Q : Dommage collatéral de la crise des gilets jaunes ou revendication opportuniste, les policiers ont obtenu gain de cause et voient leurs salaires augmenter. Pensez-vous que le malaise au sein du Ministère de l’Intérieur soit révolu ?
R : Les policiers ont obtenu l’écoute de leur ministre et du gouvernement en général : une augmentation de salaire immédiate et le traitement du chantier des heures supplémentaires en 2019. Les policiers sont responsables et enclins à protéger, coûte que coûte, les biens et personnes. Empreints d’un respect profond des valeurs républicaines, ils laisseront passer la période des fêtes, mais sauront réclamer des comptes en temps voulu d’autant que leurs syndicats se sont exprimés de manière quasi solidaire.
La police, la gendarmerie, les forces de l’ordre associées (armées, polices municipales) ont été fortement sollicitées ces dernières années : attentats répétés, plan Vigipirate, manifestations régulières. La crise des gilets jaunes sur fond de plan antiterroriste dont le triste épisode de Strasbourg rappelle l’acuité, est un point d’orgue de l’exaspération des forces de maintien de l’ordre.
Leurs collègues, moins visibles du grand public, en charge du renseignement ou de l’investigation judiciaire, ont tout aussi souffert ; par voie d’extension, l’ensemble des forces de sécurité intérieure a été fortement sollicité ainsi que tous les métiers de l’urgence (pompiers, monde médical, services municipaux et de l’énergie…). La survenance d’événements de masse auxquels seule une force en nombre peut répondre a conduit à une sollicitation permanente des personnels. La masse de collaborateurs compétents n’est pas inextensible. Il n’existe pas de possibilité de faire appel à des ressources extérieures, mis à part quelques réservistes eux-mêmes sollicités dans la limite du possible. La variable s’opère alors sur la disponibilité des fonctionnaires et militaires ; cette disponibilité est prise sur leur temps de récupération et de congé. Voilà qui explique que près de 25 millions d’heures supplémentaires sont comptabilisées depuis plusieurs années ; le problème n’a jamais été réellement traité.
Le malaise est donc pour l’instant en sommeil, même si la réponse ministérielle rassure ; il faudra tôt ou tard aborder les sujets de fonds qui en sont à l’origine.
Q : Quels sont ces sujets de fonds sur lesquels repose le malaise policier ?
R : ils sont de plusieurs ordres, mais, à mon sens, principalement lié à l’organisation structurelle de nos services de police/gendarmerie et au rapport ambigu de la population française avec ses forces de l’ordre.
L’organisation : la France a-t-elle toujours besoin, en 2018, de deux forces de police ? À quand une fusion police/gendarmerie au profit de nos concitoyens ? À quand au moins une égalité de traitement ? Les efforts menés il y a une dizaine d’années n’ont pas totalement abouti. De véritables économies pourraient être enfin obtenues au profit de l’Etat et donc de nos concitoyens : parité des corps et des missions, unicité des centres de commandement départementaux, fusion des centres d’entraînement et de formation… D’autres administrations l’ont fait avec succès, il n’est qu’à citer « Trésor » et « Impôts » qui se sont regroupés en une seule et même direction générale des finances publiques en 2007.
Le recrutement : il est opéré en dents de scie depuis des années et répond au constat de carence ou à un effet d’annonce ! Planifions, anticipons ! On retrouve ce malaise dans la plupart des professions, médecins et ingénieurs ne me contrediront pas. Comment par ailleurs gérer le cas des fonctionnaires surdiplômés. Le chômage, la course à l’emploi pousse ainsi de nombreux jeunes à candidater à des niveaux bien inférieurs à ceux que leur niveau d’études permet. Moralité, les gardiens de la paix sont rapidement blasés ; quel dommage !
