Il y a la « guerre » sanitaire déclarée par le gouvernement à l’« ennemi » viral. Et puis il y a la guerre commerciale, la guerre de l’information, la guerre par tous les moyens qu’un Etat ou qu’un groupe quelconque peut utiliser pour nuire aux intérêts fondamentaux des autres collectivités et en tirer profit pour soi. Cette guerre par des moyens autres que militaires, qu’une vision idéaliste des relations internationales ne pouvait que censurer derrière des mythes tels que celui de la paix par le commerce, apparaît dans ce contexte de crise mondiale avec une éclatante clarté.
La guerre économique devient évidente
Il n’y a pourtant rien de nouveau sous le soleil, mais l’ombre qui se forme se fait plus menaçante qu’elle ne l’a jamais été lors de ces dernières années. C’est la conséquence de cette situation ambigüe : si nous ne sommes pas en « guerre » au sens commun et militaire du terme, la pandémie mondiale nous oblige à constater que ce que nous désignons habituellement sous l’euphémisme de « compétition internationale » apparaît désormais comme une lutte vitale.
Sans même parler de l’hypothétique traitement contre le virus, les médicaments et équipements nécessaires au soin et à la réanimation des patients hospitalisés menacent de manquer, comme l’annonçait samedi le ministre de la santé Olivier Véran. Ceux-ci font en effet l’objet d’une véritable course à l’équipement où les corsaires sont les Etats, et de la société d’abondance nous sommes passés à la gestion de la pénurie et à l’angoisse de l’attrition [1]. La multiplication des prix des produits, le blocage des exportations [2], l’acquisition massive et exclusive de certaines productions [3] voire l’interception de cargaisons [4], sans oublier les déstabilisations psychologiques provoquées par ces informations et bien d’autres encore [5] sont autant de méthodes de cette guerre par des moyens non-militaires.
Nul ne niera que les capacités de « riposte » sanitaire résultent directement des anticipations stratégiques et des choix économiques faits par chaque gouvernement. Conséquence de ces choix, les « stratégies » adoptées le sont sous la contrainte des ressources (in)disponibles : au niveau de la prévention du phénomène épidémique (manque de masques) autant que de la détection des cas (manque de tests) et de la réponse palliative (manque de respirateurs, manque de produits de réanimation). Les espoirs de traitement font quant à eux l’objet d’une guerre ouverte de l’information et de la connaissance qui n’échappe à personne. Et il y a un effet-boucle : de la qualité de cette réponse et de la possibilité de « tenir » les autres pays en respect par la dépendance stratégique dans laquelle on les maintient, dépend aussi pour partie l’absorption du choc économique et social et les capacités de résilience nationales.
Autrement dit, il y a bataille pour la liberté d’action et la (re)création de rapports de dépendance favorables : pouvoir assumer le choc de l’épidémie chez soi, si possible grâce à la production domestique, et bénéficier de l’épidémie chez les autres en les abreuvant de nos productions. Une alternative plus offensive encore, et qui semblera parfaitement cynique à quiconque refuse le paradigme de la guerre économique, consistant non pas à bénéficier des débouchés extérieurs de sa production, mais à organiser et accroître la pénurie dans les pays que l’on veut mettre à terre.
Vers une rupture dans la vision stratégique française ?
Puisque l’épidémie de Covid-19 a débuté de Chine, tournons-nous un instant vers la production intellectuelle chinoise. Dans un monument de pensée stratégique intitulé La guerre hors limites [6] (1999), deux colonels de l’armée de l’air chinoise livrent leur vision de la guerre contemporaine. Une guerre qui dépasse de très loin la conception étriquée d’une « politique avec effusion de sang » (Mao Zedong), qui s’étend à des moyens non-conventionnels et, surtout, autres que militaires. Cyberguerre, guerre commerciale, financière, écologique, psychologique… Tout y est, avec à la clé une reformulation du sens de la guerre : « L’objectif de de ce type de guerre ne se limitera pas à « recourir à des moyens incluant la force des armes pour plier l’ennemi à sa propre volonté ». Il consistera plutôt à « utiliser tous les moyens possibles – avec et sans la force des armes, avec et sans la puissance militaire, avec et sans victimes – pour obliger l’ennemi à satisfaire son propre intérêt ». [7]»
Déjà plus que vingtenaires, ces affirmations font voler en éclat cette conception de la guerre que le Vieux monde, l’Europe, a mis tant de temps à forger. L’idée d’une lutte armée, poursuite de la politique par d’autres moyens (Clausewitz), certes, mais limitée dans le temps [8] et les moyens [9] , se trouve dépassée. La guerre « hors limites » signifie précisément l’explosion des conceptions anciennes de la politique et de son extrémité qu’était le conflit armé. Une explosion qui nous choque, culturellement, car nos conceptions étaient le fruit d’une longue histoire meurtrière, un héritage guerrier lourd à porter. Un fardeau que l’horizon d’une Union européenne, supposée incarner la paix, nous rendait plus léger.
