Des auteurs russes, américains et français
À l’initiative de deux historiens de l’art, la Russe Olga Medvedkova et le français Philippe Malgouyres, une trentaine d’auteurs nous racontent ces tableaux. Ils sont de nationalité différente, des Russes qui vivent en Russie et des Russes qui vivent hors Russie, des Américains et des Français.
Tous ne sont pas historiens de l’art, ils sont aussi historien, critique littéraire, philosophe, journaliste, écrivain, ethnolinguiste, poète, traducteur ou archéologue, mais chacun nous parle d’une œuvre qu’il admire ou qu’il aime. Cette pluralité de regard et d’approche dessine par petites touches une image de la peinture russe regardée à la fois du dedans et du dehors, ce qui fait l’originalité et la richesse de ce livre. Les auteurs russes nous parlent des images connues depuis leur enfance et qui ont façonné leur imaginaire, des images que chaque russe connaît tant elles ont été reproduites et popularisées.
Peinture et littérature, regards réciproques
La récente rétrospective que le musée du Petit Palais a consacrée à Ilya Répine (article du 15 déc.2021) et la présentation de la collection Morosov à la Fondation Louis Vuitton (article du 10 nov. 2021) ont contribué à faire connaître un peu plus ces peintres russes du XIXe siècle qui de leur vivant exposent dans les expositions universelles et les salons de peinture à l’étranger. Ceux qui le peuvent partent se former en Italie et en France après une première formation en Russie.
On découvre Fiodor Alekseev, un des fondateurs du paysage russe, formé à l’Académie des beaux-arts de Saint-Pétersbourg fondée en 1757 puis à Venise où il étudie la décoration théâtrale. Ses vues de Saint-Pétersbourg lui valent le surnom de « Canaletto russe » et sa peinture de 1801 La Place Rouge à Moscou devient historique, car elle montre la ville avant le terrible incendie de 1812 « provoqué par l’invasion de Napoléon ». La vague de patriotisme qui s’en suivit permit à l’académie des beaux-arts créée en 1757 sur le modèle français de trouver son unité.
Derrière la quiétude du paysage, Les Pêcheurs, vue de Spasskoie, on découvre l’œuvre et la vie de Grigori Soroka, peintre-serf qui ne peut entrer à l’Académie des beaux-arts faute d’avoir été libéré par son maître.
Le Dernier jour de Pompéi peint en 1833 par Karl Brullov, descendant de huguenots installés en Allemagne après la révocation de l’Édit de Nantes puis accueillis en Russie par la politique libérale de Catherine II, est commenté avec passion par Gogol et Pouchkine qui y voit une préfiguration de la ruine de Saint-Pétersbourg.
Membre du mouvement des « Ambulants », un groupe d’artistes en sécession de l’Académie qui souhaitait organiser des expositions dans tout le pays et présenter au peuple russe une peinture réaliste Nicolas Gay peint en 1863 La Cène. Elle suscite la première critique d’art de Dostoïevski qui reproche à l’artiste de « mélanger ces deux réalités – historique et courante ».
Revenons à Ilya Répine présent par son œuvre iconique peinte en 1883, Ivan le Terrible et son fils Ivan, le 16 novembre 1581. Le public français qui découvrait Répine, jusqu’alors connu des seuls spécialistes, s’est passionné pour ce peintre, une des plus grandes gloires de l’art russe, lié à Tolstoï. Ce tableau controversé depuis sa création fait l’objet d’un essai captivant qui pose la question du pouvoir de l’image, souvent pouvoir-attraction, mais ici pouvoir-répulsion. Ce tableau né dans les années de violence liées à l’assassinat d’Alexandre. Ce tableau plein de sang et de violence sert depuis sa réalisation à tester l’état d’esprit de la société russe, une sorte de sismographe. Ce qui intéresse Répine, peintre des passions humaines, c’est la tension dramatique du sujet, le tsar a tué son propre fils.
Or, le tableau va provoquer l’instauration de la censure pour les expositions d’art. Le sujet est trop sensible, car on ne sait pas exactement ce qui a déclenché la colère du tsar et la mort de son fils. Trétiakov qui a acheté l’œuvre et la présente au public avec le reste de ses collections est prié de ne plus l’exposer. En 1913, l’œuvre est vandalisée au cri de « On a assez de sang ! » comme une réplique de la pensée de Répine. En 2013, un groupe de citoyens envoie aux plus hautes autorités politiques et culturelles une lettre exigeant que l’œuvre soit retirée de la Galerie Trétiakov, « ce tableau détestable, diffamatoire, et faux aussi bien dans son sujet que dans sa réalisation picturale ». Que reprochaient ces citoyens russes ? De contenir « une calomnie contre le peuple russe, l’État russe, les pieux Tsars et Tsarines russes », car aujourd’hui « Nous, les Russes devons être éternellement reconnaissants à nos ancêtres qui ont créé un si puissant État ». nnLa réponse du ministre de la Culture remet chacun à sa place « L’art est une chose et l’histoire en est une autre ». En 2018, nouvelle dégradation de l’œuvre au cri de « ce tableau est un mensonge ». Pour certains, il offense les sentiments des croyants puisque selon l’agresseur Ivan le Terrible a été canonisé. L’œuvre en cours de restauration était absente de la rétrospective parisienne de 2021. On comprend mieux les mots de Jean Clair, ancien directeur du Musée Picasso, Paris « les mots exposent, l’image impose ». Certaines images sont insoutenables, il est urgent de comprendre pourquoi.
Une peinture largement méconnue
Si la peinture russe du XIXe siècle reste si peu connue en dehors de Russie, c’est qu’elle est conservée principalement dans les grandes collections russes de Moscou et Saint-Pétersbourg. Mais au-delà de cette question pratique, quelle image nous faisons-nous de la peinture russe au-delà de l’icône et de la modernité du XXe ? Nous avons oublié ce lien entre les peintres italiens, français, scandinaves, allemands et leurs homologues russes, cette même envie de soulever le carcan de l’académisme et de créer des liens avec la littérature et la musique. Manet et Zola, Répine et Tolstoï pour ne citer qu’eux.
L’immense mérite de cet ouvrage est de nous permettre de redécouvrir cette peinture si proche et si lointaine, avec ses similitudes et ses étrangetés.
Puisse ce livre écrit en grande partie pendant la pandémie nous donner envie de revoir ces tableaux ou de les découvrir dès que possible, car c’est bien par l’art que l’âme d’un peuple se dévoile, hier comme aujourd’hui.
Christine de Langle
Penser l’art russe au XIXe siècle, 30 tableaux vus autrement.
Sous la direction d’Olga Medvedkova et Philippe Malgouyres,
Éditions Mare & Martin, 2023