La prise en compte des spécificités propres aux entreprises familiales au sein de la recherche en sciences de gestion est un phénomène relativement récent (Sharma, Chrisman et Gersick, 2012). La définition de l’entreprise familiale constitue un enjeu à part entière ((Meier, Schier, 2009 ; Allouche et Amann, 2000). L’approche la plus commune consiste à concevoir l’entreprise familiale comme le lieu d’interactions entre trois sous-systèmes : la famille, l’actionnariat et l’entreprise (Tagiuiri et Davis, 1982). Trois approches principales sont le plus souvent retenues. La première approche est relative à la propriété du capital ; l’entreprise est considérée comme familiale, si une part significative du capital est détenue par une ou plusieurs familles. La deuxième approche est associée à la direction et au contrôle effectif de la firme ; l’entreprise est considérée comme familiale, si les fonctions de management et de contrôle sont détenues par plusieurs membres de la famille. Enfin, la dernière approche est de nature plus comportementale et met en lumière le nature complexe des liens entre l’entreprise, son dirigeant et ses salariés (dépendance affective et psychologique). D’un point de vue plus opérationnel, la commission européenne (2009) définit comme « familiale », une entreprise dont la majorité des droits de vote ou assimilés sont, directement ou indirectement, dans les mains du fondateur ou de ses descendants, avec l’un des membres de la famille toujours formellement investi dans le système de gouvernance.
En matière d’entreprise familiale, la succession constitue l’un des thèmes centraux de l’étude de ce type d’organisation (Handler, 1994; Ward, 1987) en raison de l’importance stratégique de cette prise de décision et de son impact sur la gestion des parties prenantes. En effet, le processus de succession peut être menacé par l’existence de conflits d’intérêts forts entre le cédant et la génération suivante, notamment en termes de droits de propriété, de continuité de la politique menée, du contrôle des actifs stratégiques et naturellement au niveau de la répartition du pouvoir entre les différents membres de l’entreprise. De plus, des divergences peuvent également apparaître entre les actionnaires familiaux favorables à une croissance stable et des actionnaires non familiaux plus enclins à privilégier une croissance forte. Or si ces conflits d’intérêts ne sont pas traités dès le début du processus, la transmission ne peut se produire dans de bonnes conditions. La question est donc la suivante : comment la génération en place, dès les premières phases du processus de succession, peut préparer l’entreprise et les différents membres de la famille, à régler l’ensemble des conflits d’intérêts souvent interreliés, qui peuvent se poser entre d’une part les actionnaires familiaux et non familiaux, et d’autre part les actionnaires familiaux majoritaires et minoritaires, pour que la succession puisse se réaliser convenablement.
Nos travaux portent sur l’étude longitudinale d’une entreprise familiale en phase de succession (Meier, Schier, 2016). Nous avons étudié le cas d’une société familiale, au moment de la préparation de la succession entre la deuxième et la troisième génération. Ceci nous a permis d’analyser sur une période de 10 ans, l’ensemble des arrangements relationnels, contractuels et financiers qui ont été mis en place pour préparer la société et les membres de la famille au processus de transmission. Nos travaux précisent les conflits d’intérêts auxquels sont confrontées ce type d’organisations et comment ces divergences (dissensus) peuvent interférer dans le processus de transfert. Dans ce domaine, nos résultats suggèrent que les mécanismes propres à la théorie de l’’agence (Agency theory) jouent un rôle important, en raison de la nécessité de réguler les conflits d’intérêts via des mécanismes de contrôle et de surveillance. Cependant, la théorie de l’intendance (stewardship theory) semble expliquer la plupart des décisions prises au début du processus de succession, laissant entrevoir la nécessité de développer une «stratégie familiale collaborative» dès le début du processus, autour d’attitudes et de positions qui vont bien au-delà des systèmes de contrôle et de surveillance. En effet, plutôt que de recourir à une vision disciplinaire dans les relations entre individus, il peut parfois être préférable d’adopter une attitude « altruiste », en vue de résoudre les conflits existants dans l’entreprise. Alors que la théorie de l’agence voit avant tout l’individu comme un agent calculateur qui cherche en toutes circonstances à « maximiser » la satisfaction de ses intérêts, la théorie de l’intendance prône au contraire le pluralisme et oriente l’action en faveur d’autrui. Nos recherches dans le champ de l’entreprise familiale proposent par conséquent une autre façon de concevoir et de créer de la valeur. Elle est notamment due à la nature et aux caractéristiques de l’entreprise familiale, où le sens du devoir et des responsabilités sont souvent motivés par des déterminants qui dépassent généralement les critères purement économiques (rentabilité, productivité…) au profit d’autres déterminants (facteurs historiques, culturels, affectifs, relationnels…). Selon cette vision, l’objectif du management ne consiste pas uniquement à réaliser un profit, à renforcer la réputation de certains acteurs de l’organisation (au détriment d’autres) mais aussi à créer des richesses, en les partageant de façon équilibrée, autour d’une vision collective. Selon cette perspective, une approche intégrative et collaborative peut donc être parfois préférable à une stratégie de domination fondée sur le contrôle de l’autre partie.