Voici pourtant que la prime est à la violence « hors limites ». La violence discrète et rusée, parfois dissimulée et « douce » de ceux qui poursuivent l’ambition non plus tant de la victoire sur un ennemi bien distinct, mais plutôt de l’accroissement de puissance, sans cesse et par tous les moyens possibles, contre tous ceux qui menacent de s’arroger eux aussi les moyens et les attributs de la puissance. Un accroissement de puissance au profit du maintien d’une communauté de destin dans un monde marqué par la prédation, virtuelle au moins, de chaque Etat contre tous les autres.
Plongé dans une telle vision du monde, la casquette de « chef de guerre » d’un chef d’État est une coiffe qu’il ne saurait reposer. Surtout, le dogme libéral du « laisser faire, laisser passer » s’avère incompatible avec l’état objectif des rapports de force mondiaux. Si tout moyen est potentiellement un moyen de guerre, un Etat ne peut rien « laisser faire » ni « laisser passer » sans avoir préalablement jugé de l’opportunité stratégique de son attitude. L’État est condamné à être et rester un « Etat-stratège », dans une acception plus large encore que celle d’un Etat intervenant dans les affaires économiques.
Pourtant, accepter le paradigme de la « guerre hors limites » est une rupture culturelle très difficile à assumer. La crise sanitaire et l’état de guerre économique mondiale qu’elle révèle, mais qu’elle ne crée pas, constitue une opportunité d’adaptation des autorités comme des acteurs privés à un échiquier mondial dont la compréhension est plus claire que jamais face à l’urgence vitale. Les « signaux faibles », brouillés par nos représentations et idéologies du temps de « paix », apparaissent aujourd’hui comme des signaux forts de l’obsolescence de nos conceptions anciennes.
Jour 7 – Le spectre de la « guerre hors limites »
Jour après jour, tirer les leçons de la crise et mobiliser des ressources pour la dépasser. Tel est l’objet de ce Bréviaire de crise aujourd’hui consacré au changement de paradigme que la « guerre sanitaire », guerre parmi d’autres, pourrait apporter.
[1] L’attrition est une méthode de guerre par l’usure consistant à « affamer » et priver la population ciblée des ressources essentielles à sa survie.
[2] C’est notamment l’exemple de l’Allemagne, qui a choqué certains observateurs, notamment à cause de l’immobilisation d’une livraison de masques destinée à l’Italie du fait de cette mesure soudaine.
[3] C’est notamment l’exemple du Maroc, qui a acheté l’intégralité de la production de médicaments à base de chloroquine de Sanofi Maroc.
[4] La République Tchèque est accusée d’avoir mis la main sur une cargaison de masques et appareils respiratoires en provenance de Chine et destinés là encore à l’Italie lors d’une escale à Prague, au prétexte de la répression du trafic.
[5] Pensons notamment aux accusations réciproques entre la Chine et le Etats-Unis d’Amérique sur la prétendue origine du virus.
[6] Pour la version française (trad. Hervé Denès) : Qiao Liang et Wang Xiangsui, La guerre hors limites, Paris, Editions Payot & Rivages, Collection Rivages Poche Petite Bibliothèque, 2003 (éd. originale 1999), 320 pages.
[7] Chapitre 2.
[8] On distingue le temps de paix du temps de guerre.
[9] Il existe un droit de la guerre, qui interdit notamment l’usage de certaines armes, de certains procédés.
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La grande redistribution des cartes
Cette hypothèse sous-jacente – et ce n’est pas votre propos – d’une guerre hors limite est confortée par les positions prises immédiatement par l’occident : « l’Etat paiera » , ce sont les termes de notre Président.
Les deux auteurs de la guerre hors limite précisent (p286) : « une société au capital limité qui néanmoins se charge de responsabilités illimitées ne peut aboutir à autre chose que la faillite ».
Nous y voilà, cette situation représente une aubaine, une position de force pour la Chine qui pourra financer des états en difficultés dans les prochains mois.
Les états pétroliers proches seront les premiers affectés (Algérie, Lybie) par des cours en deçà de leur seuil de rentabilité ; porte d’entrée aux nouvelles routes de la soie.