerre économique (l'école des nouveaux espions)" tire des enseignements de nombreux cas vécus ou observés et propose des pistes de réflexion sur l’économie et l’éthique des affaires dans un contexte de guerre économique. Enfin, Olivier de Maison Rouge, avec "Penser la guerre économique" nous offre un corpus de leçons stratégiques, tant économiques que juridiques ou militaires. Il répond ici à nos questions.


Olivier de Maison Rouge
Olivier de Maison Rouge

Le JDE : Vous avez tenté par cet ouvrage de théoriser la guerre économique. Vous pensez donc qu’elle relève d’un concept ?

O de MR : Il est a priori difficile d’en cerner toutes les composantes, ce d’autant que l’expression même de guerre économique ne fait pas l’unanimité, notamment chez les tenants du libre-échangisme qui réfutent tout interventionnisme étatique.
 
Davantage qu’une théorie globale formant un prêt-à-penser dont notre époque se satisfait trop facilement, j’ai entrepris de procéder de manière empirique et donc pragmatique pour en tirer les principales lignes de conflits et les ressorts d’un affrontement économique globalisé.
 

Pour revenir à l’expression de guerre économique, vous pensez qu’il faut bien admettre que celle-ci trouve à s’imposer ?

En effet, d’aucuns pensent – mais peut-être infléchiront-ils leur perception après avoir lu mon ouvrage – que les lois économiques demeurent celles d’Adam Smith et la « main invisible » régulant le commerce, sans intervention de l’Etat. La concurrence économique serait donc exclusivement des luttes entre entreprises pour des parts de marché. Autrement dit, une simple compétition industrielle et commerciale.
 
Mais cette approche ne résiste pas à l’examen des faits, notamment pour un juriste comme moi.
Si l’on ne peut – et pour cause car il demeure précisément à géométrie variable – parler de droit de la guerre économique, il faut bien reconnaître que les états sont à la manœuvre, édictant des règles juridiques, fiscales, douanières, environnementales, … qui favorisent les entreprises de ces états. En ce sens, les réglementations que j’évoque constituent des armes de cette guerre économique, dont les états sont des acteurs patents. De fait, la guerre, à la différence des guérillas, reste l’affaire des états.

Pouvez-vous développer le caractère juridique de la guerre économique ?

Dans mon ouvrage, précisément, je retrace sur les deux derniers siècles les différentes natures des guerres que l’Europe a connues. Et si j’en conclus – provisoirement – que notre continent n’a plus connu de guerre régulière, à tout le moins armée, depuis 1945, peut-être faut-il s’interroger sur le visage même de la guerre.
 
C’est en ce sens que je développe l’idée d’une guerre économique qui se substitue, dans un cadre géostratégique particulier, à la guerre plus conventionnelle.
Pour ma part, en juriste que je suis, j’ai identifié les normes qui permettent d’assouvir un état ou à tout le moins de l’affaiblir car ce sont bien les deux finalités de la guerre, là encore.
Les armes les plus classiques sont les barrières tarifaires (droits de douanes) et les barrières non tarifaires (normes techniques, environnementales …) ; mais cela nous ramène davantage aux concurrences d’ordre commercial.
 
Dans les rapports de puissance – concept cher à notre ami Christian HARBULOT – il faut constater que la guerre économique s’est durcie au cours de la dernière décennie. Nous sommes passés au hard law, anéantissant pour partie le soft power qui prévalait auparavant. Contrairement à ce que certains estiment, si la dérégulation prévaut actuellement, il n’en demeure pas moins que les états puissants édictent des lois contraignantes visant les entreprises étrangères. Il y a donc bien une action politique concertée.
 
