Entreprise familiale : Succession et gouvernance

Peu d’entreprises passent de génération en génération souvent par manque de préparation. En effet, l’instauration d’un nouveau mode de gouvernance, le transfert du savoir-faire managérial, la gestion de conflits peuvent être sources de tensions et nécessiter une préparation fondée à la fois sur une planification rigoureuse et un management agile (1).

Publié le
Lecture : 5 min
Entreprise familiale : Succession et gouvernance
Entreprise familiale : Succession et gouvernance | journaldeleconomie.fr
La prise en compte des spécificités propres aux entreprises familiales au sein de la recherche en sciences de gestion est un phénomène relativement récent (Sharma, Chrisman et Gersick, 2012). La définition de l’entreprise familiale constitue un enjeu à part entière ((Meier, Schier, 2009 ; Allouche et Amann, 2000). L’approche la plus commune consiste à concevoir l’entreprise familiale comme le lieu d’interactions entre trois sous-systèmes : la famille, l’actionnariat et l’entreprise (Tagiuiri et Davis, 1982). Trois approches principales sont le plus souvent retenues. La première approche est relative à la propriété du capital ; l’entreprise est considérée comme familiale, si une part significative du capital est détenue par une ou plusieurs familles. La deuxième approche est associée à la direction et au contrôle effectif de la firme ; l’entreprise est considérée comme familiale, si les fonctions de management et de contrôle sont détenues par plusieurs membres de la famille. Enfin, la dernière approche est de nature plus comportementale et met en lumière le nature complexe des liens entre l’entreprise, son dirigeant et ses salariés (dépendance affective et psychologique). D’un point de vue plus opérationnel, la commission européenne (2009) définit comme « familiale », une entreprise dont la majorité des droits de vote ou assimilés sont, directement ou indirectement, dans les mains du fondateur ou de ses descendants, avec l’un des membres de la famille toujours formellement investi dans le système de gouvernance.
En matière d’entreprise familiale, la succession constitue l’un des thèmes centraux de l’étude de ce type d’organisation (Handler, 1994; Ward, 1987) en raison de l’importance stratégique de cette prise de décision et de son impact sur la gestion des parties prenantes. En effet, le processus de succession peut être menacé par l’existence de conflits d’intérêts forts entre le cédant et la génération suivante, notamment en termes de droits de propriété, de continuité de la politique menée, du contrôle des actifs stratégiques et naturellement au niveau de la répartition du pouvoir entre les différents membres de l’entreprise. De plus, des divergences peuvent également apparaître entre les actionnaires familiaux favorables à une croissance stable et des actionnaires non familiaux plus enclins à privilégier une croissance forte. Or si ces conflits d’intérêts ne sont pas traités dès le début du processus, la transmission ne peut se produire dans de bonnes conditions. La question est donc la suivante : comment la génération en place, dès les premières phases du processus de succession, peut préparer l’entreprise et les différents membres de la famille, à régler l’ensemble des conflits d’intérêts souvent interreliés, qui peuvent se poser entre d’une part les actionnaires familiaux et non familiaux, et d’autre part les actionnaires familiaux majoritaires et minoritaires, pour que la succession puisse se réaliser convenablement.
Nos travaux portent sur l’étude longitudinale d’une entreprise familiale en phase de succession (Meier, Schier, 2016). Nous avons étudié le cas d’une société familiale, au moment de la préparation de la succession entre la deuxième et la troisième génération. Ceci nous a permis d’analyser sur une période de 10 ans, l’ensemble des arrangements relationnels, contractuels et financiers qui ont été mis en place pour préparer la société et les membres de la famille au processus de transmission. Nos travaux précisent les conflits d’intérêts auxquels sont confrontées ce type d’organisations et comment ces divergences (dissensus) peuvent interférer dans le processus de transfert. Dans ce domaine, nos résultats suggèrent que les mécanismes propres à la théorie de l’’agence (Agency theory) jouent un rôle important, en raison de la nécessité de réguler les conflits d’intérêts via des mécanismes de contrôle et de surveillance. Cependant, la théorie de l’intendance (stewardship theory) semble expliquer la plupart des décisions prises au début du processus de succession, laissant entrevoir la nécessité de développer une «stratégie familiale collaborative» dès le début du processus, autour d’attitudes et de positions qui vont bien au-delà des systèmes de contrôle et de surveillance. En effet, plutôt que de recourir à une vision disciplinaire dans les relations entre individus, il peut parfois être préférable d’adopter une attitude « altruiste », en vue de résoudre les conflits existants dans l’entreprise. Alors que la théorie de l’agence voit avant tout l’individu comme un agent calculateur qui cherche en toutes circonstances à « maximiser » la satisfaction de ses intérêts, la théorie de l’intendance prône au contraire le pluralisme et oriente l’action en faveur d’autrui. Nos recherches dans le champ de l’entreprise familiale proposent par conséquent une autre façon de concevoir et de créer de la valeur. Elle est notamment due à la nature et aux caractéristiques de l’entreprise familiale, où le sens du devoir et des responsabilités sont souvent motivés par des déterminants qui dépassent généralement les critères purement économiques (rentabilité, productivité…) au profit d’autres déterminants (facteurs historiques, culturels, affectifs, relationnels…). Selon cette vision, l’objectif du management ne consiste pas uniquement à réaliser un profit, à renforcer la réputation de certains acteurs de l’organisation (au détriment d’autres) mais aussi à créer des richesses, en les partageant de façon équilibrée, autour d’une vision collective. Selon cette perspective, une approche intégrative et collaborative peut donc être parfois préférable à une stratégie de domination fondée sur le contrôle de l’autre partie.
Dans le cadre de notre étude la solution familiale globale retenue portait sur quatre dimensions : le contrôle familial sur la firme post-succession, une politique de réduction du capital visant à limiter la fragmentation du pouvoir familial, une nouvelle répartition du pouvoir et de la richesse entre les deux principales branches familiales et enfin les modalités d’implication de la nouvelle génération en vue de la succession. Le nouvel équilibre familial en termes de pouvoir a en effet été trouvé non pas au niveau des individus mais des branches. La branche minoritaire a ainsi accepté une relative perte de pouvoir au profit de la branche majoritaire, en échange d’un nouveau rôle de contrôle et d’un renforcement des dispositifs de surveillance. L’accord a par ailleurs été scellé par l’acceptation d’un paiement en cash de la branche minoritaire, à l’occasion des opérations de réduction du capital de la firme familiale. Il ressort ainsi de nos travaux que la réussite d’une succession familiale passe par la prise de conscience d’enjeux d’intérêt supérieur qui vont conduire l’ensemble des parties à dépasser les mécanismes de gestion existant, en vue de créer une vision partagée sur la propriété et le contrôle futurs de l’entreprise Elle implique par conséquent de nouvelles façons d’organiser et de gérer les relations entre acteurs, que l’on peut rapprocher ici des travaux de Callon et Latour autour de différentes phases : la problématisation (maintien du contrôle familial), l’intéressement (consensus sur le modèle économique), l’enrôlement (introduction de nouveau rôles en faveur de la branche familiale minoritaire) et la mobilisation via une stratégie « gagnant-gagnant » autour de l’instauration d’un nouveau système de gouvernance accepté par tous.
La préparation d’une succession intra-familiale doit par conséquent se faire en amont du processus, pour que puisse s’opérer dans de bonnes conditions la transmission. Cette période essentielle a un double objectif. Elle peut d’abord être analysée comme un processus permettant de réguler l’ensemble des conflits d’intérêts à l’œuvre dans ce type d’opération (leadership, pouvoir familial, création de richesse). Elle est également une étape déterminante en matière d’innovation organisationnelle, en vue d’instaurer un mode de gouvernance hybride qui puisse combiner harmonie familiale (stewarship theory) et système de contrôle (agency theory).
(1) Extrait de l’article « Transmission d’entreprise familiale et Gouvernance » à paraître dans la revue des Affaires (n°8).

