Journal de l'économie

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Jean-Louis Scaringella, les taux d’intérêt négatifs ou : « l’euthanasie des rentiers »





Le 11 Octobre 2019, par Jean-Louis SCARINGELLA

Jean-Louis Scaringella, après avoir dirigé HEC et l’ESCP, est aujourd’hui professeur émérite au département Law, economics and social sciences d’ESCP- Europe, avocat au Barreau de Paris, arbitre agréé par le CMAP et médiateur auprès de la Cour d’Appel de Paris .


Plusieurs banques en Europe envisagent de répercuter la baisse des taux d’intérêt sur leurs clients fortunés en facturant leurs dépôts. N’est-ce pas pour le moins « le monde à l’envers » ?

La formule est pertinente ! Nous vivons dans un monde financier gouverné par des mécanismes inconnus jusqu’à présent, et par des paradigmes inédits que les économistes comprennent mal. On assiste à une sorte de tremblement de terre financier !

Le point de départ est la crise financière dite des  « subprimes » de 2008.Pour éviter que le système bancaire ne craque par manque de liquidités  les banques centrales et particulièrement  la FED et la BCE se sont mises à racheter des titres détenues par des institutions financières ou pour ce qui concerne la BCE de la dette publique puis des obligations d’entreprises sur les marchés secondaires. L’objectif étant d’injecter des liquidités dans l’économie pour améliorer  le bilan des banques et leur permettre d’octroyer des prêts aux entreprises et aux ménages. On appelle ce dispositif le « quantitative easing  ou QE » ; en français l’assouplissement quantitatif. Il s’agit donc d’une création monétaire via les marchés des capitaux qui a pour effet de faire baisser mécaniquement les taux d’intérêt puisque l’afflux de liquidités rend l’argent moins rare et donc moins cher …

On avait connu antérieurement ce procédé de manière ponctuelle par exemple au Japon dans les années 2000 pour relancer, sans succès d’ailleurs, une économie larvaire. La différence est qu’aujourd’hui le QE est devenu systématique et a atteint un volume vertigineux. Ainsi la FED a injecté, depuis 2008, 4000 milliards de dollars et la BCE 2600 milliards d’euros (près de 25% du Pib européen) à coup de rachat mensuels de 30 à 80 milliards d’euros sur les marchés. Cette politique stoppée fin 2018 vient d’être relancée par le gouverneur Draghi .

En effet, le QE a bien évité le gel du système financier et les défaillances bancaires et mécaniquement fait baisser les taux d’intérêts auxquels empruntent les Etats et les ménages, mais il n’a pas fait ses preuves pour ce qui concerne la relance économique. Si la croissance aux USA est proche de 3 % en 2019 avec un chômage inexistant, elle est en zone euro de 1,4 %. Et l’inflation de l’ordre de 1% est bien loin de l’objectif de 2 % de la BCE qui serait, selon elle, signe d’une économie en expansion.

Le QE n’a donc pas suffit à relancer la croissance ce qui a amené la BCE à se lancer dans une politique de taux d’intérêts négatifs ! Le taux directeur auquel la BCE rémunère les excédents de liquidités que les banques sont obligées d’y déposer est aujourd’hui de – 0,50 % ! Si les banques ont besoin d’emprunter elles le font à 0,25 %.
Dès lors que les banques sont pénalisées quand elles ont un excédent de liquidités, elles sont incitées à les prêter, d’où les taux très bas consentis par exemple aux emprunteurs immobiliers aujourd’hui inférieurs à 1%. En ce qui concerne les entreprises, encore faut-il qu’elles aient  des projets d’investissement et veuillent donc emprunter ce qui n’est pas toujours  le cas compte tenu des incertitudes économiques et du manque de confiance globale.

Confrontés à l’incertitude ambiante, beaucoup de clients laissent des monceaux de liquidités sur leurs comptes bancaires que les banques risquent de devoir replacer à un taux négatif à la BCE. Elles sont amenées alors à envisager de facturer un intérêt sur les dépôts donc fixer un taux d’intérêt négatif et dissuasif, ce qu’ont déjà fait certaines banques suisses et néerlandaises.
Quant  aux Etats et aux grosses entreprises à belles signatures, les institutions financières sont gagnantes à les financer à un taux négatif dès lors qu’il est sensiblement supérieur à celui auquel elles sont contraintes à placer leurs excédents. C’est ainsi que la France a émis récemment un emprunt à taux négatif, que l’Allemagne emprunte à -0,31 % et que même la Grèce voit certains emprunts d’Etat afficher un taux négatif !

