Après l’échec de négociations en 2018 avec les principaux syndicats de travailleurs et d’employeurs, le Gouvernement a pris un décret le 26 juillet 2019 [2] qui redéfinit le régime d’assurance-chômage. À la suite de son annulation partielle par le Conseil d’État le 25 novembre 2020 [3], un nouveau décret du 30 mars 2021 [4] a repris, en les amendant, les dispositions relatives au mode de calcul de l’allocation chômage et à la contribution des employeurs. Dans son arrêt du 25 novembre 2020, le Conseil d’État y voyait certes un objectif légitime (contrer les effets pervers du recours à des contrats courts fractionné qui permettait pour un même nombre d’heures de travail d’avoir un salaire journalier de référence (SJR) plus élevé que le salarié en CDI à temps partiel sur la même période), mais relevait dans le même temps que les nouvelles règles conduisaient à des variations du SJR allant du « simple au quadruple » pour un même nombre d’heures de travail. En pénalisant fortement les allocataires travaillant de manière discontinue, le nouveau mode de calcul apparaissait ainsi à l’appréciation du Conseil d’État opérer une différence de traitement manifestement disproportionnée au regard du motif d’intérêt général poursuivi. En réponse et pour corriger les règles ayant fait l’objet de l’annulation, le décret du 30 mars 2021 ajoutait un mécanisme de plancher au calcul du salaire journalier de référence afin d’éviter qu’il puisse varier du « simple au quadruple ».
Mais, pour certains syndicats, les inégalités de traitement entre demandeurs d’emploi ayant travaillé une même durée pour une même rémunération, mais selon un rythme différent existaient toujours et étaient en contradiction avec le principe assurantiel du régime d’assurance chômage en prenant en compte des périodes non travaillées. Toutes les organisations syndicales représentatives – à l’exception de la CFTC – ont donc déposé un recours auprès du Conseil d’État dans l’objectif d’obtenir la suspension de l’application des mesures de détermination de l’allocation d’assurance chômage afin qu’elle n’entre pas en vigueur au 1er juillet et, dans le même temps, elles ont déposé un recours au fond pour en obtenir l’annulation du décret du 30 mars.
Le Conseil d’État leur a donné raison sur la question de l’entrée en vigueur de la réforme au 1er juillet 2021 par une décision du 22 juin 2021[5].
Pour la justice administrative, les incertitudes sur la situation économique ne permettaient pas de mettre en place au 1er juillet 2021 les nouvelles règles qui sont censées favoriser la stabilité de l’emploi en rendant moins favorable l’indemnisation du chômage des salariés ayant alternés contrats courts et inactivité. Pour la juge des référés, de nombreuses incertitudes subsistaient quant à l’évolution de la crise sanitaire et ses conséquences économiques sur la situation de celles des entreprises qui recourent largement aux contrats courts pour répondre à des besoins temporaires.
Cette décision du Conseil d’État en date 22 juin 2021 a été très critiquée. Pour beaucoup, notamment d’éminents juristes, cette décision du juge des référés du Palais-Royal franchissait la ligne rouge qui sépare depuis toujours, au sein de la juridiction administrative, le contrôle de la légalité du contrôle de l’opportunité même si la décision se présentait formellement comme la censure d’une erreur manifeste d’appréciation quant à la date d’entrée en vigueur de la réforme.
À la suite de cette ordonnance inattendue du 22 juin 2021, le Gouvernement a pris en catastrophe un décret n° 2021-843 du 29 juin 2021[6] pour maintenir en vigueur les dispositions de la convention d’assurance chômage du 14 avril 2017 relatives notamment au salaire journalier de référence jusqu’au 30 septembre 2021, et ce afin d’éviter un vide juridique.
Par la suite, le Gouvernement a fixé la date d’entrée en vigueur de ces règles au 1er octobre 2021 par un nouveau décret pris le 29 septembre 2021[7]. Plusieurs syndicats ont demandé une nouvelle fois au juge des référés du Conseil d’État de suspendre l’exécution de ce décret. Le Gouvernement a pris soin de joindre à la fiche de présentation de ce décret une note qui démontre que la situation de l’emploi permettait parfaitement de mettre en œuvre cette réforme depuis le mois de mai. Cette note prévoit notamment les éléments suivants :
- fin juin 2021, l’emploi salarié privé a d’ores et déjà dépassé son niveau d’avant crise avec 265 100 créations nettes d’emploi par rapport à mars 2021 ;
- le taux de chômage s’est établi à 8 % de la population active au deuxième trimestre 2021, c’est-à-dire un niveau très proche de son niveau d’avant crise fin 2019 (8,1 %) ;
- les embauches de plus d’un mois hors intérim se maintiennent à un niveau élevé en juillet 2021 (773 000), 7 % au-dessus du niveau de 2019 ;
- fin juillet, le nombre de demandeurs d’emploi inscrits à Pôle emploi sans activité s’établit à 3 596 400, soit 3 % au-dessus de son niveau d’avant crise ;
- le recours au chômage partiel a très fortement diminué depuis avril ;
- enfin, l’INSEE et la Banque de France ont revu leurs perspectives de croissance pour l’année 2021 à respectivement 6,25 et 6,3 %.
Ces chiffres semblent avoir convaincu le Conseil d’État.
Dans sa décision récente du 22 octobre 2021, le juge des référés estime en effet que le Premier ministre pouvait légalement décider de fixer une nouvelle date d’entrée en vigueur des nouvelles règles de calcul, après avoir notamment pris en compte l’évolution des conditions du marché du travail. Cette date du 1er octobre a été fixée à la suite d’une période d’observations d’un trimestre mise en place fin juin, sur la base de nouveaux indicateurs économiques et de l’évolution du marché du travail. Validant l’analyse économique de l’exécutif, le juge des référés observe que la situation du marché de l’emploi et de l’activité économique se sont sensiblement améliorées au cours des derniers mois, et que cette situation ne fait donc plus obstacle à ce que la réforme puisse atteindre l’objectif poursuivi de réduction du recours aux contrats courts. Par ailleurs, il relève que les demandeurs d’emploi bénéficient de mesures d’accompagnement prolongées, en particulier pour les demandeurs éloignés de l’emploi et ceux qui souhaitent accéder à un poste durable. Pour ces raisons, le juge des référés ne considère pas qu’est sérieuse la contestation portant sur l’erreur manifeste d’appréciation qui résulterait du choix de la date du 1er octobre pour la mise en œuvre de la réforme et ne suspend pas l’exécution de ce nouveau décret.
Plusieurs recours « au fond » contre cette réforme seront jugés par le Conseil d’État dans les prochaines semaines, après cette décision rendue en urgence. D’autres décisions de justice sont donc à venir sur la question de la réforme de l’assurance chômage.
Frédéric ROSE-DULCINA
LEX SQUARED AVOCATS