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Antoine Arjakovsky : "Pour sortir de la guerre"





Le 19 Octobre 2023, par Bertrand Coty interview

Antoine Arjakovsky est docteur en Histoire de l’EHESS. Après avoir travaillé pendant 10 ans pour le compte du ministère de l’Europe et des affaires étrangères à l’ambassade de France à Moscou puis à l’ambassade de France à Kiev, il a créé l’Institut d’études œcuméniques de Lviv en Ukraine. Il est aujourd’hui directeur de recherches au Collège des Bernardins et Administrateur de la Plateforme de la mémoire et de la conscience européenne.


Antoine Arjakovsky
Antoine Arjakovsky
Antoine Arjakovsky, vous publiez un livre aux éditions Desclée de Brouwer : "Pour sortir de la guerre". Quelle est votre analyse personnelle du conflit Russie/Ukraine ?

Plus qu’un conflit, il s’agit d’une véritable guerre. J’ajouterai qu’il s’agit d’une guerre de la pire espèce puisque le pouvoir russe ne cache pas sa volonté de supprimer tout État ukrainien indépendant et même toute ukrainité. C’est la raison pour laquelle la meilleure analogie possible est la guerre théologico-politique qui a opposé la France et l’Allemagne entre 1870 et 1945. Ce fut une guerre de « visions du monde ». Les uns et les autres se disaient les uniques héritiers de l’empire de Charlemagne. Mais en France la proclamation de la République en 1871 a changé la donne.

Finalement c’est ce modèle théologico-politique de l’État-nation, fondé sur la conscience morale, qui l’a emporté sur le modèle de l’Empire, fondé sur l’unification de la foi religieuse, de la langue et de la mémoire. Aujourd’hui la Russie poutinienne ressuscite le modèle impérial tsariste, qui s’était effondré en 1917, et cherche à imposer un grand récit selon lequel la Russie authentique ne peut être que russophone, orthodoxe et appelée à sauver le monde de la décadence morale. Alors que les Ukrainiens expliquent que leur horizon identitaire est pluriel, fondé sur l’héritage de la civilisation européenne, dont la principale caractéristique est de considérer chaque être humain comme une personne disposant d’une dignité infinie et ne pouvant être réduit à ses convictions, à son passé ou à sa langue.

Peut-on parler comme vous l’évoquez des tares de la modernité séculière et à quoi peut ressembler la conscience post-moderne ?

La conscience post-moderne ne croit plus en la vérité. Vladimir Poutine est le symbole par excellence de cette conscience post-moderne dans le monde post-soviétique. Il a appris à mentir dès l’enfance et surtout il a vu les avantages que procure la maîtrise des outils de propagande pour convaincre une population entière que sa réalité alternative est plus réelle que la réalité historique.

Ainsi par exemple dans son discours du 5 octobre 2023 à Sotchi il a répété une énième fois que la Russie n’est pas un pays agresseur, mais un pays agressé ! Je le cite, car il faut mesurer l’énormité de ses affirmations péremptoires : « J’ai dit à plusieurs reprises que nous n’avions pas déclenché la soi-disant “guerre en Ukraine”. Au contraire, nous essayons d’en finir. Ce n’est pas nous qui avons organisé le coup d’État à Kiev en 2014 – un coup d’État sanglant et anticonstitutionnel. »

C’est bien entendu un mensonge de parler de coup d’État pour parler de la résistance de la population ukrainienne face aux manœuvres de la Russie de mettre fin aux engagements de l’Ukraine de signer un traité d’association avec l’Union européenne. Mais c’est surtout une véritable pirouette rhétorique de se présenter comme l’agressé alors que c’est bien la Russie qui a annexé la Crimée en mars 2014 et qui depuis près de dix ans affirme sans cesse qu’elle veut mettre fin à « l’État des nazis ukrainiens ».

Le malheur, comme je le raconte dans mon livre, est qu’en Occident une grande partie des élites, et notamment des diplomates ont choisi de suivre ce discours post-moderne qui ne croit plus dans la puissance de la vérité, de la justice et du droit. Toute une génération a succombé face au discours dit réaliste qui est en réalité profondément illusoire puisque comme l’a montré l’histoire du XXe siècle, ce sont les authentiques réalistes, qui ne séparent pas la défense des intérêts des principes constitutionnels des nations, qui l’ont emporté. Il suffit de mentionner les noms de Robert Schuman ou de Winston Churchill pour s’en convaincre.

À quoi pourrait ressembler une politique vertueuse ?

