Journal de l'économie

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La guerre économique fait rage en Afrique





Le 6 Octobre 2020, par La rédaction

Régis Loussou Kiki, auteur de "La guerre économique fait rage en Afrique" qui vient de paraitre chez VA Editions, répond aux questions de la rédaction.


Faut-il encore prouver la guerre économique ?

Le mythe de la mondialisation heureuse a la vie dure et les affrontements constants entre la Chine et les États-Unis sont les révélateurs du jeu géoéconomique. Débarrassé du socialisme, un adversaire idéologique et économique autant que militaire, le monde « libre » allait prospérer avec l’effondrement du mur de Berlin. L’Ouest, l’Est, le Nord, le Sud, ne seraient plus qu’un vaste marché qui profiterait à tout le monde. Si, la mondialisation heureuse rendait béats ses contempteurs, ce n’est malheureusement pas vrai, la mondialisation signifia surtout la fin du droit.
L’expansion du territoire n’est plus la priorité d’un pays, ni le fait de gagner des alliés militaires et stratégiques. Gagner des marchés, rapporter de l’argent, c’est le credo. Il faut construire un potentiel technologique, industriel et commercial capable d’accroître la puissance financière de la nation et de créer des emplois. Les moyens ne sont plus les mêmes : c’en est fini de la concurrence feutrée, régulée. Soutenues par leurs pays, les firmes se livrent une guerre où tous les coups sont presque permis.
Pour conquérir un marché, il ne suffit plus d’être le moins cher, ou le plus introduit, il faut employer toutes les armes. Dans le monde des affaires, les codes des services de renseignement sont devenus usuels et peuvent s’appliquer au monde économique.
Les marchés se conquièrent avec l’argent que l’on « fait pleuvoir » sur le pays, ou sur les bonnes personnes.
Deux superpuissances cristallisent les enjeux économiques du continent. Les États-Unis et la Chine qui se livrent à un duel de marchés aussi féroce que l’était la course à la colonisation franco-anglaise du XIXe siècle. Leurs stratégies d’influence ont détrôné la puissance militaire, mais c’est bien une guerre qui se déroule. L’économie est donc, s’il fallait encore le prouver, une arme de conquête.
Mais l’expansion chinoise en Afrique ne se limite pas au « piège de la dette » ou à ces nouvelles routes de la soie. La Chine a une véritable politique géostratégique sur le continent, elle mène des actions d’influences qui visent plusieurs buts aussi bien économiques, diplomatiques que militaires.
La coopération à tous les niveaux, mais non-intervention dans les affaires internes, c’est la doctrine exprimée dès 2005 dans le « Livre blanc des relations sino-africaines » produit par le gouvernement chinois.
Face à la stratégie chinoise, les États-Unis semblent parfois désarmés. Ce n’est pas tant une question de moyens que de structure. Les deux empires peuvent se battre à coup de dollars sans qu’aucun vainqueur n’émerge. En revanche il est difficile de lutter contre un géant économique monolithique décidé à redéfinir la mondialisation et à conquérir un maximum de marché. Face à une doctrine d’État, un capitalisme contrôlé par le gouvernement, des banques dédiées au financement de pays entiers, une communication muselée, la tâche est ardue. C’est le fossé entre une économie qui mène une guerre avec des règles internes pluralistes et plusieurs aspirations et une autre qui a défini une feuille de route globale et unique. La Chine représente le cauchemar de tout économiste libéral : un État entrepreneur offensif aux moyens illimités contrôlant toute la chaîne industrielle, commerciale, financière, militaire et diplomatique.
Ce retour de la Russie en Afrique était presque prévisible. Depuis les sanctions économiques liées à la situation en Crimée, Moscou cherche de nouveaux débouchés, des marchés alternatifs.
Les Russes ont leur propre doctrine économique : ils proposent aux pays endettés un échange sur le modèle « on efface votre passif en échange de participations dans les sociétés que vous contrôlez ». C’est une troisième voie bien différente de celles empruntées par Washington ou Pékin.
Les Américains privilégient les entreprises privées, les Chinois installent leurs sociétés et leurs hommes, les Russes s’appuient sur le développement local.
Au-delà des États, de leur situation politique, géographique, stratégique, c’est sur le terrain des ressources économiques que se dessine la véritable carte de l’Afrique. Il faut se rendre compte que l’Afrique est un théâtre d’opérations permanent, mouvant sur tous les fronts. Le contrôle des matières premières détermine les affrontements politiques. Les extrémismes viennent brouiller les cartes entre terrorisme islamique, églises de réveil, nationalisme, ethnicisme....

L’Afrique, théâtre d’une lutte âpre entre les grands groupes privés ou publics ?

