Vous êtes à la tête du musée des arts asiatiques Guimet depuis 2013, pouvez-vous nous le présenter ?
Le musée doit son nom à Émile Guimet, grand industriel et grand mécène, voyageur passionné de civilisations lointaines et contemporain des Expositions universelles, qui souhaite ouvrir un « musée des religions » et où l’Asie tient d’emblée une large place. Il l’offre à l’État en 1889. Aujourd’hui, ce musée est le grand centre de la connaissance des civilisations asiatiques au cœur de l’Europe. Le souhait initial d’Émile Guimet : ouverture aux questions d’histoire de la pensée, et aujourd’hui aux questions de société, intérêt pour le monde tel qu’il est et pour toutes les formes artistiques
Entre art et diplomatie, chaque pays pratique un « soft power ». Comment voyez-vous le rôle du musée dans la diplomatie française ?
La diplomatie est un pain quotidien du musée. Par le biais des expositions et des prêts d’œuvres, nous sommes en relation avec un grand nombre de musées qui ont dans leur pays un rang particulier – le musée national de Chine ou Cité interdite à Pékin, musée national de Séoul, musée national du Palais à Taipei -, et tout le maillage des musées de toutes sortes, publics ou privés en Asie, à Tokyo, Kyoto, Phnom Penh, etc. Le musée est ainsi une chambre d’écho des cultures asiatiques. Les diplomates étrangers le savent bien et les ambassadeurs des pays concernés, après avoir présenté leurs lettres de créance, viennent bien souvent se présenter et visiter le musée. Dépendant, comme tout musée national du ministère de la Culture, nous sommes pour le Quai d’Orsay un lieu très identifié de diplomatie culturelle.
Dans les crises politiques internationales, quel est le rôle de l’art et des artistes ?
Dans le conflit russo-ukrainien, je suis très triste quand on somme des artistes à prendre position. Peut-on mettre sur la sellette l’amour de sa patrie ? On peut être critique, mais on est souvent fidèle à son pays. Quand le dialogue est impossible, l’obligation est de chercher les points de dialogue. Pour revenir à l’actualité, j’ai décidé, puisque nous avons un bel auditorium, où nous organisons régulièrement des concerts de musique classique, de réunir, à l’occasion de concerts, des artistes ukrainiens, russes, parfois biélorusses. Sans prise de parole qui détournerait cette harmonie à des fins politiques. La musique, seule. L’art, c’est une main tendue en permanence.
Dans les musées, la question des restitutions d’œuvres d’art acquises illégalement est un tabou. Qu’en pensez-vous ?
Comme tout musée, nous sommes très vigilants à la provenance des objets qui pour la plupart sont entrés depuis bien longtemps et sont très bien documentés. Quand je suis arrivée en 2013, j’ai vite compris qu’on évitait de parler des peintures de Dunhuang, pourtant sorties légalement de Chine en 1907. Mais les Chinois se sentaient dépossédés de ce patrimoine qui représente les témoins les plus anciens du bouddhisme en Chine et le sujet restait très sensible. L’approche salutaire a été de renforcer les coopérations spécifiquement autour de ces collections, de donner un accès optimal à toute la précieuse documentation les concernant. Il est fondamental de montrer aux Chinois l’importance que nous accordons à ce patrimoine si précieux pour eux ; nous avons numérisé toutes les œuvres les rendant ainsi accessibles aux chercheurs (International Dunhuang Project) et nous avons mis en œuvre les meilleures conditions de leur conservation. Nous illustrons ainsi le titre de « musée national » : nous apportons le même soin à nos collections, qu’elles soient chinoises ou françaises.
J’ai toujours été persuadée que si l’on est aborde ouvertement les sujets difficiles on peut faire tomber les barrières. Nous avions un sujet particulièrement irritant avec la Chine. Dès que je suis arrivée, une entrevue avec le ministre délégué pour la culture à l’ambassade de Chine et l’ouverture sur ces sujets a suscité une invitation à me rendre à Pékin pour en parler. C’était un pas décisif afin de traiter de concert, avec discernement, un dossier problématique avec l’appui du ministère de la Culture et du ministère de l’Europe et des Affaires étrangères.