La considération : applaudie un jour, la police est huée le lendemain. Cette constante est ancienne, mais elle choque les plus jeunes, faute d’aguerrissement. Dans un monde au marché de l’emploi tendu, dans lequel l’ubérisation des emplois conduit une majeure partie des collaborateurs d’entreprise à devenir des mercenaires, dans lequel les valeurs traditionnelles sont régulièrement bafouées, les jeunes représentants des forces de l’ordre ont souvent du mal à se positionner. Plus de service militaire pour niveler le sentiment républicain et la culture sécurité, une société en perte de valeurs, voilà l’image qui leur est renvoyée. Le discours politique autour de la sécurité est trop « politicien » pas assez porté sur le long terme et le positionnement de nos valeurs au sein de notre société. Sanctionnons les bévues et autres dérapages certes, mais remettons la « Police » au sein de la cité dans un rôle bienveillant et respecté. Faisons respecter les décisions de justice, désenclavons nos quartiers sensibles… une réalité connue de tous depuis une trentaine d’années et pourtant jamais réellement suivie.
Q : Voulez-vous dire que le malaise actuel n’est qu’une résurgence d’une longue suite d’incompréhensions ?
R : Je veux dire que le malaise actuel est révélateur d’une succession de rendez-vous manqués ! Le besoin de sécurité n’est pas récent ; il ne doit pas être une variable d’ajustement politique. C’est une constante qu’il faut accepter et sur laquelle il convient de se projeter à long terme. Un peu comme l’éducation nationale : quel est ce besoin tous les deux ans, ou au moins à l’arrivée de chaque ministre, de revoir les programmes scolaires ! Une tête bien faite aujourd’hui le sera tout autant demain ; seules quelques variables à la marge changent. Il en est de même pour la police. La population croit ; les forces de police doivent croire d’autant. Les techniques évoluent, les matériels se détériorent, il convient d’adapter nos efforts en la matière. Un véhicule, un ordinateur, une arme ont des durées de vie connues ; anticipons une bonne fois pour toutes. Planifions ! Nos budgets régaliens ne devraient jamais être remis en question, c’est une logique de contrat social entre notre gouvernance et nos concitoyens.
Q : Il faudrait alors de plus en plus de policiers et de gendarmes ?
R : Ce n’est pas ce que je dis. Tout au contraire. La sécurité se partage actuellement : police, gendarmerie, forces supplétives, polices municipales, sécurité privée. La compétence des polices municipales a cru ces vingt dernières années grâce aux efforts de professionnalisation et à un bon partage des tâches. Il en est de même pour la sécurité privée qui occupera de plus en plus d’espace. Tant que la profession se qualifie et que ses périmètres sont parfaitement respectés, le souci sera écarté. L’État y a pris sa part en créant le Centre national des activités privées de sécurité (CNAPS[1]) par exemple.
Il faut donc, à mon sens, poursuivre dans la voie du partage des missions, mais maintenir le cœur régalien de l’activité, lui donner les moyens humains et matériels dont il a besoin à travers une réflexion à long terme.
Q : Le malaise de la police ne serait donc que le reflet d’un malaise plus général ?
R : Tout à fait ! Au même titre que celui des gilets jaunes. Aussi maladroit soit leur mouvement, il est révélateur, chez les plus sincères, d’un ras-le-bol, du sentiment d’une distorsion sociétale dans laquelle nos concitoyens ne se retrouvent plus : perte de confiance dans les corps intermédiaires, perte de confiance dans la représentation nationale.
Il en est de même des forces de l’ordre : trop de promesses, trop de « poker menteur » autour du cœur de leurs missions. Policiers et gendarmes sont majoritairement des gens passionnés, guidés par un idéal. Ils ne sont pas les derniers garants de la République, mais en sont souvent les gardiens. Attention, car à travers leur malaise s’exprime aussi celui de tous ceux qui concourent à la mission de service public, de tous ceux qui nous aident au quotidien, à toute heure du jour et de la nuit, week-end et vacances comprises. Et ils sont nombreux ceux qui dans notre République, à travers la solidarité, ne garantissent pas seulement la Liberté et l’Égalité, mais aussi la Fraternité !
R : Les policiers ont obtenu l’écoute de leur ministre et du gouvernement en général : une augmentation de salaire immédiate et le traitement du chantier des heures supplémentaires en 2019. Les policiers sont responsables et enclins à protéger, coûte que coûte, les biens et personnes. Empreints d’un respect profond des valeurs républicaines, ils laisseront passer la période des fêtes, mais sauront réclamer des comptes en temps voulu d’autant que leurs syndicats se sont exprimés de manière quasi solidaire.
