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La fête de l’Aïd-el-Kébir et le financement public des cultes





Le 21 Août 2019, par Nicolas DEILLER

Du 11 au 15 août s'est tenue la plus importante fête musulmane : l’Aïd-el-Kébir. Elle commémore l’abnégation d’Abraham souhaitant sacrifier son fils Isaac, ou Ismaël dans la tradition islamique, pour plaire à Dieu. Afin de rendre hommage à la foi d’Abraham, les musulmans égorgent, aujourd’hui, des moutons selon un rituel précis (égorgement de l’animal vivant, dans une position particulière et avec récitation de prières).


Cette fête fait l’objet de nombreuses polémiques eu égard au caractère matériel et pratique de cet abattage rituel. Souvent réalisés à l’abri des regards et contrevenant à la législation en vigueur, ces sacrifices ont parfois lieu dans des endroits peu conventionnés...

Or, seule une trentaine de structures agréées par l’État permet l’abattage rituel de ces moutons. Trop peu pour les quelque 6 à 7 millions de musulmans vivant en France. La question peut donc légitimement se poser : l’État doit-il interférer dans l’organisation de l’Islam en favorisant l’aménagement, voire la construction, d’abattoirs pouvant sacrifier rituellement des animaux, selon la tradition musulmane ?

Cette fête pose alors un véritable questionnement juridique lié au financement des cultes, faisant l’objet d’une controverse certaine.
En effet, nombreuses sont les associations musulmanes à souhaiter une aide étatique en ce domaine. Mais, en régime français de séparation, est-ce bien le rôle de l’Etat que de financer, même indirectement, des abattoirs afin qu’un rite religieux puisse s’y tenir ?

Le Conseil d’État a répondu par l’affirmative dans une décision de 2011 [1]. Dans cette affaire, la métropole du Mans avait décidé, par délibération de son conseil, d’aménager des locaux désaffectés pour les transformer en « abattoir local temporaire pendant les trois jours de la fête de l’Aïd-el-Kébir ». Cette délibération semblait méconnaître très clairement la loi du 9 décembre 1905 concernant la séparation des Églises et de l’État dans le sens où cette dernière interdit toute aide publique financière, comme matérielle, à un culte.

Saisi par une association de libres penseurs, le Conseil d’État indiquait alors qu’il s’agissait, dans ce cas précis, non pas d’une atteinte au principe de non-financement des cultes, mais de l’accomplissement d’un « intérêt public local ». 

Selon le Conseil d’État, subventionner par de l’argent public l’aménagement d’un abattoir permettant des abattages rituels de moutons, lors de l’Aïd, ne porte pas atteinte au principe de séparation ni au principe de prohibition du financement public cultuel.
La décision du Conseil d’État porte à discussion et montre la grande ambiguïté de l’État sur ce sujet. Abattre un animal – hors du cadre légal – est pénalement répréhensible, tant pour des questions de sécurité que d’hygiène ou de salubrité publique.

Dès lors, le respect de ce que l’on nomme « ordre public » devrait passer nécessairement par la cessation immédiate de l’action contrevenante et non par son accompagnement.
Cette pratique religieuse aurait dû être réprimée selon le dispositif pénal en vigueur, car contraire à l’ordre public, et non pas accompagnée d’un financement public pour la construction d’un abattoir.

Malgré la position du Conseil d’État sur ce sujet, on constate un certain flou dans la possibilité pour une personne publique de financer un abattoir pouvant accueillir des sacrifices religieux. Ce flou est alimenté par la position bienveillante de la jurisprudence administrative et, a contrario, par la stricte application de la loi de 1905, qui prohibe toute aide financière étatique à une religion.
Dans ce contentieux, on se trouve dans un cas flagrant de ce qu’il convient d’appeler une déviance de l’utilisation administrative du qualificatif « d’intérêt public local ». L’affaire qui est portée devant la haute juridiction ne concerne qu’une manifestation cultuelle. L’abattage rituel des moutons lors de la fête de l’Aïd est, comme son nom l’indique, une pratique religieuse et ne saurait être qualifié d’autre chose.

Nous pensons effectivement qu’il n’est dans l’intérêt que de la population de confession musulmane que d’avoir un abattoir financé par les deniers publics pour égorger rituellement des moutons lors de l’Aïd.
Même si le Conseil d’État nous donne tort en estimant que les dispositions de la loi de 1905 ne font pas obstacle à ce qu’une collectivité territoriale « construise […] un équipement afin de permettre l’exercice de pratiques à caractère rituel relevant du libre exercice des cultes, à condition qu’un intérêt public local, tenant notamment à la nécessité que les cultes soient exercés dans des conditions conformes aux impératifs de l’ordre public, en particulier de la salubrité et de la santé publiques », sous couvert, toutefois que « le droit d’utiliser l’équipement soit concédé dans des conditions, notamment tarifaires, qui respectent le principe de neutralité à l’égard des cultes ».

Dans ce cas de figure, l’intérêt public local n’a pas été vu de manière globale, mais d’une façon communautaire. Il n’est pas dans l’intérêt de la majeure partie de la population que d’avoir un abattoir agréé par les instances musulmanes. Si l’on pousse la logique du Conseil d’État, qui est celle d’agréer une pratique religieuse qui contreviendrait à l’ordre public, la construction de mosquées par les collectivités territoriales pourrait être reconnue comme étant d’intérêt public local.
En effet, prenons le cas des prières de rue, celles-ci troublent indéniablement l’ordre public, en particulier à Paris ; afin de faire cesser ce trouble n’est-il pas, dès lors, dans l’intérêt public que les collectivités territoriales financent la construction de mosquées ? Notamment quand, comme dans le cas de l’abattoir, il en existe trop peu ? On voit bien l’enjeu qui se trame derrière cette jurisprudence et les conséquences multiples qu’il peut en découler.

Cet arrêt répond à une logique communautaire qui n’est en aucun cas dictée par un intérêt public local. C’est là, selon nous, une réelle distorsion du principe de l’article 2 de la loi de 1905, bafouant la neutralité que se doit d’observer l’État vis-à-vis des cultes.

Bien sûr, l’État doit également concilier liberté religieuse et ordre public. Cependant, la liberté religieuse ne peut pas faire fi de la législation et, en régime de séparation, l’Etat n’a pas à se soumettre aux diverses interactions religieuses. Il s’agit là, d’un comportement paradoxal pouvant entraîner de dangereuses conséquences et mettant, une fois encore, en cause le régime juridique des cultes tel que défini par la loi de 1905.
 
[1] CE Ass., 19 juillet 2011, Communauté urbaine Le Mans Métropole, n° 309161, pub. Lebon.



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