On nage dans l’absurdité ! Le monde est effectivement à l’envers. La théorie économique enseigne que se priver d’une consommation immédiate  a une valeur qui est le taux d’intérêt à majorer d’une prime de risque pour se couvrir d’une défaillance éventuelle de l’emprunteur. Aujourd’hui il faut payer pour prêter !
 
Avons–nous des éléments de preuve que cette situation stimule l’économie ? N’est-ce pas au contraire un risque d’affaiblissement voire une fragilité extrême pour le  marché ?

Ces politiques d’assouplissement quantitatif et de taux négatifs ont permis d’éviter un collapsus mondial en 2008. L’action conjointe et alors concertée de la FED, de la BCE et des Etats notamment la France a été efficace pour éviter la catastrophe et une crise de liquidités mondiale.

Elles permettent  aussi aux Etats surendettés, par exemple la France, de se financer et refinancer à bon compte, certains disent même que les Etats sont les véritables bénéficiaires du QE qui leur permet de financer leur déficit budgétaire en empruntant à taux réduit voire négatifs !
Mais elles se révèlent inefficaces pour relancer énergiquement, sainement et durablement la croissance économique.

En vérité, la mission originelle de la BCE n’était  pas de favoriser  la croissance mais de maîtriser l’inflation. Est-elle armée et légitime  dans son « nouveau » rôle ? De nombreuses voix s’interrogent en ce sens au moment où Christine Lagarde s’apprête à succéder à Mario Draghi.

L’afflux de liquidités à bas coût génère par ailleurs de nombreuses conséquences inquiétantes. Les faibles taux d’intérêt incitent les ménages et les fonds d’investissement  à emprunter  parfois sur 30 ans pour acquérir de l’immobilier entraînant une flambée des prix dans les capitales prélude à une bulle immobilière. Les compagnies d’assurance peinant à rémunérer les fonds garantis en euros incitent le épargnants à placer sur des unités de valeurs- actions beaucoup plus risquées ; que se passera –t-il quand les bourses baisseront ?

Certaines entreprises s’endettent à bon compte parfois pour racheter leurs propres actions ou faire des investissements dont elles acceptent une faible rentabilité dès lors qu’elle dépasse le faible taux de l’emprunt ; que se passera –t-il quand les taux augmenteront ? Sans parler de l’achat d’or, placement dormant et non rentable, mais pour lequel il ne faut pas payer un taux négatif de dépôt. Le prix de l’or a crû de 20 % depuis le début 2019 du fait des achats massifs des particuliers et plus encore de banques centrales. Certains y voient l’indice d’un risque d’explosion financière prochaine. 

N’oublions pas aussi que certains peuvent gagner sur les marchés en achetant des titres à taux d’intérêts négatifs espérant que les taux baisseront encore et que la valeur de revente de leur titre augmentera mécaniquement !
 
Cette situation peut-elle perdurer selon vous ? On parle de paradis artificiel !

Il est vrai que les acteurs économiques et les gouvernements se complaisent dans l’argent facile !
Des taux d’intérêts négatifs durables signifient que le temps n’a pas de prix, qu’il est mieux de dépenser immédiatement plutôt que d’investir en prenant des risques pour gagner à terme... Philosophiquement ce principe est difficile à accepter à qui croît à la transmission intergénérationnelle et à l’épargne.

Les épargnants notamment les retraités et les classes moyennes sont les premiers à pâtir de cette nouvelle donne. Des livrets de Caisse d’Epargne rapportant 0,75 % ne couvrent pas une inflation de 1,5 %, quant aux livrets bancaires ils ne rapportent guère plus de 0,10 % et les fonds garantis en euros  1,8 %... C’est ce que l’on appelle l’euthanasie des rentiers. Inciter des épargnants modestes et âgés à investir sur des actifs risqués plus rémunérateurs n’est en effet  pas raisonnable.

Des  bulles immobilières et sur certains actifs risqués financés par emprunt sont également susceptibles d’éclater. Les banques centrales et les institutions financières auront-elles encore les moyens de les gérer ? En rendant plus négatifs encore les taux et jusqu’à quand ?
Les économistes ont du mal à proposer des réponses à cette situation inédite  et à l’inefficacité de ces politiques monétaires pour relancer la machine économique.