Références

Akrich, M., Callon, M., & Latour, B. (2006). Sociologie de la traduction: Textes fondateurs [Actor Network Theory: Seminal papers]. Paris, France: Presses des Mines de Paris.
Allouche, J., Amann, B. (2000). L’Entreprise Familiale : un Etat de l’Art. Finance, Contrôle, Stratégie, 3 (1), 33-79.
Commission européenne (2009) “Overview of Family-Business-Relevant Issues : Research, Networks, Policy Measures and Existing Studies”, Rapport d’expert – Entreprise familiale.
Handler, W. C. (1994). Succession in family business: A review of the research. Family Business Review, 7, 133-157.
Le Breton-Miller, I., & Miller, D. (2009). Agency vs. Stewardship in public family firms: A social embeddedness reconciliation. Entrepreneurship Theory and Practice, 33, 1169-1191.
Meier O., Schier G. (2016) , « The Early Succession Stage of a Family Firm: Exploring the role of agency rationales and stewardship attitudes », Family Business Review, 29(3), p. 256-277.
Meier O., Schier G, (2009), Transmettre ou reprendre une entreprise, Dunod.
Miller, D., & Le Breton-Miller, I. (2006). Family governance and firm performance: Agency, stewardship, and capabilities, Family Business Review, 19, 73-87.
Sharma, P., Chrisman, J. J., & Gersick, K. E. (2012). 25 years of family business review: Reflections on the past and perspectives for the future. Family Business Review, 25, 5-15.
Tagiuri, R., & Davis, J. (1996). Bivalent attributes of the family firm. Family Business Review, 9, 199-208.
Ward, J. L. (1987). Keeping the family business healthy: How to plan for continuing growth, profitability, and family leadership. San Francisco, CA: Jossey-Bass.

