Tarek El Kahodi, président de l’ONG LIFE : « L’environnement est un sujet humanitaire quand on parle d’accès à l’eau »

L’eau est un sujet humanitaire et politique extrêmement sensible au Moyen-Orient, et bien au-delà. Le blocus d’Israël sur l’approvisionnement en eau de Gaza est l’occasion de remettre sur le devant de la scène la question de l’accès à l’eau dans l’aide humanitaire et au développement. C’est ce que nous abordons, dans ce deuxième entretien, avec le président de l’ONG LIFE, Tarek El Kahodi.

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Tarek El Kahodi, président de l'ONG LIFE : "L’environnement est un sujet humanitaire quand on parle d’accès à l’eau"
Tarek El Kahodi, président de l’ONG LIFE : « L’environnement est un sujet humanitaire quand on parle d’accès à l’eau » - © journaldeleconomie.fr

Votre histoire à l’international part essentiellement des sujets liés à l’eau, pourquoi ce choix ? 
 
L’eau est un besoin fondamental, et c’est la condition première et nécessaire du développement. Une fois que vous créez un point d’eau dans un village, vous libérez de la corvée d’eau dans les villages les femmes et les enfants. Les enfants peuvent se rendre à l’école, et les femmes peuvent avoir d’autres activités : agroforesterie, agriculture, artisanat, gestion du foyer, éducation des enfants… Dans nombre de communautés où nous intervenons, à rebours de certains clichés, ce sont les femmes qui gèrent les foyers et les finances. Les femmes et les enfants sont donc des vecteurs fondamentaux de développement sur lesquels nous « investissons » pour l’avenir de ces communautés.
 
Très concrètement, l’accès à l’eau permet aussi de faciliter la création et le soutien de cantines scolaires locales. Le sujet à l’air trivial, mais lorsque vous garantissez à des enfants et à leurs parents qu’en plus de recevoir une éducation, les enfants vont bien manger à l’école, et étudier le ventre plein, vous faites reculer l’absentéisme et vous améliorez les résultats. C’est l’exemple type d’une action de long terme dont on ne voit les effets qu’au bout de plusieurs années, mais le sujet a été jugé suffisamment intéressant et prometteur pour initier des campagnes nationales au Bénin et au Togo par exemple, avec l’appui des autorités locales et nationales.
 
Comment conciliez-vous votre étiquette d’ONG humanitaire et d’ONG environnementale ?
 
A la lumière de notre expérience, nous pouvons affirmer que ces deux sujets sont intrinsèquement liés. L’environnement est un sujet humanitaire quand on parle d’accès à l’eau. C’est en réalité lié aux questions environnementales de désertification, de changement climatique et de hausse de température. Lorsque nous intervenons pour la préservation ou la restauration d’une mangrove, c’est aussi pour lutter contre l’érosion des terres et la destruction des habitats. Cette interconnexion entre les domaines humanitaires et environnementaux nous semble aller de soi.
 
Mais au-delà de la contextualisation de notre action, l’environnement est aussi un sujet de préoccupation pour les moyens que nous mettons en œuvre. L’aide humanitaire est elle-même polluante à sa manière. Actuellement dans le Nord-Atlas marocain, les populations se retrouvent par exemple avec des déchets inhabituels pour elles (plastiques, emballages de produits de nécessités, tentes…) qu’elles vont généralement brûler, avec des dégagements de fumées toxiques. Nous avons aussi une responsabilité sur les conséquences « invisibles » et négatives de nos actions.
 
Comment intégrez-vous cet aspect environnemental dans vos actions ?
 
Pour continuer sur le Maroc, lors du séisme, nous nous sommes lancés dans de projets de construction d’écoles, et nous avons donc choisi de construire des bâtiments en bois avec des structures métalliques. Les intérêts de ce choix sont nombreux : vous disposez rapidement de structures solides, isolées et construites avec des matériaux en partie locaux ou simples à se procurer, l’intégration paysagère est plus facile et mieux acceptée par les populations, et une fois que ces bâtiments perdent leur utilité première, ils peuvent être facilement reconvertis (salles communes, coopératives, dispensaires, ateliers…). Toutes les ONG doivent réfléchir « cycles de vie » pour l’ensemble des moyens qu’elles mettent en œuvre, ce qui inclut recyclage ou collecte des déchets, même dans les situations d’urgence, même dans les montagnes.
 
