Journal de l'économie

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"J'appelle les managers à revoir la notion de chef et à en assumer pleinement toutes les dimensions"





Le 25 Novembre 2018, par La Rédaction

Voici un livre à part, un livre qui dénote dans le paysage éditorial : Management, le grand retour du réel.
Son auteur, Philippe Schleiter, est consultant et entrepreneur, spécialiste de la conduite du changement. Fort de sa longue expérience des entreprises françaises, au contact des hommes, dirigeants et managers, et à l'épreuve des ruptures et des transformations qu'il a accompagnées, devenu lui-même « militant de l'entreprise », il veut aider les nouveaux managers, « véritable élite née au feu de la guerre économique », à mener la révolution managériale qui vient. Rien de moins.


Votre livre Management, le grand retour du réel est tiré de votre expérience de consultant en entreprise, notamment dans l'accompagnement du changement. Pensez-vous qu'il pourra aider les dirigeants et managers de France à mener la « révolution managériale qui vient » comme vous les y appelez dans l'épilogue ? Et, si oui, pourquoi, et comment ?

J’appelle les managers à revoir la notion de chef et à en assumer pleinement toutes les dimensions. Aucun d’eux ne trouvera, dans les ressources, process et prétendus supports des fonctions corporate le soutien dont il aura besoin pour faire réaliser l’extraordinaire, par ses équipes. Il y a en revanche de puissants leviers d’énergie à mobiliser dès lors qu’on crée les conditions d’une aventure managériale enthousiasmante.
 

Vous dites le discours managérial courant contaminé par le phénomène de féminisation de la société. Vous prédisez cependant le retour des « vrais chefs ». Êtes-vous sûr du retour des vertus viriles, comme l'attesterait selon vous l'intérêt renouvelé pour le rugby ? Et les femmes elles-mêmes seront-elles touchées au même titre que les hommes ?

En pleine séquence de matraquage féministe après l’épisode « balance ton porc », cette question mérite d’être bien traitée. Je ne plaide pas pour un management « viril » avec voix grave et grosses moustaches et, partout où je suis passé, j’ai constaté le surcroît d’efficacité des équipes dirigeantes mixtes. Enfin, opposer les vertus « viriles » et « féminines » n’est pas la même chose qu’opposer les hommes et les femmes. Je désigne, sous le terme de « valeurs viriles », les notions de conquête, de combat, d’affrontement. Et je constate que la promesse d’une confrontation sincère et de bonne foi avec l’adversité (la complexité technique, un concurrent féroce, une innovation technologique à saisir, …) place les collaborateurs, avec plaisir, dans une logique de quête d’un « objet de valeur » qui a du sens pour eux et leur communauté d’appartenance. Le plaisir de l’être humain, c’est, depuis Prométhée, de se confronter à plus fort que lui et, pour réussir, à déployer des tactiques individuelles et collectives exaltantes. Or, c’est ça l’entreprise, et pas autre chose. J’y oppose les valeurs dites plus féminines qui sont celles de la société du « care », qui ne sont pas moins nécessaires mais dont l’envahissement actuel est emblématique de notre incapacité actuelle à faire face au monde et à accepter la part de tragique intrinsèque à la condition humaine. Cela dit, j’ai rencontré autant de femmes animées par des vertus viriles que d’hommes rattrapés par le confort des valeurs féminines - qui ont de plus l’avantage de donner bonne conscience.

Vous moquez les visions corporate sans saveur. Vous doutez aussi de cet appel permanent à l'agilité, souvent déconnectée de toute vision authentique. Quelles sont, selon vous, les conditions d'une vraie vision d'entreprise ? Quid de l'agilité ensuite ?