La police, la gendarmerie, les forces de l’ordre associées (armées, polices municipales) ont été fortement sollicitées ces dernières années : attentats répétés, plan Vigipirate, manifestations régulières. La crise des gilets jaunes sur fond de plan antiterroriste dont le triste épisode de Strasbourg rappelle l’acuité, est un point d’orgue de l’exaspération des forces de maintien de l’ordre.
Leurs collègues, moins visibles du grand public, en charge du renseignement ou de l’investigation judiciaire, ont tout aussi souffert ; par voie d’extension, l’ensemble des forces de sécurité intérieure a été fortement sollicité ainsi que tous les métiers de l’urgence (pompiers, monde médical, services municipaux et de l’énergie…). La survenance d’événements de masse auxquels seule une force en nombre peut répondre a conduit à une sollicitation permanente des personnels. La masse de collaborateurs compétents n’est pas inextensible. Il n’existe pas de possibilité de faire appel à des ressources extérieures, mis à part quelques réservistes eux-mêmes sollicités dans la limite du possible. La variable s’opère alors sur la disponibilité des fonctionnaires et militaires ; cette disponibilité est prise sur leur temps de récupération et de congé. Voilà qui explique que près de 25 millions d’heures supplémentaires sont comptabilisées depuis plusieurs années ; le problème n’a jamais été réellement traité.
Le malaise est donc pour l’instant en sommeil, même si la réponse ministérielle rassure ; il faudra tôt ou tard aborder les sujets de fonds qui en sont à l’origine.
Q : Quels sont ces sujets de fonds sur lesquels repose le malaise policier ?
R : ils sont de plusieurs ordres, mais, à mon sens, principalement lié à l’organisation structurelle de nos services de police/gendarmerie et au rapport ambigu de la population française avec ses forces de l’ordre.
L’organisation : la France a-t-elle toujours besoin, en 2018, de deux forces de police ? À quand une fusion police/gendarmerie au profit de nos concitoyens ? À quand au moins une égalité de traitement ? Les efforts menés il y a une dizaine d’années n’ont pas totalement abouti. De véritables économies pourraient être enfin obtenues au profit de l’Etat et donc de nos concitoyens : parité des corps et des missions, unicité des centres de commandement départementaux, fusion des centres d’entraînement et de formation… D’autres administrations l’ont fait avec succès, il n’est qu’à citer « Trésor » et « Impôts » qui se sont regroupés en une seule et même direction générale des finances publiques en 2007.
Le recrutement : il est opéré en dents de scie depuis des années et répond au constat de carence ou à un effet d’annonce ! Planifions, anticipons ! On retrouve ce malaise dans la plupart des professions, médecins et ingénieurs ne me contrediront pas. Comment par ailleurs gérer le cas des fonctionnaires surdiplômés. Le chômage, la course à l’emploi pousse ainsi de nombreux jeunes à candidater à des niveaux bien inférieurs à ceux que leur niveau d’études permet. Moralité, les gardiens de la paix sont rapidement blasés ; quel dommage !
La considération : applaudie un jour, la police est huée le lendemain. Cette constante est ancienne, mais elle choque les plus jeunes, faute d’aguerrissement. Dans un monde au marché de l’emploi tendu, dans lequel l’ubérisation des emplois conduit une majeure partie des collaborateurs d’entreprise à devenir des mercenaires, dans lequel les valeurs traditionnelles sont régulièrement bafouées, les jeunes représentants des forces de l’ordre ont souvent du mal à se positionner. Plus de service militaire pour niveler le sentiment républicain et la culture sécurité, une société en perte de valeurs, voilà l’image qui leur est renvoyée. Le discours politique autour de la sécurité est trop « politicien » pas assez porté sur le long terme et le positionnement de nos valeurs au sein de notre société. Sanctionnons les bévues et autres dérapages certes, mais remettons la « Police » au sein de la cité dans un rôle bienveillant et respecté. Faisons respecter les décisions de justice, désenclavons nos quartiers sensibles… une réalité connue de tous depuis une trentaine d’années et pourtant jamais réellement suivie.
