Guerre et crimes de guerre en Ukraine. La brutalité de la lutte à mort et « l’étonnante trinité » de Clausewitz
« La guerre est un caméléon » dit Clausewitz. Elle revêt des formes changeantes, en raison de sa soumission à la politique. En sa forme théorique et en sa version pratique, elle est douée d’une étonnante trinité, de l’entendement pur (gouvernement), de la libre activité de l’âme (armée ou chef de guerre) et de l’impulsion naturelle aveugle (peuple). Le rapport entre ces trois éléments est unique et cette trinité définit la nature de chaque affrontement. Il en est ainsi de la guerre d’Ukraine. La guerre dépend d’abord du motif de conflit, la sécurité, mais elle dépend aussi des conditions préexistantes dans lesquelles elle s’insère, nous dirions de la conjoncture historique et de la configuration globale des forces. Les deux camps ne sont pas devenus hostiles en un seul jour et leurs relations politiques influencent à tel point les perceptions mutuelles, qu’elles confèrent à la guerre sa caractéristique propre. Le rappel de Clausewitz nous aidera à comprendre ce qui advient en Ukraine. Commençons par les derniers développements.
Faits et allégations du mois de février/avril 2022
Le 6 avril dernier, le Premier ministre V.Orban, triomphateur des élections politiques dans son pays contre une coalition hétéroclite de six partis, soutenus par l’Union Européenne, a proposé un cessez-le-feu immédiat en Ukraine, pour favoriser et accompagner les pourparlers de paix entre Zelenski et Poutine. Zelenski, sous tutelle de l’OTAN, des ultra nationalistes de son cercle rapproché et du parti de la guerre des États-Unis, a promptement opposé son refus, comme il l’avait déjà fait vis-à-vis de l’Allemagne le 19 février dernier, cinq jours avant l’invasion. À cette occasion, selon le Wall Street Journal, le Premier ministre ukrainien avait refusé un accord offert par Scholz, destiné à rassurer Poutine. Il s’agissait de la renonciation de la part de l’Ukraine d’adhérer à l’OTAN et à accepter la demande de neutralité de Moscou. Le prolongement de l’agonie de l’Ukraine, téléguidée par Washington, Londres et Bruxelles a-t-elle sur le fond un sens, puisqu’il faudra s’accorder avec Moscou, sur le contenu de la neutralité, l’unité territoriale du pays et la perte de la Crimée, du Donbass et du sud de l’Ukraine.
Le jour avant la proposition de V.Orban, aux Nations-Unies, le mardi 5 avril, Zelenski a présenté le massacre de civils à Boutcha comme imputable aux troupes russes, avant toute enquête de responsabilité, invitant l’organisation à intervenir, bref à se réformer ou à disparaître. « Boutcha n’est qu’un exemple de crimes parmi beaucoup d’autres. Le monde doit en découvrir l’horrible vérité. – V.Zelenski (Le Monde du 7 avril). Un démenti et une version opposée sont venus des Izvestia, de CNN et d’experts israéliens accrédités, fondés sur la valeur du précédent (Yougoslavie, Roumanie, Irak).
Le même mardi 5 avril à Washington, les États-Unis ont décidé le déblocage de 500 millions de dollars vers l’Ukraine, afin de fournir en urgence aux Ukrainiens de nouveaux systèmes antichars Javelin. Interrogé sur CNN, Antony Blinken, Secrétaire d’État américain, a rappelé que son pays avait déjà accordé 2,3 milliards de dollars d’aide militaire à l’Ukraine. Sur la même longueur d’onde, « la République tchèque a confirmé le départ, en train, d’un convoi de chars d’origine soviétique, en accord avec l’OTAN ». « Berlin, en revanche, pendant les premiers mois de guerre a fourni des équipements qui étaient en stocks de la Bundesweher, mais aujourd’hui (le 5 avril), le gouvernement a proposé à l’Ukraine de s’équiper en matériel neuf, auprès d’industriels allemands, pour une somme de 300 millions d’euros (Le Monde du 7 avril). Par ailleurs, les pays baltes, la Grande-Bretagne, la France, l’Italie et l’Espagne se mobilisent et rivalisent entre elles en aides militaires. Le jeudi 7 avril, le Parlement européen à Strasbourg a voté une déclaration contre la Fédération de Russie, aggravant le paquet des sanctions à son encontre et a consenti un crédit d’un milliard et demi d’euros, pour l’achat de chars et armes lourdes, à l’encontre de la proposition de V.Orban sur le cessez-le-feu ». Les occidentaux poursuivent discrètement les livraisons d’armes avoue Le Monde du 7 avril.
