Aude de Kerros, vous publiez un livre aux éditions Eyrolles, L’Art caché enfin dévoilé. Comment définir l’Art contemporain, et quelle est sa place dans notre société aujourd’hui ?
Il faut distinguer ce que l’on appelle dans le langage courant « art » et l’association récente de deux mots : « Art contemporain ». Le mot « art » désigne dans le langage commun une création esthétique aux styles très différents, comportant une grande diversité de courants et d’expressions. Sa spécificité est que la forme accomplie porte le sens, au-delà des mots. C’est un langage qui s’adresse à l’œil, sans discours. C’est un autre langage… un autre mode de connaissance. Les mots ne peuvent s’y substituer, les deux sont nécessaires.
L’art, qualifié d’ « ancien », de « classique » ou de « moderne », a cette caractéristique. Forme et fond sont liés, composent une unité. L’œuvre, si elle atteint son accomplissement, existe au-delà de son utilité, fonction, discours, intention et rayonne bien au-delà du moment de sa création. C’est une particularité du monde visuel : nous sommes contemporains de ce que nous voyons, même si ce sont les troupeaux peints sur les parois des grottes de Lascaux.
Les courants modernes sont nombreux et se côtoient simultanément. Ils vont du classicisme aux avant-gardes les plus extrêmes, limites ou se brise parfois le lien indissoluble entre fond et forme. Tous sont apparus avant la guerre de 14 et sont encore présents aujourd’hui. nnL’association des mots « Art » et « contemporain » est une création sémantique récente. Elle désigne l’art d’un éternel présent, elle s’impose dans les universités et médias vers 1975. Elle désigne uniquement l’art conceptuel, déclaré « seul contemporain », mais de façon sous-entendue… ce qui sème la confusion. Cette stratégie verbale déclasse tout art esthétique désormais répertorié dans la catégorie mode, déco, hobby, thérapie ou dans les expressions anachroniques destinées à rejoindre les « poubelles de l’histoire ».
Cette ruse sémiotique redéfinit en réalité le mot « art » sans que le public non initié ne s’en aperçoive. Il provoque une confusion et permet d’intimider toute personne qui n’adhère pas parce qu’elle ne comprend pas. Elle suscite la peur de ne pas être dans le coup et ouvre les voies du conformisme. La stratégie a eu pour but de rendre « l’Art moderne » obsolète et ainsi destituer Paris, l’Europe de l’Est et de l’Ouest et faire de New York la capitale mondiale de l’art. Cette manipulation a été d’une efficacité redoutable, elle a contribué à gagner la guerre froide culturelle, puis d’installer une hégémonie mondiale.
Ce changement de définition n’est pas le fruit d’une évolution naturelle comme l’ont été tout au long de l’histoire de l’art les oscillations de polarité entre un art apollinien, où règnent harmonie , ordre et mesure et un art dionysiaque, expressionniste, vitaliste, inspiré. Il n’est pas davantage assimilation de nouvelles influences prises au contact de civilisations lointaines, ou encore la nécessité de s’approprier de nouveaux matériaux, technologies, de répondre à de nouvelles nécessités. Cette nouvelle définition affirme une inversion de ce que l’art signifie pour le commun des mortels. Elle crée une confusion cognitive tout spécialement dans le monde des élites, des intellectuels et des artistes.
L’Art contemporain n’a pas de point commun avec l’art à part le mot. Il est le butin d’un hold up sémantique. L’œuvre, c’est le concept. Sa réalisation matérielle peut même ne pas avoir lieu. Le collectionneur achète non pas l’objet, mais le concept. L’objet matériel peut être fait, ici, ailleurs, par n’importe qui, mais pas par l’artiste, car le travail des mains est vil. L’objet par ailleurs est généralement produit en maints exemplaires et formats.
Ainsi quand l’artiste Maurizio Catellan vend 120 000 dollars l’œuvre intitulée « The comédian » soit une banane scotchée sur un mur, son concept est énoncé sur les contrats de vente existant en plusieurs exemplaires. L’acheteur, contrat en poche, a intérêt à le revendre rapidement. Plus les reventes sont nombreuses, plus la cote de l’œuvre augmente. Cette œuvre existe en cinq exemplaires, deux ont été achetés par des musées et trois par des collectionneurs privés. Ventes et reventes créent en quelque sorte de la monnaie. Mais qui produit l’œuvre ? Dans le cas présent ce sont les détenteurs des contrats qui s’en chargent en achetant scotch et bananes pour une éventuelle exposition au musée ou au salon.