La richesse qui est aussi le problème de l’Afrique, provoque un certain nombre de phénomènes. Ils ne sont plus économiques, mais politiques, criminels et déstabilisateurs. La pauvreté et la famine sont des systèmes structurels, créés, et non une fatalité liée à un environnement.
L’Afrique est aussi le théâtre d’une lutte âpre entre les grands groupes privés ou publics. Cependant, on note que les sociétés étrangères qui bénéficient de liens forts, historiques, avec le gouvernement du pays sont moins « prédatrices » et cause d’instabilité.
En effet, le champ de bataille des matières premières recouvre maintes réalités. Les marchés sont divers, ils vont du cacao au manganèse en passant par le pétrole ou le diamant. L’Afrique ne transforme pas, ou peu, elle extrait, produit, elle n’a pas son indépendance énergétique et agricole. Elle est prisonnière de ses vieux démons issus de son histoire : corruption, mono-industrie, élites immuables, incapacité à choisir son modèle économique.

Force humaine ou bombe démographique ?

La question migratoire en est une, mais aussi la capacité d’innover, la possibilité d’absorber cette population, de la faire vivre et d’en faire un atout. Le continent africain est voué à l’explosion de sa population. Les interrogations sont cruciales et multiples. L’Afrique est-elle capable de relever ces défis ? Et ces nouveaux Africains voudront-ils vivre dans un continent aux immenses possibilités, mais qui sera aussi confronté aux bouleversements climatiques ?
Les facteurs d’instabilité politiques jouent aussi leur rôle dans la migration des jeunes vers l’occident. La question du droit d’asile est aussi souvent présentée comme prépondérante.
On fait le constat que l’Afrique n’est plus une terre que ses habitants rêvent de fuir pour atteindre l’Amérique ou l’Europe comme autrefois. Elle change son image, certains de ses États deviennent des terres d’immigrations. Le continent apparaît jeune et voué à l’avenir, à l’innovation. Mais dans quelle mesure ces promesses africaines sont-elles porteuses d’espoir ?
Aujourd’hui l’exode africain va de pays en pays sur le continent et des villages vers les villes à l’intérieur des pays.
Un brillant étudiant qui a grandi dans une citée de la banlieue de Paris ou de Baltimore ne cherche qu’à s’en extraire, pourquoi la situation serait différente en Afrique ? Attirer des étudiants africains c’est aussi s’assurer un vivier de compétences notamment dans les domaines de l’ingénierie, de la cybernétique et de l’extraction minière. Former des étudiants pour les renvoyer chez eux et ainsi tisser des liens avec les futurs acteurs de l’Afrique n’est qu’un pan de la stratégie des superpuissances.
La véritable intelligence économique ne réside pas seulement dans la volonté d’aider une jeunesse en Afrique à se développer, elle consiste à donner à ces générations un but et un avenir au sein de leurs patries. Car la question à se poser reste celle de leur place actuelle dans leurs sociétés. La situation est différente selon les pays, mais ils sont souvent des laissés pour compte et ne peuvent agir que sous la coupe de leurs aînés.
Mais l’innovation réside dans le contenu, bien sûr, mais aussi dans la multiplicité des marchés offerts. Le mobile ouvre un ensemble de possibilités, car il abolit les distances. Les exemples sont nombreux, ils donnent l’impression que toutes les composantes de la société peuvent être concernées : éducation, santé, finances, sécurité, agriculture… Et d’autres technologies de plus en plus abordables et diffusables se diffusent : impression 3D, drones…

Quelle puissance pour les nations d’Afrique ?