Q : Voulez-vous dire que le malaise actuel n’est qu’une résurgence d’une longue suite d’incompréhensions ?
R : Je veux dire que le malaise actuel est révélateur d’une succession de rendez-vous manqués ! Le besoin de sécurité n’est pas récent ; il ne doit pas être une variable d’ajustement politique. C’est une constante qu’il faut accepter et sur laquelle il convient de se projeter à long terme. Un peu comme l’éducation nationale : quel est ce besoin tous les deux ans, ou au moins à l’arrivée de chaque ministre, de revoir les programmes scolaires ! Une tête bien faite aujourd’hui le sera tout autant demain ; seules quelques variables à la marge changent. Il en est de même pour la police. La population croit ; les forces de police doivent croire d’autant. Les techniques évoluent, les matériels se détériorent, il convient d’adapter nos efforts en la matière. Un véhicule, un ordinateur, une arme ont des durées de vie connues ; anticipons une bonne fois pour toutes. Planifions ! Nos budgets régaliens ne devraient jamais être remis en question, c’est une logique de contrat social entre notre gouvernance et nos concitoyens.
Q : Il faudrait alors de plus en plus de policiers et de gendarmes ?
R : Ce n’est pas ce que je dis. Tout au contraire. La sécurité se partage actuellement : police, gendarmerie, forces supplétives, polices municipales, sécurité privée. La compétence des polices municipales a cru ces vingt dernières années grâce aux efforts de professionnalisation et à un bon partage des tâches. Il en est de même pour la sécurité privée qui occupera de plus en plus d’espace. Tant que la profession se qualifie et que ses périmètres sont parfaitement respectés, le souci sera écarté. L’État y a pris sa part en créant le Centre national des activités privées de sécurité (CNAPS[1]) par exemple.
Il faut donc, à mon sens, poursuivre dans la voie du partage des missions, mais maintenir le cœur régalien de l’activité, lui donner les moyens humains et matériels dont il a besoin à travers une réflexion à long terme.
Q : Le malaise de la police ne serait donc que le reflet d’un malaise plus général ?
R : Tout à fait ! Au même titre que celui des gilets jaunes. Aussi maladroit soit leur mouvement, il est révélateur, chez les plus sincères, d’un ras-le-bol, du sentiment d’une distorsion sociétale dans laquelle nos concitoyens ne se retrouvent plus : perte de confiance dans les corps intermédiaires, perte de confiance dans la représentation nationale.
Il en est de même des forces de l’ordre : trop de promesses, trop de « poker menteur » autour du cœur de leurs missions. Policiers et gendarmes sont majoritairement des gens passionnés, guidés par un idéal. Ils ne sont pas les derniers garants de la République, mais en sont souvent les gardiens. Attention, car à travers leur malaise s’exprime aussi celui de tous ceux qui concourent à la mission de service public, de tous ceux qui nous aident au quotidien, à toute heure du jour et de la nuit, week-end et vacances comprises. Et ils sont nombreux ceux qui dans notre République, à travers la solidarité, ne garantissent pas seulement la Liberté et l’Égalité, mais aussi la Fraternité !
[1] https://teleservices-cnaps.interieur.gouv.fr/teleservices/ihm/#/home
Ancien commissaire divisionnaire de police, Christian Aghroum a exercé une trentaine d’années en Police Judiciaire dans la lutte contre le crime organisé et le terrorisme. Il a notamment dirigé l’OCLCTIC, service national français de lutte contre la cybercriminalité, avant de rejoindre le secteur privé en Suisse.
Expert auprès du Conseil de l’Europe, consultant en cybersécurité, sûreté et gestion de crise, il est chargé d’enseignement auprès de différentes universités et écoles de management. Son dernier ouvrage chez VA Editions : "La grande illusion du monde numérique".
Expert auprès du Conseil de l’Europe, consultant en cybersécurité, sûreté et gestion de crise, il est chargé d’enseignement auprès de différentes universités et écoles de management. Son dernier ouvrage chez VA Editions : "La grande illusion du monde numérique".