A cet égard, le droit a été un artifice détourné pour occuper le terrain de bataille. Cela s’est confirmé avec l’utilisation de l’extraterritorialité des lois américaines dans l’affaire ALSTOM conduisant au démantèlement de ce fleuron industriel, mais auparavant TOTAL, TECHNIP, BNP PARIBAS avaient été ciblées. Cette œuvre de soumission juridique et de colonisation du droit qui va de pair est celle du désormais fameux Department of Justice (DoJ), équivalent de notre ministère de la Justice. Cela démontre à l’évidence que l’Administration américaine est à la manœuvre à des fins politiques.
L’Europe a tenté de riposter avec le RGPD[1] suite aux révélations d’Edward Snowden – afin de protéger les données personnelles des citoyens européens. Elle a également engagé un bras de fer fiscal avec les GAFAM. De l’autre côté de la planète, la Chine recrée une « route de la soie » destinée à se rapprocher de l’Europe. Il faudra être tout autant vigilants sur les moyens employés.
 
[1]Règlement général de protection des données personnelles applicable en mai 2018

Vous semblez faire de la fin du bloc de l’Est un tournant de la guerre économique ?

Il est vrai que dans un monde bipolaire, les choses étaient simples. Nous étions dans le camp du bien, avec un suzerain incarné par les USA, contre le monde soviétique. Quand ce bloc s’est effondré, au lieu de remettre en question notre propre modèle économique, la vassalisation a été renforcée.
Ayant basculé d’un monde bipolaire à une monde unipolaire, les USA sont devenus « le gendarme du monde », affirmant leur hyper-puissance dans tous les domaines. Avec justesse, notre ancien ministre des affaires étrangères Hubert VEDRINE opposait la règle que nos rapports avec les USA sont « amis, alliés, mais non alignés ».
 
Ce vœu pieux n’aura toutefois pas suffi. Tandis que la Russie était frappée de plein fouet par la libéralisation brutale de son économie, sous la présidence de Boris ELTSINE, les USA faisaient régner leur modèle économique unique. Cela s’est traduit par la constitution de l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC) en 1994 qui a pour objectif la libre circulation des marchandises et des capitaux. Ses règles sont dictées à l’origine par les USA. Ce faisant, ce n’est pas la mondialisation qui a gagné, mais la globalisation. Ce sont deux concepts souvent confondus à tort. La mondialisation a toujours existé : ce sont les conduites internationales des affaires commerciales des entreprises et parfois des états comme celles menées historiquement par les vénitiens, les génois, les néerlandais, les portugais, les phéniciens, … selon les époques. La globalisation recouvre un tout autre domaine dès lors qu’il s’agit d’un seul et même système économico-juridique répandu sur toute la surface du globe (et allant jusqu’à la négation des particularismes locaux tels que les enjeux culturels, cultuels, …). Poussé à son paroxysme, la globalisation tend à la standardisation.
 
Une Europe inféodée, dès 1992, s’est inscrite dans ce schéma à vocation universelle – dont nous mesurons aujourd’hui les limites – alors que certains imaginaient une alternative économique. C’est pourquoi j’ai cru devoir exhumer, notamment, les travaux de Michel ALBERT, ancien commissaire au plan, qui rêvait d’un capitalisme rhénan qui aurait pu être une autre voie.

Pourquoi sous-titrer bréviaire stratégique ?

J’emploie le terme stratégique car la guerre économique, comme tous les conflits, est faite de tactiques (moyens employés à court termes et à petite échelle destinés à remporter les batailles) et de grande stratégie qui peut être l’addition de tactiques et plus encore une règle générale conduisant à une victoire décisive. CLAUSEWITZ a écrit que « la tactique est la théorie de l’emploi des forces au combat, alors que la stratégie est de celle de l’emploi des combats en vue de la décision finale ».
Enfin, le choix de bréviaire s’imposait à mes yeux dans la mesure où chaque grand système de pensée repose sur une approche synthétique autant que systématique. Le principe du bréviaire est d’être un condensé théorique d’enseignements contenant les maximes essentielles à usage quotidien. J’ai volontairement rassemblé, sous des chapitres dûment choisis, des nombreuses citations formant cette pensée originale de référence. SUN TZU et Hervé COUTAU-BEGARIE ont à cet égard laissé un style remarquable que j’ai tenté d’emprunter.
A l’instar d’un dessin qui, en quelques traits, doit pouvoir en dire davantage que de longs discours, des mots bien ciselés et assemblés avec pertinences en disent aussi long et restituent à merveille une pensée.

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