Continent riche, continent jeune, continent digital, continent mondial avec sa diaspora, l’Afrique est tout cela, riche de promesses et de craintes. Continent fracturé, continent divisé, continent criminalisé, continent encore colonisé par l’économie, autant de réalités avec lesquelles il faudra compter.
Les guerres économiques sont une évidence et le champ de bataille africain est sans doute le plus fécond et le plus crucial. L’intelligence économique a longtemps été ravalée au simple exercice de renseignement qui aboutissait à une action répressive, le mot anglais « intelligence » apparaît alors vidé de sa substance sans en saisir toute la portée et toute l’implication.
Chercher l’information pour éliminer une menace ou un adversaire/concurrent n’est pas le fond du travail lié à l’intelligence économique. « Le renseignement qui tue » ne constitue qu’un aspect de celle-ci, il n’est pas celui qui nous préoccupe. C’est l’utilisation de l’intelligence économique comme outil de développement qui est au cœur de notre réflexion.
Même si le temps s’accélère à cause des flux d’échanges de plus en plus importants, la réalité de l’intelligence économique continentale est embryonnaire en Afrique et manque de coordination.
Elle émerge selon les pays au travers des diverses associations et forums. La réflexion est bien engagée, les actions peinent à suivre, le secteur privé est plus dynamique que le secteur public. Cependant un raisonnement continental apparaît complexe et difficile encore à mettre en œuvre.
En remettant à plat les relations avec la Chine, les États-Unis et l’Europe, l’Afrique pourrait répondre de manière plus efficace aux défis qui l’attendent. Il semble nécessaire de repenser les rapports entre les pays africains et ces superpuissances. L’Afrique est devenue plus attractive et de nombreux partenaires sont prêts à proposer leurs services.
L’ouverture de structures scolaires et universitaires, voire des séjours étudiants en Chine, permettrait de rééquilibrer la situation. Les dirigeants chinois en Afrique communiquent peu avec les représentants syndicaux locaux ou une potentielle sous-traitance. L’entreprise chinoise ne favorise pas assez les échanges avec le pays où elle s’implante.
Le retour de la Russie dans le jeu africain et la volonté hégémonique de la Chine, semblent relancer la volonté américaine en Afrique.
Imaginer l’Afrique de demain est un exercice difficile. L’Afrique cherche des solutions, change son image et s’urbanise à très grande vitesse. Elle est en train d’imaginer son futur, de ne pas sombrer dans le scénario catastrophe. Le statu quo ne pourrait que lui nuire, alors se pose la question des nouvelles idées, pas seulement technologiques, mais aussi structurelles et économiques.
l’impact des TIC (Technologies de l’Information et de la Communication) dans l’économie africaine. Le microcrédit a été poussé en avant et montré comme une solution en Afrique, sur le modèle du sous-continent indien.
L’Afrique pourrait être en revanche un laboratoire d’innovation bancaire, la finance privée étant un véritable enjeu d’avenir. Trop peu impliqué aujourd’hui, le secteur bancaire est engagé dans une mutation accompagnée par les moyens mobiles de paiement ou de crédit. La difficulté de voir l’Afrique comme un laboratoire d’innovation est dû à son absence de structure.
Un autre point important, où l’Afrique pourrait montrer la voie, est une utilisation nouvelle de la politique budgétaire. Les experts de l’ONU, mais aussi de la Banque Mondiale, ont réfléchi sur le sujet. Ils partent du constat suivant : la plupart des pays africains sont de très mauvais percepteurs de taxes. Avec des recettes en dessous de 16 %, moyenne continentale, l’Afrique est un paradis fiscal ! Et cela est tout sauf réjouissant.
Il est quasiment impossible de prélever quoi que ce soit comme impôt sur de l’économie informelle. Les acteurs sont difficiles à identifier, du type vendeurs à la sauvette, et une pression importante est un facteur politique de mécontentement et d’instabilité. L’évasion fiscale est à l’œuvre en Afrique parce qu’elle découle de la corruption et de certaines élites qui travaillent plus pour leur bien que pour celui de leur pays.
L’Afrique pourrait devenir un laboratoire de politique budgétaire, elle peut parfaitement accorder son dynamisme en matière d’outils numériques et s’équiper pour de l’investigation financière ou du recouvrement facilité. La lutte contre la fraude et l’évasion fiscale passe par l’utilisation des données.

L’Afrique dispose-t-elle des moyens pour atteindre cet objectif ?

L’atteinte des limites de l’exercice passe de l’échelle d’un pays à l’échelle d’un futur marché commun africain. Mais si la règle pour profiter de ce marché était la transparence et la lutte contre la corruption et l’évasion fiscale, cela changerait la donne. Or c’est ainsi que s’est bâtie l’Europe, en édictant des règles d’entrée et des procédures.
Renforcer et augmenter de manière très importante le partenariat Europe-Afrique s’impose comme une nécessité. En effet, l’Europe est dans sa globalité le principal pourvoyeur d’Investissements Directs Étrangers (IDE) d’Afrique. La France et les Pays-Bas sont en tête du classement, les États-Unis et le Royaume-Uni suivent, la Chine est cinquième. En affinant ce classement IDE, on constate que la Chine est le troisième partenaire commercial de l’Afrique derrière les États-Unis et la France.
L’Europe est l’une des premières terres d’immigration, celle qui produit le plus grand apport en aides, la plus ancrée historiquement sur le continent. La réflexion sur l’avenir de la relation entre l’Europe est l’Afrique est fondamentale. L’Europe a les moyens de se tourner vers les pays africains, en a-t-elle la volonté ? L’Europe peut-elle suivre les préconisations allemandes ? Imaginer l’avenir de la relation entre l’Europe et l’Afrique est-il utopique ou juste fondamental ? Poser la question, c’est y répondre !



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