Journal de l'économie

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La Corporation des Incertitudes : La Génétique Managériale des Conquérants





Le 8 Février 2021, par Jérôme GABRIEL

« Dans l’Incertitude, il n’y a pas d’extérieur. Tout est déjà intérieur. » (Prof. Jacques Defrenne – sur l’Incertitude)


Tête de Janus - Martin Klein
Tête de Janus - Martin Klein
Peut-on encore gérer le doute et mieux accepter la survenance des risques ?

 

Nos sociétés se croyaient entrées dans une nouvelle ère de la connaissance, d’un monde fulgurant où les seules limites du savoir semblaient être plafonnées aux capacités de puces électroniques et aux algorithmes. Un monde sans frontières sinon celles de la rationalité technologique qui feraient taire les aléas du risque et contenir la survenance des menaces. Il a suffi au surgissement d’une pandémie à l’échelle mondiale pour ébranler l’ordre de nos certitudes, défaire les paradigmes déterministes pour nous plonger dans une ère de confusion et de doute.

 

L’Incertitude est avant tout une perte de repères un fabuleux révélateur d’intelligence adaptative

 

C’est une nuit sans lune en un lieu inconnu où le brouillard est si dense que nos réflexes et nos capacités visuelles ont cessé d’exister et notre cerveau démuni cherche une alternative pour rééquilibrer nos fonctions vitales brusquement déboussolées. Pourtant, certains continuent d’avancer poussés par un inextricable sentiment irrationnel : se dépasser, découvrir, apprendre. C’est en cela que Sapiens se différencie de l’animal, car il a appris à maîtriser ses craintes pour les avoir maintes fois raisonnées ; il connaît la peur pour l’avoir cent fois dépassée ; il a appris à se perdre pour mieux se retrouver, mais aussi à mieux se protéger pour mieux se préserver.

 

Nous essayons de nous entourer d’un maximum de certitudes, mais vivre, c’est naviguer dans une mer d’incertitudes, à travers des îlots et des archipels de certitudes sur lesquels on se ravitaille…

(Edgar Morin : « Nous devons vivre avec l'incertitude » – CNRS – Le Journal – 06.04.2020 – article de Francis Lecompte)
 

Ressentir l’Incertitude est l’un des moteurs de l’évolution humaine.Tenter de raisonner le doute est notre gène différenciateur avec celui des animaux.

 

Quête perpétuelle de la maîtrise temporelle, l’Homme est un Janus à deux faces : l’une, rationnelle dans sa mécanique du contrôle, l’autre, plus abstraite dans sa quête du divin. Comprendre est un exercice d’équilibriste entre certitudes passagères et incertitudes permanentes.
 

Perdre ses repères, réviser ses croyances absolues, accepter d’amorcer une renaissance passe par cet état psychologique qui nous fait hésiter, tâtonner, douter, fluctuer. Tout devient équivoque, analogue ou contradictoire. Les lumineuses certitudes d’hier mutent en sombres confusions.

Concepts, objets, projets, croyances se figent soudainement parce qu’un grain de sable s’est introduit dans la machine cognitive. Une ‘exception’ inédite voit le jour qui dessine une nouvelle règle.

 

Pour Léna Soler, dans son article « Certitudes, incertitudes et enjeux de la philosophie des sciences contemporaine » (http://journals.openedition.org/leportique/236), nous sommes inconsciemment confrontés à cette doctrine évolutionniste qui assimile la plupart de nos soubresauts historiques à l’observation des organismes vivants, et leur applique de manière analogique les concepts d’inspiration darwinienne, de « lutte pour la vie », de « sélection », et d’« adaptation ».

Le progrès serait un processus comparé d’investigations de diverses théories rivales – ou similaires – dans une sorte de lutte pour la vie, mais surtout dans la recherche d’une vérité scientifique conquérante et absolue : les théories les moins adaptées disparaissent (ou sont abandonnées), les plus adaptées (celles qui satisfont le mieux certains objectifs humains) survivent.

 

L’évolution est donc un processus scientifique de doutes perpétuels avant la prochaine grande découverte qui engendrera d’elle-même ses propres ‘améliorations’ sous une nouvelle forme ‘acceptée’. Il en va de même pour nos organisations humaines et leurs cortèges de théories politiques dont les paradigmes procèdent d’une perpétuelle quête illusoire d’un monde parfait, figé dans une sorte d’équilibre artificiel inscrit dans une constitution dogmatique éternelle et impérissable… Pourtant, rien n’est moins faux que ces postures figées, car elles font trop souvent la part belle aux idéologies déterministes et matérialistes qui réduisent l’humanité à sa seule fonction soit productiviste, soit consumériste.

 

L’Incertitude est le dernier rempart contre le despotisme et les fanatismes

 

Dorian Astor est philosophe et germaniste, spécialiste de Nietzsche. En nietzschéen averti, il apporte quelques lumières philosophiques à ce ressentiment bien humain face au doute : « à chaque époque il y a toujours un monde en décomposition et un monde en devenir. »

Dans son ouvrage paru en 2020 : La Passion de l’incertitude aux Éditions de l’Observatoire, il ajoute : Il faut aujourd’hui chercher les potentialités par lesquels un monde peut devenir dans un monde en décomposition. Ses observations rejoignent celles d’Edgar Morin qui en plein premier confinement rappelait que « L’épisode que nous vivons aujourd’hui peut donc être le bon moment pour faire prendre conscience, aux citoyens comme aux chercheurs eux-mêmes, de la nécessité de comprendre que les théories scientifiques ne sont pas absolues, comme les dogmes des religions, mais biodégradables… »

En chacun sommeille un petit despote qui veut croire dans ‘sa raison’. La fin de l’Histoire (et de l’humanité …) est avant tout idéologique en cela qu’elle serait en quelque sorte la préfiguration d’une volonté absolue d’une humanité asservie et zombifiée au sein d’une gouvernance idéale et infantilisante aux contours dictatorialement ‘correctes’. La grande dictature de demain sera un monde mécaniste où les machines ‘scientifiques’ nous apporteront le ressentiment artificiel et chimique d’un bonheur perpétuel et de la paix éternelle… Le mythe paradisiaque.


