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La loi française de blocage (1968), un « sabre de bois »





Le 5 Juin 2019, par Olivier de Maison Rouge

Les entreprises européennes filiales de sociétés américaines, ou qui ont une activité outre-Atlantique se trouvent soumises aux règles de procédure américaines, notamment en matière de communication et sollicitation de preuves, même celles stockées sur le territoire européen, depuis l’instauration du Cloud act américain, le 23 mars 2018*


La loi française de blocage (1968), un « sabre de bois »
*instauration du Cloud act américain, le 23 mars 2018
 
Des règles internationales détournées
 
Pour se prémunir contre ce type d’intrusion, la Convention de La Haye avait notamment pour objet de régir « la communication entre États, de preuves situées à l’étranger dans le cadre d’une procédure judiciaire nationale ». L’autorité judiciaire d’un État peut demander, par commission rogatoire, à l’autorité compétente d’un autre État de faire, notamment, tout acte d’instruction [1]. L’État requis examine l’existence avérée d’un « lien précis et direct avec l’objet du litige » [2], et les documents sollicités devront être limitativement énumérés dans la commission rogatoire.
 
Il est à déplorer que le juge américain applique rarement les dispositions de la Convention de La Haye, au bénéfice exclusif de la procédure de Discovery. La convention de La Haye envisageant que « tout État [dans lequel la procédure de Discovery est en vigueur] contractant peut […] déclarer qu’il n’exécute pas les commissions rogatoires » [3].
 
La Cour suprême s’est ainsi prononcée en 1987 en matière d’obtention de preuves à l’étranger dans l’affaire Aérospatiale [4]. Elle a confirmé que le recours à la Convention de La Haye n’est qu’ « optionnel ». Dès lors, l’application de la Convention de La Haye est écartée dans le cadre de la procédure judiciaire américaine d’obtention de preuves à l’étranger.
 
 Les autorités françaises désignées pour sélectionner les informations susceptibles d’être communiquées : le principe de la loi de blocage
 
C’est pourquoi certains États européens, à l’instar de la France, ont intégré des dispositions législatives afin de permettre aux sociétés dont le siège est sur leur territoire d’échapper notamment à la procédure dite de Discovery.
 
Ainsi, la France a-t-elle adopté la loi n°68-678 du 26 juillet 1968 relative à la communication de documents et renseignements d’ordre économique, commercial, industriel, financier ou technique à des personnes physiques ou morales étrangères dite « loi de blocage », laquelle avait précisément pour but de faire échec aux procédures de Discovery. Cet objectif n’a toutefois pas été atteint en dépit des modifications apportées par la loi n°80-538 du 16 juillet 1980.
 
Ce texte interdit sous peine de sanctions la transmission à des autorités étrangères de tels renseignements en dehors des cas prévus par les traités internationaux et notamment la convention de La Haye. L’apport de la loi de 1980 a été précisément d’étendre le champ des interdictions aux demandes formulées par les institutions judiciaires américaines, dans un « climat de guerre économique » [5].
 
Cette disposition énoncée par l’article 1er fait interdiction à toute personne physique de nationalité française ou résidant habituellement sur le territoire français et à tout dirigeant, représentant, agent ou préposé d’une personne morale y ayant son siège ou un établissement de communiquer par écrit, oralement ou sous toute autre forme, en quelque lieu que ce soit, à des autorités publiques étrangères, les documents ou les renseignements d’ordre économique, commercial, industriel, financier ou technique dont la communication est de nature à porter atteinte à la souveraineté, aux intérêts économiques essentiels de la France ou à l’ordre public.
 
L’article 1 bis interdit quant à lui, sous réserve des traités ou accords internationaux et des lois et règlements en vigueur, à toute personne de demander, de rechercher ou de communiquer, par écrit, oralement ou sous toute autre forme, des documents, des renseignements …
 
Ces deux interdictions sont assorties de sanctions pénales de six (6) mois d’emprisonnement et d’une amende de 18.000 euros.
 
 Un texte resté inefficace
 
Ainsi, le législateur a souhaité instaurer un périmètre légal de protection des informations sensibles des entreprises, faisant indirectement obligation aux juridictions américaines de se conformer à la procédure rogatoire instituée par la Convention de La Haye.
 