Les finances restant « le nerf de la guerre », comment abordez-vous le sujet critique du financement et de la traçabilité avec vos donateurs ?
 
Nos campagnes de demandes de financements passent essentiellement par les réseaux sociaux, réseaux sur lesquels nous exposons à la fois nos actions et nos besoins. Il s’agit en amont de donner de la visibilité à nos problématiques de terrain, mais aussi à nos solutions pour inciter nos soutiens soit à relayer l’information, soit à participer directement au financement des projets. Les réseaux sociaux nous permettent aussi, en plus des mailings ou des newsletters, de répondre à notre obligation de compte-rendu vis-à-vis de nos donateurs : nous devons pouvoir justifier de la réalité de l’utilisation des dons sur le terrain. Dans le cas de donateurs qui investissent de façon significative sur un projet en particulier, nous mettons en place une communication spécifique et individualisée pour rendre compte de l’avancement détaillé du projet. Cette « personnalisation » des projets existe depuis la création de LIFE en 2009 et cette originalité a contribué au succès de notre ONG.
 
Sur la traçabilité, nous respectons déjà un principe qui est, pour l’instant, de privilégier des campagnes de financements dédiées : des appels aux dons sont réalisés pour certains projets spécifiques par exemple. C’est contraignant, mais c’est le gage d’une meilleure transparence pour nos donateurs. Nous testons en parallèle des solutions qui poussent la logique encore plus loin : sur certains projets, les donateurs vont jusqu’à recevoir une notification géolocalisée leur indiquant où et comment leur don a été utilisé. Ce n’est pas encore généralisé mais c’est en test depuis plusieurs années pour renforcer l’implication des donateurs au-delà du don.
 
Du strict point de vue réglementaire, nous avons évidemment recours aux services d’un commissaire aux comptes qui certifient nos comptes, sachant que nous avons limité au maximum l’acceptation du cash. Mais comme ce n’est pas toujours suffisant, nous avons recours en plus à des outils logiciels et aux services de sociétés spécialisées qui vont nous permettre de vérifier l’origine de certains dons, ceux supérieurs à 2000 euros par exemple, afin de faire une « levée de doutes ». Nous sommes également vigilants de la même façon sur la destination des fonds et donc sur la probité de nos partenaires.
 
Vos souscripteurs et donateurs jouent-ils un rôle dans les décisions d’intervention ?
 
Il arrive que certains donateurs nous contactent pour nous demander si nous sommes prêts à monter un projet précis dans un pays particulier, Yémen, Syrie ou Libye par exemple. Si nous ne disposons pas des ressources humaines ou matérielles pour accomplir ce qui nous est demandé, nous sommes obligés de décliner et donc parfois de renoncer à certains financements.
 
A l’exception de certains pays où nous pouvons avoir des partenariats avec d’autres ONG, nous ne lançons pas de campagnes de financement sur des projets qui ne sont pas déjà en cours de montage. Quand bien même des donateurs se montreraient insistants sur le lancement d’une action particulière, nous ne récoltons pas de fonds sans être sûrs qu’ils peuvent bien servir à un projet concret.
 
Après, LIFE, fondée par des individus issus de divers milieux, dont certains de confession musulmane, valorise les collectes confessionnelles telles que la zakat par exemple. Cette approche résonne auprès de certaines de nos donateurs qui nous font confiance pour gérer ces fonds en respectant les principes d’utilisation spécifique. Par ces dons, ils concrétisent un des aspects de leur croyance religieuse tout en soutenant efficacement des initiatives humanitaires à impact. D’ailleurs des organisations internationales comme l’ONU intègrent notamment la zakat dans leurs propres mécanismes de collecte de fonds, soulignant l’efficacité et l’impact global de cette tradition.
 
Comment se répartit votre budget de fonctionnement ?
 