Image New York Skyscraper - En architecture, on ne contient pas le vide : on l’imagine.
Image New York Skyscraper - En architecture, on ne contient pas le vide : on l’imagine.

La gouvernance du risque : devenir le maître d’œuvre de ses incertitudes

 

La conjonction de l’extrême progrès technologique, scientifique, d’une Europe pacifique depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale, nous a donné l’illusion que nous avions une maîtrise pleine et entière de notre destin, du monde, de la planète. (Dorian Astor)

 

Diriger est un art d’équilibriste : savoir composer avec des forces antagonistes destructives pour les transformer en une unité complémentaire d’énergies créatrices. L’entreprise est un haut lieu d’observation de ces jeux de forces en équilibre ou en déséquilibre.

Dans les restitutions des taoïstes de la chine ancestrale, l’observation de la nature nous enseigne que le jeu des forces Yin et Yang est un fragile état d’équilibre en perpétuelle mutation. Chaque configuration d’espace et de temps, d’opportunités et de menaces sont des variables d’ajustement en constantes mutations qu’aucune recette ésotérique ni doctrine philosophique ne peuvent arrêter. Seuls l’expérience du vécu et le développement philosophique personnel permettent de ‘s’ajuster’ ou de ‘parer’ aux imprévus. Le dirigeant stratège est un maître funambule qui s’appuie sur les déséquilibres pour trouver sa Voie.


Photographe : Robert Pratta
Photographe : Robert Pratta

Où sont vos cartographes ? : S’orienter avant tout malgré la perte de repères

 

De tout temps, l’humanité n’a cessé de chercher des modèles de domination pérenne, d’anticipation et de contrôle des facteurs de risques et de menaces ; d’abord de nature divinatoire dans l’observation et l’interprétation de signes distinctifs et répétitifs au sein de l’ordre naturel (signes, présages et traces), puis progressivement au sein de l’ordre humain dans le cadre d’expertises techniques, de supputations tactiques et de savantes conjectures basées sur la connaissance et l’observation des Hommes.

Le management d’anticipation – dans ses techniques de prévisions et de prospective -, devient alors la capacité à saisir l’infime signe avant-coureur d’une opportunité ou d’une menace. Pour cela, chaque entreprise ou organisation a besoin d’une cartographie précise de son écosystème. Ces cartographies permettent de visualiser avec plus de précisions ces terres fertiles ou dangereuses où chaque engagement est analysé en comité stratégique à l’aune du bénéfice ou du risque.

 

Alors, y a-t-il des modèles et des méthodes pour circonscrire le risque et manager en Incertitude ?

 

En matière de management, de nombreuses écoles de pensée ont vu le jour à partir du milieu des années 1950 dans les seuls États-Unis d’Amérique. Aucune autre nation ne rivalise de créativité et de modèles quand il s’agit de vendre de manière autoprophétique une nouvelle théorie de l’organisation ‘business’ au sein de marchés déjà demandeurs de changements et avides – non pour les comprendre – mais pour en exploiter les tendances à court terme. Pourtant, il a suffi d’un évènement pandémique pour rebattre intégralement les cartes de nos modèles d’affaires et de nos sociétés.

 

C’est un fait : les sociétés les mieux préparées aux risques sont celles qui ont prévu leurs survenances et leurs impacts ou ont intégré un management ‘debout’ préparé à la rupture et à l’anticipation.
 

Cette gouvernance a pour philosophie d’intégrer dans son organigramme des managers non conventionnels à l’esprit critique aiguisé et rompu à se projeter dans l’avenir sur la base de scénarios gradués d’impacts selon chaque typologie de menace. Outre leurs capacités à tracer des cartographies précises, ces managers spéciaux rompus à l’intelligence stratégique ne sont pas rétribués pour flatter les égos de dirigeants endormis en terres de Certitude, mais bien pour les obliger à sortir de cette zone de confort en se projetant vers ces horizons d’incertitudes où la seule fatalité serait de s’y engager sans préparation.
 

La ‘Corporation des incertitudes’ n’a pour cela aucune forme prédéterminée, aucun process dogmatique ni doctrine figée ; elle possède les qualités des espèces les plus coriaces : l’observation, l’imagination et une intelligence adaptative. Si selon Jacques Defrenne le « I majuscule d’Incertitude nous contraint à exister debout », l’incertitude a aussi pour mémoire, une rupture : rupture inscrite en lettres capitales dans nos gènes les plus résilients. Ces gènes d’optimisme et de conquête par excellence !


La Corporation des Incertitudes : La Génétique Managériale des Conquérants

Jérôme Gabriel

 

Conseil stratégique auprès des entreprises, Jérôme Gabriel est le fondateur du cabinet Arcana Strategia spécialisé dans l’appui opérationnel aux sociétés innovantes, en phase de reconversion ou en transition difficile. Expert en Intelligence économique et rompu à des méthodes managériales de rupture et d’anticipation, il intervient dans le cadre de missions d’appui non conventionnelles et de formations immersives en partenariat avec le cabinet Entrorger sur des thématiques de management stratégique et de gestion des risques. Spécialiste du Sun Tzu et des cultures d’Asie orientale, il a publié plusieurs ouvrages dédiés à la Gouvernance stratégique.




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