Bernard Quiriny, vous écrivez une fable littéraire et philosophique parue aux éditions du Cerf, qui nous raconte la pensée libérale. Le club imaginaire dont vous nous ouvrez les portes est-il toujours vivace ou fait-il partie d’une histoire en passe d’être révolue ?
J’ose espérer qu’il est toujours vivace, car les libéraux ont encore des choses à nous dire, qu’il serait dommage de ne pas entendre. On peut même considérer, sans être forcément un partisan pur et dur de la cause, qu’il est urgent et utile de leur prêter l’oreille aujourd’hui car notre époque, malgré les apparences, est loin d’être toujours soucieuse de protéger les libertés individuelles, article central du credo libéral.
Il suffit de voir ce qu’il advient, notamment en France, de la liberté de manifester, de la liberté d’expression, ou de la protection de la vie privée. Après, il est d’usage depuis longtemps d’accuser le libéralisme d’à peu près tous les maux, ce qui peut donner l’impression au public qu’il s’agit d’une doctrine anachronique, qui respire encore mais dont la fin est proche, et dont la disparition est censée nous réjouir. Ce n’est pas nouveau ; les socialistes, dans leur grandiose combat contre le libéralisme, affirmaient déjà à la fin du 19e siècle que le libéralisme avait fait son temps, et avait vocation à être remplacé par le socialisme.
Que nous enseignent les auteurs et fondateurs de la pensée libérale et devrions-nous les relire aujourd’hui ?
Les thèmes principaux des libéraux sont la défense de la liberté individuelle, de la propriété privée, et de l’économie de marché. Ils considèrent que l’individu est le seul juge de son propre bonheur, et le meilleur juge de son propre intérêt. Ni l’Etat, ni personne n’a à lui expliquer ce qu’il doit faire pour s’accomplir, ou pour mener ses affaires à bien.
Sous cet angle, le libéralisme est une doctrine du respect maximal de la liberté de l’individu, dans les limites imposées par l’ordre public. Mais au-delà de ces conclusions, qui sont connues et qui peuvent paraître banale, la chose intéressante chez les libéraux, c’est le raisonnement qui les y conduit. On entre dans le cœur de la machine intellectuelle libérale, que j’ai essayé de décrire. Il y a deux familles au sein du libéralisme : l’une qui défend la liberté et la propriété privée par principe, au nom du droit et de la dignité des individus, l’autre qui les défend pour des raisons d’opportunité, au nom de l’utilité sociale.
Ces deux types de raisonnements, très simples et très rigoureux, donnent à la pensée libérale une forme de diversité interne, mais aussi une forte cohérence, qui manque aujourd’hui à la plupart des discours qu’on entend dans la sphère publique, et qui ne reposent sur aucun principe solide. Rien que pour cette raison, le plaisir qu’ils fournissent à l’intelligence, les libéraux méritent d’être relus. Par ailleurs, il faut bien dire qu’une petite piqûre de Mill ou de Constant ne fait jamais de mal, si l’on veut rester vigilant face aux entreprises des pouvoirs publics contre la liberté, ou la propriété.
Peut-on dire que la pensée libérale est clairement supplantée par une autre pensée ou sommes-nous dans la confusion de votre point de vue ?
Si vous voulez parler du néo-libéralisme, je crois qu’on est dans la confusion. Je veux bien qu’on utilise ce mot pour désigner un ensemble de phénomènes tels que la financiarisation de l’économie, l’infestation des concepts du management privé dans la sphère publique, le culte des indicateurs de performance, etc. Ces phénomènes existent, et je les déplore.
Par contre, je ne vois pas que le « néo-libéralisme » constitue une doctrine, une pensée, laquelle aurait pris le relai du libéralisme ; je ne connais aucun auteur qui se présente comme partisan et théoricien du néo-libéralisme. Le néo-libéralisme, comme doctrine, ça n’existe pas. Les auteurs qu’on associe à ce terme, comme Hayek, se réclament du libéralisme le plus classique. Au plan des idées, le libéralisme à mon avis n’a donc pas du tout changé : il se présente aujourd’hui comme il se présentait à l’époque de Constant ou de Mill, avec ses deux branches. C’est d’ailleurs ce qui rend si intéressant de relire les libéraux de toutes les époques : même si le contexte n’est plus le même que le leur, les principes sur lesquels ils s’appuient peuvent toujours servir à examiner les problèmes d’aujourd’hui.
Pensez-vous que cette pensée puisse rebondir et se transformer devant les enjeux climatiques notamment ?
Se transformer, non, parce que les fondements, la défense de la liberté individuelle et de la propriété au nom soit du droit naturel, soit de l’utilité sociale, ne peuvent pas changer ; sinon, ce ne serait plus du libéralisme.
En revanche, il est vrai que la dégradation de l’environnement et le changement du climat posent à la doctrine libérale une question nouvelle, que n’ont pas eue à affronter ses fondateurs (pas plus que n’ont eu à l’affronter leurs adversaires socialistes). En gros, les risques d’inhabitabilité prochaine de la planète – je mets de côté le problème du consensus sur le diagnostic – ne justifient-ils pas que les pouvoirs publics prennent des mesures pour contrôler les modes de vie (consommation, démographie, etc.) et les modes de production (techniques, quantités, etc.), au nom de la qualité de vie, voire de la survie de l’espèce ?
Pour un libéral, cela revient à du socialisme, puisqu’il s’agit de substituer l’organisation centralisée à la liberté individuelle dans les activités sociales, en particulier les activités productives. Que les activités soient organisées au nom d’impératifs de justice et d’efficacité comme dans le socialisme « historique », ou d’impératifs écologiques comme aujourd’hui, c’est la même chose.
La question pour le libéralisme moderne est donc de savoir si le contexte environnemental rend ses principes caduques, ou si ces principes restent valables et constituent une réponse possible au problème. Je n’ai pas la réponse. Je remarque simplement que plusieurs héritiers des penseurs libéraux se sont lancés dans cette bataille, en soutenant la validité des anciens principes. Le débat est lancé.