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La fondation d’entreprise : Pilule empoisonnée ou outil de protection des actifs stratégiques ?





Le 6 Avril 2021, par Olivier de Maison Rouge

Déjà connue pour être un canal historique actuellement encombré, l’affaire Suez sera-t-elle un tunnel sans fin ? Tous les ressorts sont utilisés pour retarder une prise de capital hostile, plaçant désormais “affaire Veolia-Suez" dans les annales des OPA inamicales à rebondissements.

Le 5 octobre 2020, Veolia a déjà racheté 29,9 % des actions de Suez jusqu’alors détenues par Engie. L’affaire n’est pas pour autant achevée, car Veolia prétend détenir le contrôle de sa rivale.

Désignée comme proie par son concurrent Veolia, à l’été 2021, Suez résiste désormais de toutes ses forces pour ne pas se faire avaler par Veolia et cette tentative de rachat devient un cas d’école à bien des égards.


La fondation d’entreprise : Pilule empoisonnée ou outil de protection des actifs stratégiques ?
Présentation des forces en présence :
 
Veolia est le numéro un du traitement des eaux et des déchets en France. Elle emploie 180 000 personnes et son chiffre d’affaires était de 27,189 milliards d’euros en 2019. Son actionnaire principal est l’État (qui détient 5,7 % des titres).
 
Pour sa part, Suez est le numéro deux du traitement de l’eau et des déchets en France. Elle emploie 90 000 personnes et son chiffre d’affaires était de 18,015 milliards d’euros en 2019. Son actionnaire principal est Engie (qui détient 32,1 % des titres).
 
Pour effectuer son recentrage sur le renouvelable et le gaz, Engie lance en 2020 un vaste programme de cession d’actifs de 3 à 4 milliards d’euros ; sa filiale Suez fait partie du périmètre des cessions. Veolia se déclare acquéreur. Mais il s’intéresse aussi aux 71,1 % restants. Le jour même de l’achat des actions de Suez détenues par Engie, Veolia dépose un document d’intention d’OPA à l’Autorité des marchés financiers (AMF), qui sera lancée dans les 12 à 18 mois.
 
Afin de contrer cette prise de contrôle inamicale, Suez lance ensuite sa ‘pilule empoisonnée’ (ou ‘poison pills’) : elle crée une fondation néerlandaise pour y loger une unique action de 15,5 euros de sa branche ‘eau’, ce qui met à l’abri cette branche de toute cession pendant 4 ans. Son objectif est donc de voir Veolia être condamné à garder cette branche et se faire ainsi refuser par les autorités des marchés financiers son intention d’OPA.
 
En effet, compte tenu des parts de marché cumulées dans le traitement de l’eau, afin de satisfaire les règles en matière de lutte contre les abus de position dominante, le groupe Veolia devrait se séparer d’une partie de ses actifs dans ce cœur de métier.
 
Le précédent Pierre Fabre
 
Pierre Fabre, sans héritier direct, avait fait don à la Fondation éponyme de la totalité de ses droits sociaux de sa holding. Cette dévolution étant irréversible, elle devait permettre d’assurer la pérennité du groupe et d’éviter son éventuel démantèlement. Ainsi, 2008, Pierre Fabre le fondateur et patron du groupe Pierre Fabre a-t-il transmis son entreprise à sa fondation via un don 60 % de ses titres afin de pérenniser l’indépendance du laboratoire français. Auparavant, il avait créé en 1999 la fondation Pierre Fabre, reconnue d’utilité publique, afin d’en faire un actionnaire de référence. À son décès en 2013, il a complété son don en la désignant légataire universel.
 
Aujourd’hui, le Groupe Pierre Fabre SA est détenu à hauteur 86 % par la Fondation via la société de contrôle Pierre Fabre Participations, à qui est délégué les fonctions opérationnelles. Une fondation ne pouvant pas gérer une entreprise, c’est cette structure qui assure ce rôle. Cette opération porte à 66 % la participation de la fondation au capital du groupe.
Cette opération avait été rendue possible grâce à l’adoption d’un amendement de l’article 22 de la loi de 2005 en faveur des petites et moyennes entreprises (Transmission ou cession d’entreprise à une fondation reconnue d’utilité publique), introduit par Bernard Carayon (ex-député UMP du Tarn et ancien maire de Lavaur). Aujourd’hui, une fondation peut acquérir plus d’un tiers du capital d’une société privée.
 
 La fondation d’entreprise en droit français

D’après l’article 18 de la loi n° 87-571 du 23 juillet 1987 sur le développement du mécénat, la fondation est un ‘acte par lequel une ou plusieurs personnes physiques ou morales décident l’affectation irrévocable de biens, droits ou ressources à la réalisation d’une œuvre d’intérêt général et à but non lucratif’.

En France, on distingue les fondations en fonction de leur statut : généraliste et sectoriel.
Les statuts généralistes sont au nombre de quatre : la fondation reconnue d’utilité publique, la fondation abritée, la fondation d’entreprise et le fonds de dotation. Les quatre statuts sectoriels font référence à la coopération scientifique, aux domaines universitaires, hospitaliers et partenariaux. Aujourd’hui, on dénombre plus de 4 000 fondations dans l’Hexagone avec des activités et des structures de gouvernance très diverses.
 