Je fais la différence entre la vision de l’entreprise et la vision du manager pour le périmètre dont il a la charge. Peu m’importe, à vrai dire, la vision de l’entreprise. Elle est nécessairement un peu évidente, plus ou moins volontariste, et la seule chose que je lui souhaite c’est qu’elle soit stratégiquement crédible ; et je n’aurai jamais les compétences pour le vérifier. Peu importe d’ailleurs que la vision de l’entreprise soit un peu lénifiante. La seule chose qu’on lui demande, c’est de fournir un cap suffisamment clair dans lequel chaque manager va pouvoir développer et incruster la sienne.
Ce qui caractérise une vision de manager selon moi, c’est qu’elle est subjective et contestable. Elle est la projection d’un manager, avec la puissance de son intellect sur l’analyse (contextualisation de la vision de l’entreprise sur le périmètre en question, constat, …), la force de ses convictions personnelles et la réalité de ses envies individuelles. Car s’il est là, au poste où il est, avec les sacrifices et les efforts qu’il va fournir, c’est, au-delà du salaire, aussi pour faire ce dont il a envie.
C’est donc une prise de risque, qui requiert un certain courage. L’avantage, c’est que les hommes sont à la fois lucides (le jeu de contraintes est souvent parfaitement connu et assumé) et rêveurs (ils veulent du sens et ce n’est pas grave si ce sens est à la limite de l’utopie, pourvu que les principales étapes du chemin soient crédibles).La complétude du rôle du manager lui donne, beaucoup plus qu’il ne le croit, des éléments pour nourrir sa vision, avec notamment des éléments sur l’identité, le territoire, la culture, le métier, l’histoire, … de son entreprise, usine, service, labo…
L’agilité découle naturellement d’une vision bien écrite et bien partagée. Une fois que l’objet de valeur est clairement identifié, peu importe, au fond, qu’on passe à gauche ou à droite, qu’on ralentisse ou qu’on accélère sur l’année 1.

Vous observez la défiance envers les élites et en même temps l'autodénigrement fréquent au sein de ces élites. Et vous posez la question de la formation des élites en France. « La première vertu des élites est la loyauté », dites-vous. Quelles recommandations en tirez-vous dans l'exercice du management ?

L’absence de projet politique collectif performant et enthousiasmant a cela de tragique qu’il légitime l’expression et la réalisation des projets individuels les plus basiques, les plus triviaux, les plus égoïstes. C’est ce qui caractérise malheureusement aujourd’hui une partie des élites françaises. On le voit quand de hauts fonctionnaires de Bercy quittent l’administration pour rejoindre des fonds d’investissement étrangers. On le voit quand on assiste aux décisions économiquement et égoïstement rationnelles mais choquantes sous l’angle du bien commun, qui accompagnement la disparition de fleurons nationaux bradés par des conseils d’administration mus par leurs seuls intérêts, avec un État apathique. On le voit avec des pratiques délétères autour des rémunérations de top managers. Antoine de Rivarol prévenait avec raison : « Quand les peuples cessent d’estimer, ils cessent d’obéir ». Ces comportements n’aident pas l’entreprise ni les managers de terrain, qui souffrent – et pour le coup très injustement - de la même défiance.
Je constate, chez mes clients, que ce questionnement sur la loyauté est de plus en plus fort. Certains s’en tirent par le cynisme. D’autres font écran, dans la limite de leurs capacités à s’opposer au corporate. Je n’aimerais pas être à leur place et c’est précisément pour les aider à réussir que je fais mon métier, en leur apportant le maximum de leviers pour être dans la sincérité de l’aventure individuelle et collective, en partageant le jeu des contraintes avec leurs équipes et en proposant le projet le plus crédible possible, avec une manière de le réaliser qui donne tellement envie qu’elle relativise la violence de ce jeu de contraintes.

Vous parlez des idées fausses sur le changement et l'art de le conduire. Comment éviter les travers d'un « management dépressif et médicalisant » en matière de conduite du changement ?

L’exception française nous a fait développer toute une série de discours sur l’entreprise et le travail qui sont lourds à porter au quotidien et qui ont beaucoup imprégné les mentalités. Pour illustrer ce thème, j’ai pris l’exemple de la fameuse « courbe de deuil » enseignée urbi et orbi dans les formations à la conduite du changement. Son postulat s’énonce ainsi : comme les gens n’aiment pas changer, il faut qu’ils passent par une période de deuil de la situation antérieure. Ce que l’on ne dit pas, dans ces mêmes formations, c’est que cet outil a été initialement conçu pour aider les médecins à accompagner les patients en phase terminale… Or, les Français, comme les salariés, ne sont pas des « malades » qui « dépriment » et qui « refusent le changement ». Les Français sont capables de changements massifs, majeurs et rapides. Ils font preuve de résilience et d’une énergie extraordinaire. En revanche, conformément à notre mentalité cartésienne et rationaliste, nous avons juste besoin de croire, plus que les autres peuples et avec plus de preuves, pourquoi changer est bon pour nous. Les Français ne résistent qu’aux changements qu’ils ne comprennent pas ou dont ils sentent qu’ils sortiront floués. Cela est exact. Et cela renvoie à une mission de manager, de chef, de dirigeant. Pas de psychologue !