L’ artiste contemporain remplit des missions très austères : il doit être « témoin de son temps » et utile à la société. Il a la mission de critiquer, de mettre en abîme, de détourner, de déconstruire toute civilisation, harmonie, identité, beauté, car ces notions font courir à la société un grave danger : elles portent le germe du fascisme et de la guerre. Elles sont cause d’inégalités, opium du peuple ! Plus récemment a aussi été confiée à l’artiste la défense des « valeurs sociétales », la prédication de la cause du climat, du genre, de l’anti racisme…
Pour cela il doit questionner, perturber, déstabiliser le public pour son bien. Sa mission sera estimée accomplie s’il a sidéré, culpabilisé, semé la confusion, crée un conformisme.
Il lui est interdit de plaire au public. Sa consécration ne dépend pas du suffrage de ses amateurs. L’artiste contemporain doit tout aux institutions qui le récompensent en le légitimant. Il a le statut de révolutionnaire institutionnel voué à la subversion et pour ce faire est subventionné, coté.
Cette instrumentalisation de l’artiste en échange de sa reconnaissance a permis à l’État, mais aussi aux puissances économiques de maîtriser les « classes » dangereuses que sont les intellectuels et artistes.
De nouvelles utilités sont apparues après l’an 2000 qui assurent une pérennité à l’Art contemporain. Il s’agit de sa métamorphose en produit financier sécurisé par l’organisation d’une spéculation en réseau fermé d’œuvres d’artistes. Ceux-ci sont cooptés en amont par les collectionneurs, puis pris en charge en aval par la chaîne de production de sa valeur ( hyper galeries, maisons de vente, foires internationales, médias, musées, institutions, ports francs).
L’art contemporain remplit aussi une fonction monétaire. Sa valeur faciale est discrète, chic, blanchissante, infiniment fluide, invisible et sans frontières. Enfin, sa vertu défiscalisante couronne l’excellence de ce produit.
Par ailleurs, les foires internationales et évènements de l’Art contemporain sont devenus des lieux de rencontre périodiques des grandes fortunes et milieux d’affaires des quatre continents, au-dessus des clivages culturels et politiques.
L’Art contemporain n’est pas un engouement, une mode, un snobisme, mais une organisation efficace, utile et rentable. Sa longévité nécessite une discrimination permanente, inlassable de l’art en quête de beauté, rayonnement et intemporalité
Le marché décide-t-il de tout ou d’autres voies sont-elles ouvertes à la reconnaissance des artistes ?
Le marché de l’Art contemporain qui s’organise et se financiarise depuis l’an 2000 a un fonctionnement très particulier. Les œuvres s’y vendent en 2023, en moyenne, 180 000 euros. Certaines ont pu y atteindre 99 millions, comme ce fut le cas pour un artiste vivant, l’américain Jeef Koons. Ce marché est hyper visible, quoique réputé pour son opacité, sa valeur se créant en réseau fermé. Aucune législation ni régulation financière contre délit de trust ou d’entente, comme c’est le cas pour les produits financiers, ne réussit à s’appliquer à ce marché très particulier. C’est ainsi que ce marché hors des normes a traversé toutes les crises de 2002, 2008, du COVID, sans faillir. La croissance du chiffre d’affaires de ce marché est de +2200 % depuis l’an 2000.
L’hyper visibilité du très haut marché de l’Art contemporain cache la réalité : l’existence d’un marché de l’art obéissant aux lois de l’offre et la demande.
L’Art non labélisé « contemporain » est majoritairement esthétique. Cet art non légitimé par les institutions ne bénéficie pas de la visibilité des mass médias. Cependant, après une longue période d’invisibilité, il a acquis depuis une décennie une visibilité numérique. Aussitôt, un marché s’est créé autour de ces expressions devenues aussi dissidentes que foisonnantes. Ce marché a supprimé beaucoup d’intermédiaires et contourné de mille manières son exclusion de la visibilité par l’art officiel et financier.
L’art esthétique fondé sur l’affinité de l’amateur, son effort de chercher l’œuvre de ses désirs, s’avère beaucoup plus adapté au numérique que l’art conceptuel très peu fait pour les yeux.
Il a ainsi, aussitôt circulé très aisément, intensément, internationalement. L’accès gratuit à Photoshop en 2004, la création des réseaux sociaux en 2005, l’IA des images mise en open source en 2006 et introduisant les algorithmes visuels, les « like » en 2007, ont permis à l’amateur de trouver ce qu’il aime, à l’artiste de diffuser ses images, de créer ses propres archives, et même de vendre directement. Ainsi s’est rétabli le lien d’affinité jadis rompu avec le public.