En même temps, la Présidente de la Commission, Ursula von der Leyen lance une procédure d’infraction contre la Hongrie, pour transgression des valeurs démocratiques de l’Union. Mobilisés pour les mêmes raisons, la présidente de la Commission européenne et le Premier ministre britannique, le 9 avril dernier, la première à Varsovie et le deuxième à Kiev, se sont engagés dans l’aide à apporter à l’Ukraine. Boris Johnson, dépourvu de la vision de Lord Palmerston quant à la priorité des intérêts britanniques sur la paix ou sur la guerre en Europe et nostalgique du rôle de balancier de la Grande-Bretagne, passé aux États-Unis, a promis de fournir à Kiev, 120 véhicules blindés et des missiles antinavires, pour faire poursuivre les combats ; la deuxième a promu une collecte de fonds pour un montant de 10,1 milliards d’euros, dans le but d’aider l’Ukraine, dont l’économie a chuté de 41 % cette année. Quant à la crise ukrainienne et à sa fin négociée, J.Stoltenberg, Secrétaire Général de l’OTAN, a éloigné toute illusion sur la durée du conflit, destiné à se poursuivre pendant des mois, voire des années. Il a par ailleurs insisté sur la nécessité, pour l’OTAN, d’entamer une transformation fondamentale, a préconisé une présence permanente de troupes sur le flanc Est et une dissuasion par déni de défense, de la Baltique à la mer Noire. Pourquoi cette réinitialisation de l’OTAN est venue au moment d’une offensive prévisible de l’armée russe dans le Donbass ? Une série de questions jaillissent avec force. Qui souffle sur le feu ? Qui gouverne ce conflit ? Qui décide de sa poursuite, de son but et de ses issues ? Pourquoi l’Allemagne et la France n’ont pas eu le courage d’opposer leur véto au projet américain de faire pression pour le conflit et d’épauler les déclarations et les tentatives ukrainiennes de produire des armes biologiques et nucléaires ?
Pourquoi resserrer la Russie et la Chine dans une étreinte stratégique, qui accorde à la Chine une plus grande liberté de manœuvre, dans le domaine stratégique et financier, permettant à Moscou de jouer un rôle clé dans une coalition d’équilibrage qui ne pourrait exclure ni l’Inde, ni l’Iran et encore moins le Pakistan, comme Pivot Oumma pour le monde musulman ?
La guerre est un caméléon
Si la guerre est la poursuite de la politique par des moyens militaires, quels ont été les précédents et les motifs qui l’ont fait entreprendre et quel a été l’aveuglement sinon la cécité complice des Européens ? Les antécédents sont multiples, agressifs et déstabilisants. Ils remontent au démembrement de la Yougoslavie par l’OTAN, sans mandat du Conseil de Sécurité de l’ONU en 1999 et à la création artificielle du Kosovo. Puis, à l’expansion par étapes de l’Alliance atlantique et aux tentatives de changement de régime en Géorgie (2008) et en Ukraine, débutés avec la révolution orange en 2004 et suivis par la destitution du gouvernement Ianoukovitch, légitimement élu, par le coup d’État de Maïdan en 2014. La réaction russe a été prédite par George Kennan, Mearsheimer et bien d’autres et le vice-ministre russe des Affaires étrangères, Alexander Grushko, a explicitement averti que cela représenterait « une menace directe » pour la Fédération russe. Après trente ans d’efforts infructueux pour faire reconnaître ce qui est inacceptable pour la Russie auprès des occidentaux et après que le gouvernement ukrainien n’ait pas appliqué les accords de Minsk 2 (2015), prévoyant une autonomie des oblasts de Donetsk et Lougansk, dont les populations (14 000 morts) ont été constamment attaquées par l’armée ukrainienne et par les forces paramilitaires (bataillon Azov), équipés et entrainées par l’Ouest (SAS anglais et Delta américains inclus), les administrations des États-Unis successives, à l’exception de Donald Trump, ont mis en œuvre toute sorte de pression pour forcer la Russie à prendre l’initiative et à entrer en guerre. Le refus ou le renvoi de l’opération de nettoyage antiforces, auraient été interprétés comme une soumission à l’adversaire, d’où une attaque en premier, une guerre préventive.