Note:

Note sur l’auteur (CV OM)

Une réaction à partager ? Laissez votre commentaire
Olivier Meier est Professeur des Universités, HDR (Classe exceptionnelle), directeur de l’Observatoire ASAP « Action Sociétale et Action Publique » I Chaire Innovation Publique Polytechnique - Sciences Po et membre du conseil d'administration de l'Institut d'Etudes Politiques (IEP) de Fontainebleau. Il enseigne la stratégie et le management à l'Université Paris Est, Paris Dauphine et Sciences Po Paris. Directeur de recherche au LIPHA Paris Est, il est visiting Professor au centre européen d'Harvard Business School. Il est également chercheur associé à la Chaire ESSEC sur l'innovation managériale et membre du comité scientifique de la Chaire Prévention & Performance à CentraleSupelec. Il est l'auteur d'une soixantaine d'articles dans des revues scientifiques de renom et d'une trentaine d'ouvrages consacrés à la stratégie. Il a reçu plusieurs prix et distinctions, dont celui de la meilleure communication décerné par la Fondation Paris Dauphine et celui du meilleur article (Best Article Award) publié dans la revue Family Business Review et décerné par la Family Firm Institute à Chicago (USA). Il a été rédacteur en chef invité (Guest Editor) de plusieurs revues scientifiques [M@n@gement, Management international...] et vient de coordonner un numéro spécial du Libellio (AEGIS - Ecole Polytechnique) sur l'attractivité du métier d'enseignant-chercheur, sous la direction de H. Dumez, professeur à l'Ecole Polytechnique et directeur de recherche au CNRS. Olivier Meier est rédacteur en chef de la Revue « Management et Stratégie » (peer-reviewed Journal) et membre du jury du Prix Académique de la Recherche en Management – SYNTEC / FNEGE. Il est aujourd’hui chroniqueur pour Harvard Business Review, FNEGE Médias et XERFI Canal. Ses travaux ont été publiés dans la Presse nationale (Les Echos, La Tribune, Le Monde...) et internationale (The Economist, Daily Management Review..), ainsi que dans divers médias audiovisuels (BFM Business, Décideurs TV...) et en ligne (The Conversation, AOC Média, Atlantico...). Prix et distinctions -------------------------------- Promotion à la classe exceptionnelle des Professeurs d'université - Contingent national (CNU) 2023, Top Read Author I Harvard Business Review - Fr 2022, Top Cited Author I JASP - Wiley 2017, FBR Best Article Award I Sage 2015, Best Paper Award in Strategic Alliances - AIMS. 2011, Best Paper Award for SME Transfer - ABSRC. 2011, Best Paper Award for IT Project Mgmt - AIM. 2009, Nomination I Prix Advancia Entrepreneuriat. ​​Plusieurs de ses ouvrages ont reçu la labellisation FNEGE ou (et) ont été recommandés par les Ministères de l'Éducation Nationale et de la Culture. Ils ont également été sélectionnés comme "ouvrages de référence" aux concours d'entrée de la haute fonction publique (INSP, IEP, ENS). 69 Publications HCERES/FNEGE, dont 20 articles dans des revues de rang A: --------------------------------------------------- - Journal of Business Ethics (2) - Journal of Business Research (1) - Family Business Review (1) - Small Business Economics (1) - Organizational Dynamics (1) - M@n@gement (2) - Système Information et Management (1) - Growth and Change (1) - Comptabilité - Contrôle - Audit (1) - Revue Française de Gestion (2) - Management international (3) - Logistique & Management (1) - Gestion des Ressources Humaines (3). Publications (Livres) ------------------------------- Meier O., Diagnostic stratégique, 6ème éd., Dunod. Meier O., Guide stratégique du Dirigeant, VA Editions. Meier O., Schier G., Fusions acquisitions, 6ème ed., Dunod. Contact:
Suivez-nous sur Google NewsJournal de l'Économie. Soutenez-nous en nous ajoutant à vos favoris Google Actualités.

Laisser un commentaire

Share to...