Les relations franco-russes et la puissance du « soft power »
Chtchoukine et Morozov, ces deux noms, bien connus des collectionneurs et des historiens de l’art, sont aujourd’hui devenus familiers du public venu avec enthousiasme découvrir les expositions spectaculaires de la Fondation Louis Vuitton à Paris. Avec la présentation de la collection Chtchoukine en 2017, puis la collection Morozov présentée actuellement, la Fondation a réussi une magistrale opération culturelle, médiatique, politique et diplomatique.
Derrière cette spectaculaire réussite d’un « soft power » franco-russe, on devine ce qu’il a fallu de ténacité et de confiance entre les porteurs du projet, tant russes que français. Lorsque les relations diplomatiques se tendaient, les liens entre les différents acteurs culturels se resserraient, tissés de confiance et de pragmatisme. Une même ambition unissait Moscou, Saint-Pétersbourg et Paris : montrer au public des chefs-d’œuvre de l’art moderne français réunis par ces collectionneurs moscovites si audacieux et clairvoyants dans leur goût et dans leurs choix. Le sous-titre identique pour ces deux expositions « Icônes de l’art moderne » indiquait bien cette volonté de montrer un duo d’expositions exceptionnelles.
Une collection composée de chefs-d’œuvre français et russes
Attirés dans un réflexe pavlovien par les artistes labellisés « chef-d’œuvre incontournable » relayés par la publicité faite autour de l’exposition (ce que vous allez voir, ce qu’il faut voir, ce qu’il ne faut pas manquer, etc. ), le visiteur se précipite sur les artistes qu’il reconnait et dont il pourra parler : Monet, Renoir, Cézanne, Van Gogh, Gauguin, Rodin, Maillol, Bonnard, Matisse, Picasso…nnLes visiteurs se pressent dans les salles consacrées à ces artistes français et, tout à leur hâte de découvrir d’autres noms connus, passent trop vite devant les œuvres de Répine, Vroubel, Korovine, Serov, Larionov, Gontcharova, Malevitch ou Kontchalovski.
C’est bien là une des originalités de la collection Morozov, nous faire comprendre l’environnement culturel russe qui accueille cette avant-garde française et les influences réciproques qui en découlent. Les liens se créent entre le réalisme des Ambulants et la peinture de plein air des impressionnistes. Les audaces spatiales et colorées des peintres fauves ouvrent la voie aux avant-gardes russes de Larionov et Malevitch. Mikhaïl et Ivan Morozov, deux collectionneurs moscovites
De tradition, Moscou a toujours été plus slavophile que Saint-Pétersbourg tournée vers l’art occidental. À la suite de l’aristocratie, de riches marchands éduqués et polyglottes qui ont souvent fait leurs études à l’étranger vont s’intéresser à l’art sous toutes ses formes et forment des collections qui seront par la suite nationalisées.
Après les frères Tretiakov, viennent les familles Chtchoukine et Morozov. La famille Morozov tient son immense fortune d’un négoce de tissu. Les frères Mikhaïl et Ivan sont de la génération des héritiers « pour qui musique, théâtre, arts plastiques sont devenus un mode de vie ». Initiés à la peinture par Korovine, considéré comme le fondateur de l’impressionnisme russe, ils savent regarder un tableau et font preuve d’une grande audace dans leur choix. C’est Mikhaïl qui fait venir en Russie les premières œuvres de Van Gogh, Gauguin ou Bonnard.
Aimant la vie jusqu’à l’excès, il meurt à 33 ans en 1903. Son frère Ivan décide de reprendre et continuer la collection. Deux portraits peints par Renoir illustrent ce lien fraternel, le visage de Jeanne Savary acheté par Ivan un an après le décès de son frère rejoint un portrait en pied de l’actrice acheté par Mikhaïl.
Les mouvements d’avant-garde suivent la même évolution en France et en Russie et le foisonnement intellectuel et artistique est tel qu’on parle de « siècle d’argent » pour qualifier ces années 1890-1900. Aux Nabis et Gauguin répondent l’esthétique de Diaghilev et de Bakst. Ivan qui possède un hôtel particulier à Paris s’y rend fréquemment pour acquérir des œuvres. C’est une activité qu’il accomplit avec lenteur et sérieux et en connaisseur. C’est à Ivan qu’on doit la plus grande collection de Cézanne en Russie. Trois chefs d’œuvre des débuts de Picasso témoignent des ruptures de style de l’artiste : le synthétisme des Deux saltimbanques (1901), la période bleue de l’Acrobate à la boule (1905), le cubisme du Portrait d’Ambroise Vollard (1910).
Ivan Morozov aime les ensembles décoratifs. Les panneaux des Quatre Saisons de Bonnard enchantent les yeux. Le décor du salon de musique de son hôtel particulier à Moscou est présenté pour la première et seule fois hors du musée de l’Ermitage dans une scénographie adaptée. Composé de sept panneaux décoratifs commandés à Maurice Denis sur le thème de Psyché et de quatre sculptures créées par Maillol, il clôt l’exposition. On y voit l’habileté du peintre à se fondre dans l’architecture du palais moscovite. C’est à la demande d’Ivan que Matisse imagine son Triptyque marocain, un des chefs-d’œuvre du musée Pouchkine.
Des collections privées à leur nationalisation, la renommée des collectionneurs
Si la collection Chtchoukine est ouverte au public chaque dimanche à partir de 1908, la collection Morozov ne s’ouvre qu’à un cercle restreint d’amis. La révolution bolchévique va nationaliser ces deux collections en 1918 et crée les premiers musées d’art moderne occidental dans les hôtels particuliers de chacun des deux collectionneurs. Des années 1930 jusqu’en 1948, les chefs-d’œuvre sont répartis entre les différentes institutions muséales soviétiques, le musée de l’Ermitage à Saint-Pétersbourg, le musée Pouchkine et la galerie Tretiakov à Moscou.
Une magnifique exposition pour une nouvelle alliance franco-russe ?
Christine de Langle
Pour aller plus loin avec la librairie GALIGNANI : La collection Morozov. Icônes de l’art moderne, Anne Baldassari, Gallimard/Fondation Louis Vuitton