Certains vont même jusqu’à rêver de « la monnaie hélicoptère », en distribuant de l’argent directement aux citoyens pour qu’ils le dépensent en consommant…
L’on nage en ce moment en pleine crise de la pensée économique et nous avons besoin de construire des modèles adaptés à un monde travaillé depuis vingt ans par une globalisation mal maîtrisée. Il ne s’agit pas de prôner le retour à des autarcies réductrices économiquement et socialement. Mais il est indispensable de comprendre pour les gérer les mécanismes monétaires et économiques à l’échelle mondiale.
En vérité, nous avons besoin des Friedman, Hayek, Keynes ou Allais du 21e siècle,  apportant un corpus théorique débouchant sur des propositions opérationnelles.

La situation actuelle va donc perdurer, à coup de pansements, placébo et navigation à vue. Le sevrage inévitable sera douloureux, notamment pour les Etats surendettés qui ne pourraient  pas supporter une hausse brutale des taux. En attendant une crise certaine… dont la date est inconnue !
 
Avons –nous de nouveau affaire à un aveuglement total de la haute finance et peut-on en déduire que les leçons de la crise de 2008 n’ont décidemment pas été tirées ?

La crise de 2008 a été bien gérée car le collapsus financier a été évité contrairement à 1929 par exemple.
Ont été mises en place des mesures contraignantes dans  les institutions financières pour identifier, mesurer, et réguler leurs risques. Les dispositifs de compliance ont été renforcés à un niveau élevé et leur application contrôlée.

Des efforts sont encore à fournir pour mieux identifier, mesurer et réguler le shadow banking (opérations qui ne passent pas par les institutions financières), les produits dérivés, le crowfunding et bien sûr les crypto monnaies. Là règnent des zones d’incertitude donc d’inquiétude et de possible crise.

La difficulté actuelle est différente de celle de 2008 et ne concerne pas directement la « haute finance ». Elle est plus de nature économique que strictement financière même si  finance et économie entretiennent de profondes interactions. Et elle appelle de nouveaux concepts qui ne sont pas « sur le marché ».Je persiste à penser que nous souffrons d’une faiblesse de la pensée économique .Quelle réponse apporter en ce moment par exemple à la question de savoir si les politiques  de croissance relèvent des budgets nationaux ou de la politique monétaire  et suivant quelles  interrelations ? Au niveau des Etats ? A l’échelle européenne ? Quels investissements, notamment en matière de RSE, encourager et par quelles politiques ?

Je crois pour ma part qu’une réelle politique économique européenne en prise avec les Etats est indispensable pour avoir les moyens de sortir d’une  « sous-traitance » des politiques de croissance à la BCE.

Quels sont les conseils que vous adressez à nos lecteurs en regard de cette situation ?

Aux Etats, de profiter des taux bas pour investir à long terme, notamment dans les programmes  environnementaux nécessaires.
Aux entreprises, de profiter des taux bas en empruntant pour investir dans des domaines à potentiel de rentabilité élevée et générant une trésorerie permettant de faire face aux remboursements.
Aux jeunes particuliers, de s’endetter pour investir dans des actifs immobiliers bien choisis pour leur valeur dans le long terme. Les SPCI sont des véhicules intéressants pour qui ne veut pas gérer lui-même ou désire se diversifier dans  l’immobilier international ou les immeubles commerciaux ou de bureaux.
Via des véhicules comme l’assurance, les plans retraites ou le PEA et si son horizon de placement est supérieur à cinq ans, investir une partie de son épargne en actions décotées, dans des secteurs moins sensibles à la volatilité des marchés (pharmacie, alimentation etc.) et penser aux entreprises distributrices régulières de dividendes dont les rendements sont  plus élevés que ceux des obligations.
L’or est un actif intéressant qui ne rapporte rien mais présente une sécurité dans les périodes de volatilité et d’incertitude.

Beaucoup de gérants de fonds prudents sont aujourd’hui très liquides, compte tenu du manque de confiance dans l’environnement politique, économique et financier à l’échelle international. Garder un volant de liquidités pour profiter des opportunités quand les cours des actions baisseront n’est pas inutile.

Je recommande aussi  la plus grande prudence à ceux à  qui l’on propose des placements mirifiques qui cachent un risque élevé ou même une arnaque. Et gare aux placements complexes qu’on ne comprend pas. Il faut bien comprendre tous les aspects d’un produit financier avant de se décider et travailler avec un organisme fiable.
Par ailleurs, il est avisé de diversifier ses placements et de se faire conseiller par des interlocuteurs reconnus et indépendants  même quand l’on se croit averti !
 



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