Concernant la fondation d’entreprise, la définition légale de cette dernière se trouve sous l’article 19 de la loi n° 87-571 du 23 juillet 1987 sur le développement du mécénat relatives aux fondations modifiée par la loi n° 90-559 du 4 juillet 1990 créant les fondations d’entreprise : ‘Les sociétés civiles ou commerciales, les établissements publics à caractère industriel et commercial, les coopératives, les institutions de prévoyance ou les mutuelles peuvent créer, en vue de la réalisation d’une œuvre d’intérêt général, une personne morale, à but non lucratif, dénommée fondation d’entreprise. Lors de la constitution de la fondation d’entreprise, le ou les fondateurs s’engagent à effectuer les versements mentionnés à l’article 19-7 de la présente loi.’
Afin de mettre en place une fondation d’entreprise, la société doit verser une somme de 150 000 euros minimum, au sein d’un programme d’action pluriannuel.
 
Autrement dit, la fondation est une entité souveraine qui peut être utilisée pour détenir et préserver le contrôle d’une entreprise, et faire obstacle à toute prise de contrôle hostile. Elle est caractérisée par sa souplesse et par ses liens étroits avec l’entité qui l’a fondé.
 
La nationalité de la fondation dépend du lieu d’implantation du siège, indépendamment de la nationalité du ou des fondateurs. Ainsi, une entreprise française peut décider de créer une fondation dans un pays étranger.
 
La durée de vie d’une fondation d’entreprise est limitée (5 ans au minimum et pouvant être prorogée pour 3 ans minimum). Durant ce laps de temps, la fondation d’entreprise protège les détentions du capital de la société, puisque celles-ci lui ont été transmises de façon irrévocable et inaliénable.
 
Cependant, contrairement à d’autres structures, elle ne peut ni faire appel à la générosité du public ni recevoir des dons et des legs (sauf les dons des salariés de l’entreprise fondatrice ou encore du groupe). De plus, elle ne subit pas les pressions concurrentielles du marché, ce qui peut ralentir son développement, sa recherche et d’éventuelles innovations. Enfin, le pouvoir décisionnaire reste aux mains des mêmes investisseurs.
 
La fondation des eaux de Suez, de droit néerlandais
 
Aux Pays-Bas, on dénombre plus de 200 000 fondations. Dans ce pays, un grand nombre de holdings de multinationales sont érigées sous ce statut. Ce régime qualifié de ‘protecteur’ est choisi pour sa souplesse juridique, mais encore ses avantages fiscaux.
 
En septembre 2020, Suez a transféré deux actions de ses principales filiales impliquées dans l’activité Eau de Suez en France à une fondation néerlandaise indépendante nouvellement constituée, régie par les règles générales applicables à la création et au fonctionnement des fondations qui sont édictées aux articles 285 à 307 du Livre II du Code civil néerlandais (Burgerlijk Wetboek).
 
La mission assignée à cette fondation est de s’assurer que l’activité Eau France reste sous le contrôle de Suez pendant 4 ans minimum, avec des mécanismes rendant incessible cet actif stratégique. La fondation est ainsi administrée par trois personnes: un ancien employé de Suez, un employé membre des organes de représentation des salariés de Suez et un avocat néerlandais. Les statuts prévoient que tout transfert envisagé de l’activité française de l’eau en dehors du groupe Suez nécessitera, pendant 4 ans, l’approbation du conseil d’administration de Suez ainsi que l’approbation de la fondation. Cette initiative protège donc Suez des participations jugées hostiles, à l’instar du rachat par Veolia.
 
Ce faisant, les dirigeants de Suez sont parvenus à contrarier les plans de Veolia. Jusque là Suez avait refusé de s’expliquer sur la création de la fondation destinée à entraver la fusion. Le moyen trouvé par Suez est de modifier les statuts de Suez Groupe et de sa filiale Suez Eau France, sans l’accord des actionnaires. Depuis la loi dite ‘Florange’ de 2014, l’opération est légale pour une entreprise s’estimant en danger. L’article 10 portant sur la ‘transmission des titres’ a donc été adopté par les administrateurs de Suez : ‘Jusqu’au 30 septembre 2024, les titres de la société ne pourront pas être transférés sans l’accord unanime des associés de la société’.
 
Toute cession exigeant désormais l’unanimité des associés, il suffirait que la fondation néerlandaise s’y oppose pour que l’opération n’aboutisse pas.
 
Ce volet relatif à la fondation n’est qu’un épisode parmi d’autres montrant une faculté de résistance farouche des dirigeants de Suez de s’opposer à la prise de participation hostile de leur grand rival.
 

Par Olivier de MAISON ROUGE
Avocat (Lex-Squared) – Docteur en droit
Dernier ouvrage paru : « Survivre à la guerre économique. Manuel de résilience (VA éditions, 2020)
 


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