Ce n’est pas un marché, mais des marchés de l’art qui apparaissent internationalement. Ils sont fondés sur le principe de l’offre et la demande, sur des réseaux ouverts. Les prix de vente de cet art esthétique, non sériel, non industriel, ne sont pas du tout les mêmes que ceux de l’art conceptuel. Si l’on regarde les œuvres esthétiques vendues aux enchères, elles varient entre 50 euros et 80 000 euros. On y trouve beaucoup d’art médiocre, mais aussi des chefs d’œuvres, rares il est vrai, souvent au même prix. En 2023, Art Price publie les chiffres du marché : 54 % des lots vendus dans le monde entier sont à moins de 1 000 $. Sur le très haut marché, 10 artistes concentrent 27 % du produit des ventes d’Art Contemporain. L’Art contemporain est un petit monde : quelques centaines de collectionneurs, quelques milliers d’artistes, ses œuvres n’ont pas de valeur esthétique intrinsèque, ce n’est pas leur but, mais elles ont une valeur financière sécurisée par le réseau fermé de ses collectionneurs. Il y a eu, en 2022-2023, 290 adjudications supérieures à 1 M$. Les mass médias qui désignent l’Art contemporain officiel comme seul art d’aujourd’hui nient la réalité ; plus de 90 % des artistes ne pratiquent pas le conceptualisme. nnLe marché de l’art esthétique existe. Il est international et rassemble plutôt des amateurs que des spéculateurs.
Pensez-vous qu’une ère nouvelle puisse émerger et former un courant spécifique ?
Nous sommes en effet dans une époque de rupture. Le COVID a créé une prise de conscience de diverses manipulations de masse, mais aussi a rendu évidentes les possibilités d’affranchissement que permet la révolution numérique. Les médias de masse ne détiennent plus toute la visibilité. Leur monopole a permis pendant quelques décennies d’imposer l’illusion d’un art unique, ce qui n’avait pu être réalisé jusque là que par des états totalitaires exerçant violence et fermeture des frontières.
La révolution numérique a rompu la digue des images ! La perception de l’espace, du temps a changé : le local redevient l’enracinement nourricier pour communiquer avec l’international. Le lieu, l’œuvre, par sa beauté et son identité, reprend sa place unique dans le concert des diversités. L’utopie globale qui annonçait un monde futur uniforme, sans conflits, laisse place au rayonnement simultané de multiples lieux qui vont tirer profit à la fois des affinités et des différences. La diversité des cultures, de la création, des partages et des influences est aujourd’hui indéniable.
Après plusieurs décennies de bannissement, la concurrence existe désormais entre art et Art contemporain. La visibilité nécessaire aux artistes n’est plus uniquement conditionnée par finance, institutions et mass médias qui ont fait le choix d’un art unique. Les évènements non relayés par les mass médias sont publiés, les archives non officielles sont consultables et permettent de découvrir l’art non labélisé « contemporain ».
Le mouvement naturel de l’art et de la création est la liberté, l’imprévisibilité. Il est dû à
la diversité humaine, la singularité de chaque être.
Personne n’avait imaginé qu’un courant unique puisse exister dans un monde libéral. Pourtant l’Art contemporain s’est avéré être un totalitarisme de niche. Les élites y ont adhéré sans s’en rendre compte, sans avoir compris qu’elles étaient victimes d’une stratégie de douce corruption, d’insensible confusion cognitive, d’habile fabrique du conformisme.
En France, le domaine de la création, de l’art, de l’architecture et de l’urbanisme est dirigé par une politique culturelle de fait très centralisée, obéissant à une idéologie figée dans des habitudes de pensées d’un autre temps.
Si l’on désire en France créer, innover, rayonner internationalement, il faut commencer par décriminaliser la notion de beauté et s’autoriser à aimer son imprévisibilité, gratuité, rayonnement.
Il faut se poser les questions : est-il normal que l’État dirige la création ? Que soit infligé un art officiel unique ?
Aude de Kerros
Graveur, peintre et essayiste
L’œuvre gravé de Aude de Kerros comprend un corpus de cinq cents eaux-fortes. Elle a également un important œuvre peint. Son intense participation à la vie artistique française a fait d’elle une observatrice attentive des grandes métamorphoses de l’art. Elle est l’auteur de nombreux articles, écrits et livres dont aux Ed. Eyrolles en 2007: L’Art Caché – Les dissidents de l’Art contemporain ( Réédition en 2013, puis en poche en 2023). En 2012 aux Ed. J. C. Godefroy : Sacré Art Contemporain -Evêques, inspecteurs et commissaires. En 2012 aux Ed. Pierre Guillaume de Roux (trois auteurs) : 1983-2013 – Les Années noires de la peinture – Une mise à mort bureaucratique ? En 2015 aux Ed. Eyrolles, puis en poche en 2022 : L’imposture de l’Art contemporain, une utopie financière. En 2019, Art contemporain une manipulation géopolitique ? En 2023, aux Ed Eyrolles : L’Art caché enfin dévoilé – Une concurrence de l’Art contemporain.
Elle y esquisse la toile de fond historique et idéologique de l’art de ce demi-siècle.
https://fr.wikipedia.org/wiki/Aude_de_Kerros
http://www.audedekerros.fr/