Le but de guerre de la Russie et le premier choc des armées
Les antécédents politiques et les considérations d’ordre diplomatique et stratégique ont conduit à l’ouverture des hostilités, sans entacher le problème de la légitimité historique de la guerre. Examinons ensemble quelles sont les conditions d’engagement dans un conflit : les intérêts vitaux menacés, l’option militaire en dernier recours, le volume des forces militaires pour emporter la victoire, la composition et cohésion des alliances, un objectif politique clair et le soutien intérieur des opinions. La synthèse de ces éléments n’est guère prescriptive. En effet, l’autonomie de l’action militaire vis-à-vis du politique pose le problème de la limite de la violence légitime et, de ce fait, la nature du dialogue politique avec l’adversaire, en vue d’un règlement de paix. S’affrontent à ce propos deux cultures, quant à l’autonomie de l’action de violence. La culture américaine, qui écarte les opérations de guerre limitée, au profit d’une dominance de l’appareil militaire, tendant à s’affranchir du politique pour mener une guerre « ideal type » de haute intensité, visant la destruction rapide de l’adversaire et son centre de gravité. D’autre part la culture européenne, orientée à la dominance du politique, visant à cantonner la violence dans la sphère militaire, ce qui permet une protection de la population et un rôle inconditionné de la négociation. Cette option limite le poids de la puissance et celui des rapports des forces. Est bannie en outre, ou très contenue, toute tentation d’une stratégie d’anéantissement, dont le risque d’ascension aux extrêmes conduirait à l’annihilation des belligérants et enlèverait un sens politique à la guerre. Sur le terrain de l’affrontement militaire en Ukraine, la généralisation et l’intensification de la lutte choquent les Européens, prêts au dialogue et aux négociations avec l’adversaire. Par ailleurs les modalités d’exécution du plan de campagne, la protection des populations et les brutalités et crimes divers bouleversent les esprits, car la guerre est une brutalité uniquement pour les victimes et demeure la caractéristique intrinsèque de la passionalité de l’armée, selon « l’étonnante trinité » de Clausewitz. La brutalité des invectives adressées au chef de guerre adverse par le président des États-Unis et autres responsables, souligne la différence de perceptions et de calculs du décideur du conflit, l’Amérique, qui combat par personne interposée. Comédiens et tireurs de ficelles appartiennent à des cultures et formes d’historicité différentes et éloignées. La guerre, pour rappel, n’est pas une partie de plaisir, mais un mode de règlement politique qui se prévaut de la violence physique et de la lutte à mort pour obtenir « une meilleure paix » Elle doit passer par l’anéantissement des forces de l’ennemi et oppose deux volontés aux prises. Or, si l’objet de la guerre n’est pas la démocratie, mais la sécurité et la paix de satisfaction et, pour la Russie, le contrôle militaire de l’Ukraine, touchant au défi de son ordre territorial, le but de guerre pour l’Amérique est un affrontement inavoué contre la Russie, mais aussi et simultanément une confrontation contre l’Allemagne et contre l’Europe. C’est un passage tragique vers un Nouvel Ordre Mondial (Joe Biden). Or, cette perspective implique une réorientation stratégique de la Russie, dans une nouvelle coalition d’équilibrage systémique et une reconfiguration de la totalité du Heartland, le cœur des terres.
