Entretien avec Martine Kahane. De l’Opéra de Paris au Centre national du costume de scène

Le conflit russo-ukrainien montre chaque jour ses effets sur le monde de la culture. Des chanteurs russes dont la carrière s’est brutalement arrêtée, des danseurs ukrainiens membres de la Défense territoriale ou engagés dans un bataillon médical d’aide aux soldats blessés. Dans ce contexte géopolitique si nouveau, chacun se tourne vers ses origines et Martine Kahane, pour la première fois, tient à se présenter comme petite-fille d’émigrés ukrainiens fuyant les pogroms. Un père imprimeur, lettré, né sur la route de l’exil en Roumanie, une mère née à Hanoï d’une famille de coloniaux, son père étant avocat général au Tonkin. Des racines culturelles multiples, mais trop tôt coupées forgent une famille viscéralement attachée à la France par choix et qui en adopte la culture, les goûts littéraires et musicaux avec une reconnaissance infinie. « Quand on hérite de tout cela, on apprend à être adaptable, ce qui me sera fort utile ! »

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Entretien avec Martine Kahane. De l’Opéra de Paris au Centre national du costume de scène
Entretien avec Martine Kahane. De l’Opéra de Paris au Centre national du costume de scène - © journaldeleconomie.fr

« Tout ne s’apprend pas dans les livres »

Martine Kahane avoue d’emblée ce qu’elle doit à sa formation, la prestigieuse École des Chartes qui lui inculque rigueur, curiosité et volonté d’approfondir chaque sujet. Puis à la faveur d’un poste vacant, la voici directrice de la bibliothèque-musée de l’Opéra de Paris. Loin de s’enfermer dans les livres dont elle doit assurer la conservation, elle découvre la richesse de l’opéra et de ses acteurs et le spectacle du soir qui absorbe toutes les énergies. Le monde des danseurs la fascine, « Les danseurs m’ont appris qu’on avait un corps, qu’on n’apprend pas tout dans les livres. On apprend aussi par les sens, l’énergie, le mouvement ». Recherche universitaire et danse classique se rejoignent dans une même rigueur.

Si la recherche historique l’a façonnée, ce sont des rencontres qui l’ont aussi construite.
Quand Martine Kahane parle de ses patrons successifs, ce sont les grandes heures de l’Opéra de Paris qui défilent : Rolf Liebermann, héritier d’une histoire de la Seconde Guerre mondiale et incarnation de l’Europe de la Culture, redonne à l’Opéra de Paris son rang international ; François Lesure, grand musicologue, est passé lui aussi par le filtre rigoureux de l’École des Chartes ; Hugues Gall lance l’Opéra Bastille, enfin Brigitte Lefèvre, directrice de la danse ; un univers professionnel qui révèle de grandes amitiés, à hauteur des passions partagées.
 
La bibliothèque-musée de l’Opéra, un fond unique au monde

La bibliothèque-musée de l’Opéra dépend du département de la Musique de la Bibliothèque nationale de France (BnF). Habituée aux exigences du temps long de l’Histoire, Martine Kahane y découvre la tension de l’immédiat qu’est le spectacle du soir !  Être responsable de ce lieu, c’est d’abord hériter d’un fond unique au monde par sa richesse et son ancienneté (les partitions les plus anciennes datent du début du règne de Louis XIV) et qui a miraculeusement échappé à tous les incendies.

À peine arrivée, Martine Kahane voit tout l’avantage d’une bibliothèque située dans le Palais Garnier. Elle décide d’ouvrir ce lieu de recherche et multiplie les rencontres avec artistes, artisans d’art et scénographes. Passionnée de théâtre, elle travaille avec Richard Peduzzi, le scénographe de Patrice Chéreau, auquel on doit la maquette du Palais Garnier présentée au musée d’Orsay en 1986, puis en 1992 la rénovation des salles de la bibliothèque-musée réalisée grâce au mécénat de Henry Racamier, cofondateur du groupe LVMH.

Deux opéras et la création d’un service culturel

Martine Kahane aime les défis. Le renouveau culturel initié par Rolf Liebermann remplit le Palais Garnier tous les soirs. Le manque de salle de répétitions se fait alors cruellement sentir et la création d’un deuxième opéra s’impose. L’Opéra Bastille est inauguré en 1992. Lorsque Hugues Gall est nommé à la direction des deux opéras, il demande à Martine Kahane de créer un service culturel. Comment faire rayonner le patrimoine d’une institution riche de plus de trois siècles d’existence, comment faire découvrir l’univers de l’opéra et de la danse aux jeunes, notamment à ceux qui sont le plus éloignés du monde culturel ?

