Tout à la fois, musée de la photographie, cinémathèque, jardin botanique et arboretum, Le musée Albert-Kahn est ce lieu étonnant qui « ouvre, en lien étroit avec l’image et les jardins, sur l’histoire politique, économique et sociale française aussi bien qu’internationale, de l’affaire Dreyfus à 1940 »
La visite se déroule sur un site de plus de 4 hectares au cœur de Boulogne et s’ouvre sur un nouveau bâtiment dessiné par l’architecte japonais Kango Kuma, hommage contemporain au mécène qui avait une connaissance intime du Japon et de sa culture. Le visiteur accède à un espace muséal restructuré, des bâtiments restaurés et aux jardins où Albert Kahn aimait recevoir ses hôtes. Albert Kahn (1860-1940), un banquier philanthrope et humaniste
Né en Alsace dans la communauté juive de Marmoutier (Bas-Rhin) de parents commerçants, Abraham Kahn choisit de devenir français après la perte de l’Alsace-Lorraine et prend le prénom d’Albert. Entré comme commis dans la banque, ses qualités de perspicacité et de combativité lui permettent de faire carrière à Paris jusqu’à la création de sa propre banque. Il bâtit sa fortune en spéculant sur les mines d’or et de diamant découvertes en Afrique du Sud puis par des placements dans des projets industriels et des emprunts internationaux.
Mais la réussite en affaires « n’est pas son idéal » et soucieux d’apprendre, il reprend ses études avec Henri Bergson, qui vient d’entrer à l’École Normale Supérieure, une amitié va les lier à vie.
Sa fortune va servir un projet philanthropique : favoriser les liens internationaux entre les élites sur le plan social et politique pour favoriser la paix entre les peuples par une meilleure connaissance mutuelle. S’en suit une série de fondations et de bourses qui matérialisent son implication citoyenne.
Le musée Albert-Kahn
Albert Kahn lance en 1909 son projet d’inventaire visuel du monde « Les Archives de la Planète ». Le point de départ est son voyage autour du monde entre 1908 et 1909 accompagné d’un chauffeur mécanicien et photographe. Il en rapporte 4000 plaques stéréoscopiques et 2000 mètres de pellicules qui constituent le noyau des collections des « Archives de la planète » une collection unique au monde qui fait du musée un lieu d’éducation à l’image et par l’image.
En 1964, Henri Langlois, directeur de la Cinémathèque française, se voit confier la gestion de la partie animée de ces archives conservées depuis 1977 au Service des Archives du film de Bois-d’Arcy. Pour éviter la décomposition du support nitrate de ces images, le musée grâce au soutien financier du département des Hauts de Seine fait dupliquer l’ensemble de ces documents sur pellicule acétate puis plus récemment sur film polyester, plus résistant. Aujourd’hui, des dispositifs immersifs sont mis à la disposition des visiteurs grâce à la technologie numérique.
Avec les « Bourses de Voyage autour du Monde », Albert Kahn se soucie du « monde d’après » et de la jeunesse et noue un partenariat avec l’Université de Paris en 1898 : comme décloisonner le monde universitaire et offrir aux jeunes agrégés, d’abord des hommes puis des femmes, la possibilité de sortir de l’aridité de la recherche pour découvrir la réalité du terrain. La « Société autour du Monde » créée en 1906 entend ensuite favoriser les échanges entre les anciens boursiers et l’élite internationale.
En 1916, le « Comité national d’Études Sociales et Politiques » rassemble les travaux du monde intellectuel destinés à éclairer les autorités. Bergson désireux de rendre hommage à ce lien entre la pensée et l’action aura cette formule en 1937 « Je dirais qu’il faut agir en homme de pensée et penser en homme d’action ».
Albert Kahn résume ainsi en 1932 son activité prodigieuse de mécène « Nos fondations, conçues, ébauchées ou réalisées depuis 1897, ont eu en conséquence pour objet d’enregistrer [l’activité universelle] en vue d’en dégager l’esprit et delà, grâce à la Documentation ainsi constituée, de guider les Aspirations de l’Homme ». Mécénat auquel il doit mettre fin, le banquier est en effet ruiné par le krach de Wall Street en 1929.
Les jardins
De 1895 à 1920, Albert Kahn acquiert patiemment une série de parcelles qui composent à terme autant de « scènes paysagères ». Le promeneur passe d’un univers végétal à un autre, sorte de portrait en creux du propriétaire et de son époque. La forêt vosgienne rappelle son enfance, elle a été constituée de roches et d’arbres transportés par wagons de ses Vosges natales, nécessitant le démontage des fils électriques du quartier pour leur installation !nnLe jardin français reprend la géométrie des jardins du XVIIe siècle à côté du verger-roseraie. Le jardin anglais oppose à cette symétrie une organisation plus libre. La suite devient picturale avec la forêt bleue, couleur des cèdres de l’Atlas et des épicéas du Colorado, qui cache une clairière, le marais. La forêt dorée (du jaune des épicéas au printemps et de l’or des bouleaux à l’automne) mène à la prairie avec son foisonnement de fleurs sauvages. Le jardin japonais, qui occupe l’espace le plus important, est composé à l’origine, d’un village et d’un sanctuaire (qui a disparu), il est créé au tournant du XXe siècle, après les voyages d’Albert Kahn au Japon, qui n’hésite pas à faire venir des maisons un jardinier, un charpentier-maçon pour construire le village japonais.
Ces jardins, loin d’être un simple répertoire végétal, donnent l’image d’un monde aux multiples cultures qui loin d’opposer les hommes peut les aider à s’unir dans une recherche commune d’harmonie. C’est pour cette raison qu’Albert Kahn aimait y conduire ses prestigieux invités et les membres de ces différentes fondations.
« Voir, savoir, prévoir ». C’est toute la démarche éclairée et utopique d’Albert Kahn que le visiteur doit avoir en mémoire quand il sort de cet univers muséal. La culture et la nature en parfaite harmonie au service de la concorde entre les hommes. Un beau programme en temps d’incertitude.
Christine de Langle