Faire des restitutions une idéologie représente potentiellement un grand danger et relève d’une faute intellectuelle : celle de l’assignation de chacun à son territoire et à celui de sa mémoire ; nous sommes alors aux antipodes de tout universalisme, celui qui prévaut dans le projet que nous menons conjointement, avec les Émiriens, au Louvre Abu Dhabi. Je m’appelle Makariou*, je suis aussi de culture hellénique. Aurais-je dû, de ce fait, m’intéresser exclusivement à l’art grec ancien et à l’art byzantin ? J’ai choisi de traverser la mer, de travailler sur l’Islam, et de m’intéresser à celui qu’on m’avait donné officiellement pour ennemi, moi qui suis à moitié chypriote.
Le patrimoine est-il toujours instrumentalisé ?
Le patrimoine est un marqueur de mémoire et d’histoire commune ou en combat. Dans l’affrontement entre Croates et Bosniaques, la destruction du pont de Mostar n’était pas un hasard. On voulait détruire ce lien tangible entre les deux communautés. Il est important de mesurer ce que représentent symboliquement les noms et les lieux de patrimoine. De père chypriote et de mère française, j’ai vécu le traumatisme de l’invasion d’une partie de Chypre par la Turquie. J’ai appris toute jeune à ne pas entendre qu’une partie de l’histoire, je cherche toujours à comprendre le point de vue de l’autre. Je peux donc comprendre les Turcs.
C’est cette farouche volonté de comprendre qui a conduit toute ma vie professionnelle. Au Musée du Louvre j’ai crée le département des Arts de L’Islam, j’ai eu la chance d’être associée dès l’origine au Louvre Abu Dhabi. Après l’Islam, c’est le patrimoine lié au bouddhisme et les collections du musée national des arts asiatiques – de l’Afghanistan au Japon – qui a mobilisé toute mon attention. Dans la destruction des Bouddhas de Bâmiyân, en mars 2001, je voyais le signe d’un désastre à venir, je ne savais pas lequel. La destruction des Twins Towers le 11 septembre 2001 est une suite inévitable de cette idéologie mortifère. « Ce que l’on fait aux images, on le fait aux hommes ».
Comment voyez-vous votre rôle de Présidente du musée ?
Comme un mouton à cinq pattes ou un couteau suisse ! J’ai la chance de venir d’une famille d’entrepreneurs. Ce qui me permet de poursuivre le même objectif à la tête d’une équipe scientifique ou à la tête d’un microcosme qu’est le musée avec sa diversité de métiers et de milieux sociologiques : que pouvons-nous faire ensemble ? Le pouvoir faire seul m’intéresse.
Je n’ai pas besoin de l’urgence pour travailler, je préfère l’anticipation ; mais je m’amuse aussi du changement de « régime de temps » ; et c’est ce qui me permet de m’adapter à l’instant. Je suis la tortue ou le lièvre quand il faut. Ce double rapport au temps commande un rapport à l’environnement dans un contexte politique qui est facilement hystérisé. Ma formation d’historienne me rappelle la nécessité de « dezoomer » pour bien saisir un évènement.
Quels sont vos projets ?
Les crises internationales créent beaucoup d’incertitude. Nous préparons une exposition sur le 100e anniversaire de la mission archéologique française en Afghanistan (1922-2022). Jusque dans les années 1950, il y a eu un partage des fouilles entre le musée de Kaboul et le musée Guimet. Nous avions des collections totalement en miroir que l’exposition permettait de reconstituer pour le centenaire.
Mais la prise de Kaboul par les talibans nous a forcés à modifier le projet, ne pouvant sortir les œuvres du musée de Kaboul ; nous travaillons avec des archéologues afghans en exil, nous aborderons l’élargissement du spectre de l’archéologie afghane aux autres missions étrangères, l’évolution des techniques de fouilles, des terrains, des questions qui sont posées jusqu’à la conduite, ces dernières années, d’études sur des centres urbains anciens tels Hérat. Nous savons que les pillages d’œuvres vont recommencer du fait de la situation et la vigilance s’impose quant à l’afflux possible d’œuvres issues de pillages sur le marché de l’art.
Je suis fière de terminer mon 3e mandat et donc mes années au service du musée entre autres sur ce projet, avant d’autres responsabilités.
Continuer à ouvrir des voies et construire des ponts est un défi permanent. C’est ce qui m’anime.
Christine de Langle, Le Journal de l’Économie
* Sophie Makariou, Le partage d’Orient, Ed. Stock, 2021