Une nouvelle rencontre arrive à point nommé, celle de Danielle Fouache, professeur de lettres totalement dédié à ce combat. Ensemble, elles créent un programme spécifique, « Dix mois d’École et d’Opéra », bientôt complété par « Opéra Université » consacré aux secteurs universitaires et aux grandes écoles. Pour Martine Kahane, la finalité de ce service culturel est de « former de jeunes citoyens », par la découverte de la scène, l’écoute et le respect des autres, la recherche de l’harmonie, l’apprentissage de la place du corps dans l’espace et la découverte que « pour réussir, il faut recommencer ». L’art de la danse, de la musique, du théâtre, un univers rigoureux au service de l’épanouissement du jeune citoyen, quel programme !
  L’aventure du Centre national du costume de scène

« Tu finis les travaux et tu ouvres Moulins, ordre du ministre, tu as un an ! ». C’est ainsi qu’après trente ans à l’Opéra, la carrière de Martine Kahane prend une nouvelle direction. Encore un défi, et un fameux à relever, l’ouverture d’un Centre national du costume de scène et de la scénographie (CNCS) à Moulins. Des grands projets prévus en région, Moulins est le seul qui sera réalisé. Lancé en 1997, il est inauguré en 2006 dans une caserne de cavalerie construite au XVIIIe siècle par Antoine, qui fut aussi l’architecte de la Monnaie de Paris, et classée Monument historique. Un musée unique en son genre qui conserve et présente des costumes de spectacle issus des collections de l’Opéra, de la BnF et de la Comédie-Française. Pour la première fois, ces trois institutions, fleurons de la culture française, travaillent ensemble.

Il aura fallu encore une autre rencontre, avec Delphine Pinasa, historienne de l’art, spécialiste du costume et de la mode, pour que le duo Martine /Delphine, commencé au Service culturel de l’Opéra, mène à bon port ce projet, Delphine succédant ensuite tout naturellement à Martine aux commandes ce grand vaisseau.   nnEn raison de la fragilité des costumes, le musée n’accueille que des expositions temporaires, aux thèmes les plus variés. Chaque costume exposé doit ensuite « se reposer » pendant quelque temps. Les seules salles permanentes sont celles consacrées à Rudolf Noureev, installées grâce aux dons de la Fondation Rudolf Noureev en 2008 et à la volonté de l’artiste de voir pérenniser ses collections.

À chaque nouvelle exposition temporaire, sa scénographie et son mannequinage spécifique, conforme au style de chaque costume et à ses spécificités. Faisant suite aux costumes du Carnaval de Rio, la nouvelle exposition, « Molière en scène » est consacrée aux costumes des pièces de Molière, quatrième centenaire de la naissance oblige ! À la suite de la création du Centre de Moulins, de nombreux théâtres ont pris conscience de la richesse de leurs collections de costumes et souhaitent une mise en valeur de ce patrimoine fragile. Complétant le premier noyau des collections, les dons émanent de lieux de spectacle, de compagnies comme aussi d’amateurs ou de familles d’artiste (les héritiers de Régine Crespin, par exemple).

Des fonds européens ont permis de restaurer les derniers bâtiments de ce grand site militaire qu’est le quartier Villars à Moulins, pour ouvrir un nouveau lieu dédié à l’interprétation du décor de scène, consubstantiel au costume. Les outils numériques et la 3D aideront à ce parcours, car si exposer des costumes est exigeant, mais doit rester attrayant, la conservation et la monstration des immenses décors de scène sont impossibles, ou presque…  nnDans l’aventure de Moulins, le costume de théâtre et la mode sont intimement liés. Cette collaboration entre la danse et la haute couture n’est pas nouvelle. L’exposition « Couturiers de la danse » a présenté en 2019 les costumes de scène réalisés par de grands couturiers depuis près de cent ans.
 
Le « vouloir »

Quels sont les ressorts d’une carrière aussi riche ? La rigueur, l’adaptabilité et surtout la ténacité. Diaghilev parlait du « vouloir » insiste-t-elle. Il en faut de la ténacité pour passer d’un rôle de scientifique à un rôle d’entrepreneur. Savoir constituer des équipes, s’enrichir de l’expérience des autres, respecter un budget et inventer, car « Si vous voulez ajouter quelque chose, vous devez supprimer quelque chose ». Être adaptable, notamment lors de son arrivée à Moulins où rien n’était prévu pour son accueil si ce n’est ces mots encourageants : « Je vais vous affecter un kit d’archéologue en mission » ! qu’elle rappelle en riant…nnMartine Kahane imaginait sa retraite bretonne consacrée à l’écriture de romans policiers. Mais c’était sans compter les nombreuses sollicitations auxquelles elle répond, toujours soucieuse de transmission. Cours, conférences, colloques se succèdent. Actuellement, elle termine une édition critique du « Fantôme de l’Opéra » de Gaston Leroux et prépare une « Petite histoire des ateliers de costumes de l’Opéra de Paris ». Les romans policiers vont devoir attendre.

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