Vous contestez l'existence d'une « crise de l'engagement ». Vous reliez engagement et goût du collectif. Quelles sont pour vous les traits d'un « véritable engagement » ?

Aujourd’hui, tout est « engagement » dans la novlangue managériale de l’entreprise moderne. Untel a réuni ses collaborateurs ? Il les a « engagés ». Untel vient de boucler son budget (sous l’amicale pression du directeur financier qui lui a expliqué tout ce qui n’était pas possible) ? C’est devenu son « engagement ». Ou son « commitment » pour les plus pédants. Cela me fait bien rigoler ! Je ne vois que deux aspects qui caractérisent un engagement sérieux : la liberté et le coût. Sans liberté de s’engager (et donc de refuser de le faire sans dommage) il n’y a pas d’engagement. D’où l’intérêt de toujours ménager des marges de manœuvres et degrés de liberté pour construire un engagement. Enfin, il n’y a engagement que sur quelque chose de coûteux pour soi. Qui implique effort et/ou sacrifice et/ou renoncement. La force de mon renoncement est la force de mon engagement. Aujourd’hui, l’immense majorité des engagements dont on nous parle porte sur des choses bénignes ou évidentes, ou sur des décisions certes coûteuses mais acceptées sans aucun degré de liberté.

Vous dites tout net : « Le syndicalisme à la française est mort ». Que voyez-vous poindre en remplacement ?

Le drame c’est que, si ce syndicalisme est effectivement mort dans sa capacité à produire des choses, il n’est pas encore organiquement mort et il va durer encore longtemps, car les clientèles et les intérêts liés ne céderont pas facilement la place. L’autre drame c’est que je ne vois rien poindre en remplacement. Ni du côté des syndicats (pour les raisons évoquées plus haut) ni du côté des entreprises, qui, pour l’instant et dans une logique d’opportunité, vont profiter de la faiblesse de ces derniers pour avancer leurs pions, et c’est de bonne guerre.
Il est d’ailleurs frappant de constater que, suite aux récents bouleversements législatifs, on ne voit rien venir. Fleurissent de toutes parts des offres de formation aux nouveaux dispositifs, mais rien de plus. Le système qui a vécu jusqu’ici n’est pas encore mûr pour se remettre en question. C’est dommage car les besoins de réinvention existent, ne serait-ce que sur trois domaines : travail à domicile, uberisation du salariat, début d’explosion des communautarismes ethniques et surtout religieux dans les entreprises. Pour l’instant, tout le monde fait l’autruche et là aussi, le réel rattrapera tout le monde !

Vous riez à l'idée d'une « entreprise libérée » de ses managers grâce à la digitalisation et la robotisation... Au contraire, ce serait aux managers de se libérer ! Se libérer de quoi ? Comment ?

Commençons par libérer les managers des process qui écrivent tout et qui éradiquent toute prise d’initiative, tuant ainsi l’esprit de responsabilité. Libérons aussi les managers de la tyrannie du court terme, notamment financière. Donnons aux managers des moyens basiques, humains et financiers, de créer de l’épique dans leurs équipes au service des projets du quotidien. Faisons vivre pour de vrai les logiques de pyramides inversées dont se gargarisent tant de managers. Arrêtons de former et surformer des managers sur des contenus vides de sens, des « ways of working », des « chartes de valeurs », et les coacher comme s’ils étaient souffrants, dès qu’apparaissent les premières difficultés. Et vous verrez que vous aurez libéré bien plus d’énergie, de créativité et d’enthousiasme, tout en économisant un temps précieux et même quelques coûts associés !

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1.Posté par sophie le 26/12/2018 16:45 | Alerter
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L’influence du manager sur ses collaborateurs est aussi primordiale en situation d’adversité ou de changement et la qualité du leadership est l’une des ressources essentielle à la résilience du groupe de travail.
Les attitudes émotionnelles favorisant un mode de leadership « absorbeur d’anxiété » sont des ressources importantes pour développer la résilience.
source : Le développement de la résilience au travail : http://www.officiel-prevention.com/protections-collectives-organisation-ergonomie/psychologie-du-travail/detail_dossier_CHSCT.php?rub=38&ssrub=163&dossid=528

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