Dans le cadre de notre étude la solution familiale globale retenue portait sur quatre dimensions : le contrôle familial sur la firme post-succession, une politique de réduction du capital visant à limiter la fragmentation du pouvoir familial, une nouvelle répartition du pouvoir et de la richesse entre les deux principales branches familiales et enfin les modalités d’implication de la nouvelle génération en vue de la succession. Le nouvel équilibre familial en termes de pouvoir a en effet été trouvé non pas au niveau des individus mais des branches. La branche minoritaire a ainsi accepté une relative perte de pouvoir au profit de la branche majoritaire, en échange d’un nouveau rôle de contrôle et d’un renforcement des dispositifs de surveillance. L’accord a par ailleurs été scellé par l’acceptation d’un paiement en cash de la branche minoritaire, à l’occasion des opérations de réduction du capital de la firme familiale. Il ressort ainsi de nos travaux que la réussite d’une succession familiale passe par la prise de conscience d’enjeux d’intérêt supérieur qui vont conduire l’ensemble des parties à dépasser les mécanismes de gestion existant, en vue de créer une vision partagée sur la propriété et le contrôle futurs de l’entreprise Elle implique par conséquent de nouvelles façons d’organiser et de gérer les relations entre acteurs, que l’on peut rapprocher ici des travaux de Callon et Latour autour de différentes phases : la problématisation (maintien du contrôle familial), l’intéressement (consensus sur le modèle économique), l’enrôlement (introduction de nouveau rôles en faveur de la branche familiale minoritaire) et la mobilisation via une stratégie « gagnant-gagnant » autour de l’instauration d’un nouveau système de gouvernance accepté par tous.
La préparation d’une succession intra-familiale doit par conséquent se faire en amont du processus, pour que puisse s’opérer dans de bonnes conditions la transmission. Cette période essentielle a un double objectif. Elle peut d’abord être analysée comme un processus permettant de réguler l’ensemble des conflits d’intérêts à l’œuvre dans ce type d’opération (leadership, pouvoir familial, création de richesse). Elle est également une étape déterminante en matière d’innovation organisationnelle, en vue d’instaurer un mode de gouvernance hybride qui puisse combiner harmonie familiale (stewarship theory) et système de contrôle (agency theory).
(1) Extrait de l’article « Transmission d’entreprise familiale et Gouvernance » à paraître dans la revue des Affaires (n°8).
Références
Akrich, M., Callon, M., & Latour, B. (2006). Sociologie de la traduction: Textes fondateurs [Actor Network Theory: Seminal papers]. Paris, France: Presses des Mines de Paris.
Allouche, J., Amann, B. (2000). L’Entreprise Familiale : un Etat de l’Art. Finance, Contrôle, Stratégie, 3 (1), 33-79.
Commission européenne (2009) “Overview of Family-Business-Relevant Issues : Research, Networks, Policy Measures and Existing Studies”, Rapport d’expert – Entreprise familiale.
Handler, W. C. (1994). Succession in family business: A review of the research. Family Business Review, 7, 133-157.
Le Breton-Miller, I., & Miller, D. (2009). Agency vs. Stewardship in public family firms: A social embeddedness reconciliation. Entrepreneurship Theory and Practice, 33, 1169-1191.
Meier O., Schier G. (2016) , « The Early Succession Stage of a Family Firm: Exploring the role of agency rationales and stewardship attitudes », Family Business Review, 29(3), p. 256-277.
Meier O., Schier G, (2009), Transmettre ou reprendre une entreprise, Dunod.
Miller, D., & Le Breton-Miller, I. (2006). Family governance and firm performance: Agency, stewardship, and capabilities, Family Business Review, 19, 73-87.
Sharma, P., Chrisman, J. J., & Gersick, K. E. (2012). 25 years of family business review: Reflections on the past and perspectives for the future. Family Business Review, 25, 5-15.
Tagiuri, R., & Davis, J. (1996). Bivalent attributes of the family firm. Family Business Review, 9, 199-208.
Ward, J. L. (1987). Keeping the family business healthy: How to plan for continuing growth, profitability, and family leadership. San Francisco, CA: Jossey-Bass.