Pendant cette suspension du cours ordinaire du pouvoir et des libertés, le dictateur exerçait un imperium sans limites. S’ajoutait un auspicium plus restreint, un certain pouvoir divinatoire. Commander et prédire, en somme.
Loin de nous l’idée de caricaturer la situation actuelle. Nous ne soupçonnons pas le président de jeter les opposants aux rostres, ni Edouard Philippe de consulter le foie des génisses avec le comité scientifique qui l’éclaire sur la pandémie. Mais il faut bien admettre que nous sommes en un bizarre état de suspension ou d’entre-deux, et pas seulement psychologiquement ou socialement.
La suspension des libertés, à commencer par celle de circuler est la plus évidente : la façon dont elle est acceptée, plutôt passivement, suggère que le traçage qui suivrait le jour d’après pourrait bien se perpétuer au nom d’un biopouvoir bienveillant. Au bénéfice des GAFAM, de l’IA et des algorithmes prédictifs basés sur les mégadonnées ? Sans imaginer une situation à la chinoise, avec identification permanente et permis citoyen à points, on peut au moins discuter l’hypothèse.
Nous avons aussi largement suspendu notre activité économique et sociale. Nous ne produisons et ne consommons quasiment plus que ce qui est strictement nécessaire à la vie - nourriture, soins, sécurité-. Du seul fait que chacun ralentisse s’isole et s’enracine, toutes choses considérées comme profondément ringardes il y a deux mois, la logique acceptée- progrès, production, ouverture, circulation, flux continus, intensification, consommation, etc. - est en échec.
Le projet politique des élites - multilatéralisme, réforme, Europe, approfondissement des droits individuels, ouverture, progressisme dit libéral-libertaire - est mis entre parenthèses. On pourrait dire la même chose en géopolitique, tant nous avons le sentiment de vivre un interrègne, en attente d’une prochaine hégémonie chinoise sans doute, américaine, de moins en moins, et certainement pas européenne.
Mais tout ce qui est suspendu finit par retomber et le fameux « jour d’après », le grand atterrissage, quand la pandémie cessera de nous occuper vingt-quatre heures sur vingt quatre, apparaît presque impensable. D’abord, parce qu’il permet à chacun de projeter son « je l’avais bien dit » et son « plus rien ne sera comme avant ». Vous pouvez au choix prophétiser le retour de l’État-Providence, de la souveraineté et des frontières, d’une décroissance vertueuse, ou d’un supplément de gouvernance internationale. Et comme l’équation a tant de déterminants (sans oublier le facteur idéologique évoqué dans la phrase précédente) tous les résultats sont imaginables. Y compris le paradoxe : les pouvoirs existants renforcés, et un monde qui ne change pas tant.
Quand finissait la dictature, l’état d’urgence des Romains, il savaient compter sur la Cité, les mœurs des citoyens et l’autorité héritée des fondateurs (auctoritas). La bonne question est sans doute : sur quel héritage pourrons nous compter après l’exception ?
Loin de nous l’idée de caricaturer la situation actuelle. Nous ne soupçonnons pas le président de jeter les opposants aux rostres, ni Edouard Philippe de consulter le foie des génisses avec le comité scientifique qui l’éclaire sur la pandémie. Mais il faut bien admettre que nous sommes en un bizarre état de suspension ou d’entre-deux, et pas seulement psychologiquement ou socialement.
La suspension des libertés, à commencer par celle de circuler est la plus évidente : la façon dont elle est acceptée, plutôt passivement, suggère que le traçage qui suivrait le jour d’après pourrait bien se perpétuer au nom d’un biopouvoir bienveillant. Au bénéfice des GAFAM, de l’IA et des algorithmes prédictifs basés sur les mégadonnées ? Sans imaginer une situation à la chinoise, avec identification permanente et permis citoyen à points, on peut au moins discuter l’hypothèse.
Nous avons aussi largement suspendu notre activité économique et sociale. Nous ne produisons et ne consommons quasiment plus que ce qui est strictement nécessaire à la vie - nourriture, soins, sécurité-. Du seul fait que chacun ralentisse s’isole et s’enracine, toutes choses considérées comme profondément ringardes il y a deux mois, la logique acceptée- progrès, production, ouverture, circulation, flux continus, intensification, consommation, etc. - est en échec.
Le projet politique des élites - multilatéralisme, réforme, Europe, approfondissement des droits individuels, ouverture, progressisme dit libéral-libertaire - est mis entre parenthèses. On pourrait dire la même chose en géopolitique, tant nous avons le sentiment de vivre un interrègne, en attente d’une prochaine hégémonie chinoise sans doute, américaine, de moins en moins, et certainement pas européenne.
Mais tout ce qui est suspendu finit par retomber et le fameux « jour d’après », le grand atterrissage, quand la pandémie cessera de nous occuper vingt-quatre heures sur vingt quatre, apparaît presque impensable. D’abord, parce qu’il permet à chacun de projeter son « je l’avais bien dit » et son « plus rien ne sera comme avant ». Vous pouvez au choix prophétiser le retour de l’État-Providence, de la souveraineté et des frontières, d’une décroissance vertueuse, ou d’un supplément de gouvernance internationale. Et comme l’équation a tant de déterminants (sans oublier le facteur idéologique évoqué dans la phrase précédente) tous les résultats sont imaginables. Y compris le paradoxe : les pouvoirs existants renforcés, et un monde qui ne change pas tant.
Quand finissait la dictature, l’état d’urgence des Romains, il savaient compter sur la Cité, les mœurs des citoyens et l’autorité héritée des fondateurs (auctoritas). La bonne question est sans doute : sur quel héritage pourrons nous compter après l’exception ?