Une politique vertueuse consiste en premier lieu à faire preuve de fidélité à ses promesses. Les pays membres du conseil de sécurité de l’ONU ont promis de garantir les frontières de l’Ukraine en 1994 en signant et ratifiant le Mémorandum de Budapest. Les pays membres de l’OTAN ont promis en 2008 d’intégrer l’Ukraine dans l’OTAN. Aujourd’hui alors que la majorité de la population ukrainienne désire ardemment cette intégration, nous devons accepter la candidature de l’Ukraine et du même coup être cohérents avec nous-mêmes. Je partage entièrement l’analyse des experts du Atlantic Council qui demandent, dans une « note adressée au président Biden », aux pays de l’OTAN d’intégrer l’Ukraine lors du prochain sommet de Washington en avril 2024.

Ils demandent au secrétaire général de l’OTAN d’initier dès maintenant les négociations d’adhésion. Celles-ci laisseraient en suspens le calendrier d’une décision ultérieure d’admettre l’Ukraine comme pays membre. Les négociations d’adhésion n’étendraient pas dans un premier temps la protection de l’article 5 à l’Ukraine, du moins en un sens juridique. Les pourparlers, qui pourraient avoir lieu au sein du Conseil OTAN-Ukraine, définiraient et surveilleraient les conditions d’entrée de l’Ukraine, en tenant compte de l’état de la guerre. Ils détermineraient comment l’article 5 serait appliqué géographiquement lorsque l’Ukraine deviendrait membre. Pendant les négociations, l’Alliance continuerait de fournir à l’Ukraine la quantité et la qualité d’armes nécessaires pour libérer son territoire restant de l’armée russe et pour dissuader toute agression future.

En fait il s’agit de faire preuve de courage et d’audace pour renverser le rapport de force comme l’OTAN a su le faire en 1954 lorsqu’elle a intégré la République fédérale d’Allemagne en laissant aux mains de l’occupant soviétique la RDA. À cette époque, face à cette manifestation de la force de l’Alliance atlantique, les Soviétiques avaient été obligés de baisser leurs prétentions. Dès 1956 Khrouchtchev mettait fin au stalinisme et faisait entrer l’URSS sur le chemin de la dite « coexistence pacifique ». De même aujourd’hui expliquer clairement à la Russie le coût de l’escalade de la guerre, à savoir une confrontation plus large avec les pays de l’OTAN, permettrait non seulement de mettre fin aux bombardements sauvages du Kremlin, mais provoquerait de surcroît une fracturation des élites dirigeantes en Russie, notamment dans l’armée.

En faisant comprendre à Moscou que le soutien occidental à l’Ukraine ne fera que devenir plus fort à mesure que son agression se poursuit, notamment en matière de sanctions économiques, les oligarques russes se désillusionneront quant aux perspectives du régime poutinien.

La guerre entre Israël et le Hamas modifie-t-elle votre analyse ? 

La guerre russo-ukrainienne se métastase sous nos yeux en Arménie, en Israël ou encore en Afrique occidentale, car la civilisation occidentale n’ose plus affirmer cette conviction transcendantale fondamentale du nécessaire équilibre entre la souveraineté de l’État et celle de la personne. On craint de plus en plus en Occident, avec l’avènement de sociétés dites multi-culturelles, de provoquer des troubles à l’ordre civique en affirmant les fondements métaphysiques et universels de la personne humaine. Vladimir Poutine le sait bien et profite de cette désertion du terrain métaphysique pour décréter « la fin du libéralisme » et pour avancer son projet « d’État-civilisation ». Mais celui-ci est frelaté. Il dit défendre les valeurs chrétiennes, mais en réalité ne fait que promouvoir une nouvelle conception de l’Empire, tombeau des nations libres. Au Forum de Valdaï il explique ceci : « Nous voulons vivre dans un monde ouvert et interconnecté dans lequel personne ne tentera jamais d’ériger des barrières artificielles à la communication, à la créativité et à la prospérité des individus. Il devrait y avoir un environnement sans barrières – c’est ce vers quoi nous devons nous efforcer. »

La réalité est qu’il n’existe plus un seul média indépendant de l’État en Russie et que des centaines d’opposants politiques sont jetés en prison. Le président Poutine soutient financièrement le Hamas, n’a pas protégé les habitants de l’Artsakh face aux attaques de l’Azerbaïdjan, n’a pas condamné les actes sauvages du 7 octobre et n’est plus reçu que par les principaux dictateurs de la planète, comme Kim Jong-Un et Xi Jin Ping par exemple.

Bienvenue dans le Nouveau Monde de l’État-civilisation…

 




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