Le nouvel ordre mondial et l’émergence de nouveaux paradigmes structurants
Puisque l’espace planétaire, qui inclut le système inter-étatique, la société mondiale et la globalisation des économies est confronté à une triple dynamique, de polarisation, de confrontation et de fragmentation, ce processus se traduit en une reconfiguration des alliances militaires, face aux innombrables risques de conflit et principalement au « Duel du Siècle » entre les États-Unis et la Chine, confrontés au piège de Thucydide (G.Allison).
Ce risque, qui a pour enjeu le contrôle de l’Eurasie et de l’espace océanique de l’Indopacifique, articule les deux stratégies complémentaires du Heartland et du Rimland. Cependant, toute tentative de définir un ordre régional quelconque ne peut être conçue que dans la perspective d’un ordre global et dans la recherche de formes d’équilibre et de stabilité à caractère planétaire. C’est par référence à celles-ci que se situe l’une des clés des stratégies croisées des grandes puissances. Ainsi, des perspectives d’école américaine pour la période 2017-2025 ont prévu l’affirmation d’une ère d’interactions transatlantiques, transeurasiennes et transpacifiques fortes, caractérisées par un équilibrage serré des « puissances relatives ». Il en résultera un nivellement du pouvoir international et un réalignement politique et stratégique général, par des rapprochements capacitaires significatifs.
Les principales tendances géopolitiques en cours orienteront l’accélération des relations politico-stratégiques vers un monde bimultipolaire, aux caractéristiques suivantes :
– Duopole sino-américain à la tête de la Triade et disparition du pôle européen, fragmenté en Europe centrale, comme puissance significative sur la scène internationale (ou son absorption dans le pôle eurasien) ;
– Antagonisme de blocs, eurasien et occidental, sous direction américaine ;
– Axe stratégique des affrontements, déplacé vers l’hémisphère Sud, non occidental ;
– Balkanisation du système international, fissurant la mondialisation antérieure autour de foyers de conflits gelés et locaux ;
– Renouveau du neutralisme et du non-alignement (évident dans un ordre international pluraliste et consécutif au refus de la grande majorité de la communauté internationale de sanctionner la Russie) ;
– Reformulation de la dimension idéologique et systémique de la « Nouvelle Guerre Froide » (par la mobilisation des ressources scientifiques, philosophiques et culturelles sur les deux « ideal typen » de modèles politiques, autocratique et démocratique, ou égalitariste et hiérarchique et leur incidence sur la conflictualité internationale ;
– Retour des conceptions souverainistes de l’État comme refus de la gouvernance globale ;
– Glissement progressif de l’anarchie constitutive du système vers des plages régionales ingérables, chaotiques, génocidaires et dégénératives ;
– Impuissance des organisations universelles de sécurité collective à anticiper ou à maîtriser les conflits.
Quant au conflit ukrainien, ces dernières huit années de fausse paix, ont poussé la Russie à pallier aux nombreuses batteries de sanctions, en entamant une conversion vers l’autosuffisance intérieure dans des domaines clés pour les économies occidentales, comme l’énergie, les denrées alimentaires, les engrais et les minéraux, poussant le système des échanges mondiaux à la recherche de monnaies de réserve et de paiements alternatifs, ce qui remet en cause la diplomatie et la « seigneurie » du dollar.
C’est la raison pour laquelle le changement de l’échiquier stratégique mondial, dû à la mèche ukrainienne, peut donner naissance non seulement à des risques de dérapages mondiaux et à l’extension multipolaire du conflit, mais également à l’émergence de nouveaux paradigmes structurants et à un Nouvel Ordre Mondial [NOM].
Irnerio Seminatore, Président-Fondateur de l'Institut Européen des Relations Internationales de Bruxelles est Professeur des Universités, essayiste et Docteur en Droit ainsi qu'en Sociologie.
Il est l'auteur de l'ouvrage de référence sur "La multipolarité au XXIe siècle" (VA Éditions).
Il est l'auteur de l'ouvrage de référence sur "La multipolarité au XXIe siècle" (VA Éditions).