La loi n’a cependant pas atteint son objectif. Pour le professeur Didier REBUT « on explique généralement l’échec du délit par une cause textuelle et une cause judiciaire. La première a trait à sa rédaction : on fait valoir que son champ d’application est trop large parce qu’il ne définit pas assez précisément les informations dont la communication est interdite. La seconde a trait à son application : on a constaté que le délit n’a qu’un cas d’application connu, ce qui a conduit les juges étrangers à considérer qu’il ne constituait pas une excuse légale suffisamment forte pour dispenser les justiciables français de communiquer les informations à eux demandées. Il ne faut sans doute pas négliger la réticence des juges étrangers et, plus particulièrement, Américains à admettre qu’une loi étrangère puisse mettre en échec leur propre législation alors qu’ils considèrent qu’elle est applicable au cas à eux soumis » [6].
 
En outre, les États-Unis ont volontairement fait abstraction de cette disposition, comme en témoigne l’affaire Aerospatiale dans laquelle les juridictions américaines ont estimé que la loi française n’était pas opposable et dont les sanctions étaient jugées trop faibles. La Grande-Bretagne a eu la même attitude [7] [8].
 
A l’examen de l’application de l’article 1er de cette loi, il s’avère in fine, que les tribunaux français l’ont mise en œuvre une seule fois, justifiant pour partie la position des juridictions américaines et britanniques. La peine prononcée fut de 10.000 euros d’amende, infligée à un correspondant d’un cabinet d’avocats américain [9]. Il ne s’agit toutefois pas d’un arrêt de principe. Sur le fondement de l’article 1 bis, quatre affaires sont répertoriées [10]. C’est dire si les juridictions françaises en font une application très limitative.
 
  
C’est la raison pour laquelle, afin de redonner du sens à ce texte, tout en conservant son principe initial, mais en riposte notamment aux effets juridiques du Cloud act américain, le gouvernement a entamé une réflexion visant à refondre la loi de blocage, notamment en matière de communication de données par les opérateurs numériques. L’auteur de ces lignes participe à ces travaux, espérant que la montagne n’accouchera pas d’une souris et que cette nouvelle loi ne soit pas un nouveau « tigre de papier ».
 
 

Par Olivier de MAISON ROUGE
Avocat - Docteur en Droit 
Coprésident de la commission Renseignement et sécurité économique de l’ACE 


 
 [1] Convention sur l’obtention de preuves à l’étranger en matière civile ou commerciale, n° 0.274.132, conclue à La Haye le 18 mars 1970, article 2.
 [2]  Feral-Schuhl C., « Les filiales de sociétés américaines sous l’œil de la Cnil », 01Informatique, 27 mai 2010, p. 34.
 [3] Article 2, 23 et 33 de la Convention sur l’obtention de preuves à l’étranger en matière civile ou commerciale, n° 0.274.132, conclue à La Haye le 18 mars 1970.
 [4]  Cour suprême américaine (U.S. Supreme Court), Affaire Société Nationale Industrielle Aérospatiale c. United States District Court for the Southern District of Iowa, 15 juin 1987, No. 85-1695, p. 482 U.S. 522 : Dans cette affaire, la responsabilité d’Aérospatiale, fabricant d’avions français, était engagée à l’occasion d’un accident impliquant l’un de ses appareils dans l’État de l’Iowa.
 [5] Rapport n°1814 de M. Alain Mayoud au nom de la commission de la Production et des échanges de l’Assemblée nationale, le 19 juin 1980, p.26
 [6] Note à la commission des lois, Assemblée Nationale, 4 janvier 2012
 [7]  Queen’s Bench Division, Partenreederi M/S « Heidberg » v. Grosvenor Grain and Feed Company Ltd, 31 mars 1993
 [8] Martinet L. et Akyurek O., « Loi de blocage et procédure de Discovery ne font pas bon ménage », La lettre des Juristes d’Affaires, n°873, 25 mars 2008, p. 1
[9] Cass. crim., 12 déc. 2007, MAAF, n°07-83.228
[10] TGI Nanterre, 22 déc. 1993, JurisData n°1993-050136 ; CA Versailles, 16 mai 2001, JCP E 2007, 2330 ; Cass. civ. 2e, 20 nov. 2003, n°01-15.633 ; T. com. Paris, 20 juil. 2005, JurisData n°2005-2888978


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