Notre objectif pour cette année est d’environ 9 millions d’euros de collecte mais nous sommes à environ 8 pour l’instant. De 10 à 15% de ce budget sont utilisés en frais de fonctionnement pour payer les salaires, les frais de structures et de plateformes. Les 85% à 90% restants sont donc employés pour financer les opérations de terrain. Nous sommes dans la moyenne par rapport aux autres ONG. Cette répartition nous semble équilibrée entre les besoins de financements de nos projets, ceux de la structure, le backoffice, et la nécessité de disposer de fonds propres et de fonds de roulement qui vont servir à lancer les projets d’envergure avant de procéder à un appel aux dons.
 
Comme je viens de l’expliquer, nous lançons des projets dont nous nous assurons de la viabilité avant de faire appel à des donateurs. Mais les opérations d’urgence ont par exemple besoin d’être préfinancées, il n’est pas possible d’attendre la collecte auprès de donateurs. On parle là de budget de 50 à 100 000 euros généralement pour amorcer une opération sur le terrain. C’est la raison pour laquelle, en plus des appels de fonds pour des projets particuliers, nous faisons aussi appel à des dons généraux, sans finalité précise arrêtée en amont.  Ces « fonds de roulement » généraux nous servent également à pallier les éventuelles difficultés ponctuelles dans les collectes de dons spécifiques.
 
Quelles sont les valeurs sur lesquelles s’appuient les équipes de LIFE ?
 
LIFE a été initiée par des jeunes issus de quartiers populaires, déterminés à dépasser les barrières du déterminisme social. Nos valeurs sont larges et se fondent surtout sur l’humanisme, l’entraide et la solidarité que nous avons connu dans ces quartiers. Les fondateurs, représentant une mosaïque de cultures et d’expériences, ont créé une organisation à l’image de leurs aspirations pour le changement social. Parmi eux se trouvaient des ingénieurs, apportant une rigueur et une efficacité inspirées du monde de l’entreprise, ainsi que des individus pour qui la foi a été un moteur d’engagement et d’action sociale. Aujourd’hui, l’équipe de LIFE est un reflet de la diversité sociale, avec des membres de différents milieux sociaux et croyances, et de 15 nationalités différentes. Unis par des valeurs universelles telles que la solidarité, la compassion, l’équité, et un engagement profond envers le développement durable, nous travaillons ensemble vers un objectif partagé. Notre mission est d’améliorer la vie des communautés que nous servons, en valorisant la richesse et la diversité de chaque membre de notre équipe.
 
Notre action aujourd’hui se fait donc sans distinction de couleur de peau ou de religion, la finalité étant de réparer au mieux les injustices et de lutter contre les inégalités partout où nous pouvons le faire à notre échelle. C’est un aspect sur lequel nous sommes transparents vis-à-vis de donateurs : nous aidons tout le monde. Il est impossible de diviser notre action en fonction de la religion ou de la religiosité des populations aidées, ça n’aurait aucun sens.
 
Notre vision chez LIFE est d’agir comme catalyseur de changement positif, transcendant les frontières culturelles et sociales. Nous nous engageons dans une action humanitaire qui va au-delà des interventions ponctuelles, incluant l’éducation, le développement durable et l’autonomisation des communautés. LIFE aspire à construire des ponts entre diverses communautés pour promouvoir un monde plus équitable et solidaire.
 
Comment sont perçues les ONG françaises à l’étranger, de manière générale ?
 
Même lors de notre intervention au Maroc, à un moment où les tensions diplomatiques entre la France étaient au plus haut, nous n’avons été que très peu concernés par cet aspect des choses. Vis-à-vis des autorités locales comme des populations aidées, à partir du moment où vous êtes utile et efficace, personne ne va mettre en cause votre présence ou votre action. A titre personnel, je voyage avec mon passeport français et je n’ai jamais rencontré d’hostilités de la part de autorités d’un pays.
 
Mais peut-être est-ce lié aussi à notre façon d’opérer : nous ne débarquons pas en « pays conquis » en faisant ce que nous voulons avec des camions et des 4X4. Notre approche est progressive, méthodique et collaborative, avec les populations comme avec les autorités locales. Nous ne sommes pas là pour appliquer une recette mais pour répondre au mieux de nos capacités à un besoin réel et concret. Et quand vous avez dans votre équipe des personnes qui parlent la langue du pays comme c’est très souvent le cas chez LIFE, avec nos 25 nationalités, il est évident que cela facilite grandement les choses. 

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