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La réformation des fouages de 1426 en Bretagne





Le 28 Avril 2023, par Hubert de Langle

Fondateur des éditions de La Perenne, Hervé Torchet s'est imposé depuis plus de 27 ans comme un des plus grands spécialistes des institutions bretonnes du XIVe au XVIe siècle en Bretagne. Pour ses travaux, il a collaboré avec les plus grands historiens contemporains de la Bretagne et de l'héraldique : Michel Pastoureau, Jean Kerhervé, Laurent Hablot, pour ne citer que les principaux.


Vous avez révolutionné le monde de l'héraldique bretonne. Pouvez nous nous préciser et situer votre apport, en particulier sur la réformation des fouages au XVe ?

La réformation des Fouages de 1426 est le recensement de tous les foyers bretons conduite dans les années 1426 et suivantes par les officiers du duc de Bretagne Jean V. Il s’agissait au premier chef d’une révision de la masse fiscale du duché, autrement dit des rôles fiscaux et de l’instrument direct de la taxation des foyers qui était le nombre de feux fiscaux (en quelque sorte de parts fiscales) dévolus à chaque paroisse rurale ou semi-rurale du duché de Bretagne, en excluant les villes et les foyers de religieux, les villes contribuant autrement et les religieux étant par nature exempts. 

Le contexte est celui du paroxysme de la guerre de Cent Ans : c’est le moment où il y a un roi anglais (un nourrisson) qui prétend régner sur la France de Paris et un Gentil Dauphin (bientôt secouru par Jeanne d’Arc) qui revendique le trône aussi, Charles VII. Libre de ses choix politiques en fait, le duc de Bretagne est marié à la fille aînée du feu roi Charles VI et peut être amené à tout moment à jouer un rôle majeur dans la dévolution de la couronne en cas de mort de l’enfant et/ou du Dauphin. Il prouve par ce recensement qu’il tient son duché d’une main ferme et qu’il a les moyens financiers de ses choix politiques. 

La fidélité du duché est une démonstration importante quelques années à peine après l’échec d’une tentative de coup d’État menée par ses cousins descendants de la branche ducale des Penthièvre. Autre circonstance qu’il faut conjurer : la défiance forte de la population contre la monnaie d’argent des ducs à laquelle est préférée la monnaie au coin d’or du roi de France. Pour rétablir la confiance économique dans son duché, le duc veut prouver l’efficacité de son administration sur le terrain. L’accueil favorable réservé par la population aux officiers du duc dans les campagnes marque la réussite du projet. 

Parmi les causes de la défiance, le duc accusait les manœuvres plus ou moins frauduleuses des officiers des seigneurs locaux. Il exprimait son intention de normaliser les outils de mesure des grains par exemple et tout ce qui pouvait fournir des moyens aux fraudes. Il remettait aussi en cause les nombreuses exemptions d’impôt accordées aux petits nobles douteux et aux officiers des seigneurs. C’est ce qui fit que la Réformation des Fouages ne fut pas seulement une révision des rôles d’imposition. 

On y trouve en effet quatre catégories de foyers, d’abord une qui payait pour tout le monde, la classe moyenne en somme, c’est-à-dire les contribuables. Ensuite trois catégories soustraites à la taxation et qui ne versaient rien : d’un côté les pauvres, de l’autre les deux classes les plus riches : les nobles et les métayers des nobles exempts d’impôt par contrecoup (en exceptant désormais les officiers de nobles souvent exempts jusque-là : receveurs, fauconniers, etc.). 

Cette énumération fait de la Réformation des Fouages le premier nobiliaire universel de Bretagne en même temps qu’une véritable réformation de noblesse. C’est ce qui fit que lors de la grande réformation de noblesse de 1667-71, les familles qui pouvaient prouver remonter jusqu’à cette Réformation de 1426 étaient automatiquement cataloguées parmi la noblesse d’ancienne extraction chevaleresque, c’est-à-dire d’une nature immémoriale sans principe d’anoblissement. 

J’ai commencé ma recherche par accident sans projet de publier. Pour comprendre un chartrier alors détenu par une main privée, j’ai eu besoin d’établir le texte de la Réformation des Fouages pour l’un des neuf anciens diocèses ou évêchés : la Cornouaille. Or dans ce diocèse, on ne pouvait travailler que sur des copies partielles et tardives. Pour établir l’identité des nobles mentionnés, il a fallu faire appel à une masse considérable de sources auxiliaires, la plupart du temps des parchemins des XIVe et XVe siècles. 

Il en a fallu plus de 5000 ou 6000 pour parvenir à un texte offrant des garanties de sécurité suffisantes. Cela fait, je me suis aperçu que je devais prouver ce que j’affirmais et donc fournir des notices biographiques et généalogiques (on dit aussi prosopographiques) des personnages mentionnés. Cela fait, j’ai pensé que je devais faire partager ma découverte à un public large. J’ai voulu en écrire un livre. Le succès m’a conduit à continuer la collection. J’en suis au sixième tome paru, il en reste trois à faire pour terminer : Nantes, Rennes et Dol. 

La parution du tome de Cornouaille a été une véritable déflagration parmi les chercheurs universitaires et érudits. Sur les 510 notices familiales que je produisais, l’armorial de Bretagne de référence, l’excellent Nobiliaire et Armorial de Bretagne de Pol Potier de Courcy, n’en connaissait que 240. De même je donnais les écussons de 360 de ces familles alors que le même nobiliaire de Courcy n’en connaissait que 240 aussi. C’était donc un événement qui relançait la recherche nobiliaire et héraldique bretonne. 

L’apport héraldique de cet ouvrage intéressait un universitaire qui est aussi l’un des plus éminents chercheurs dans le domaine des armoiries : Michel Pastoureau. Le tome de Cornouaille avait reçu une préface de Jean Kerhervé, professeur d’université spécialiste de l’administration médiévale du duché de Bretagne. Michel Pastoureau accepta de donner une préface au deuxième tome paru en 2003. Depuis lors, M. Pastoureau ayant pris sa retraite, je travaille avec son successeur à l’École Pratique des Hautes Études, Laurent Hablot qui pilote par ailleurs deux initiatives nationales très importantes : l’ARMMA et la base Sigilla. 

Chacun des six tomes révèle de nombreuses armoiries grâce à la précision du document qui permet de s’appuyer sur des sources anciennes, des procès-verbaux de prééminences d’église, des travaux d’érudits du XVIIe siècle par exemple. J’en ai même extrait des cartes géographiques héraldiques qui révèlent des règles collectives d’attribution des couleurs et meubles des écus. 

Elles reflètent par exemple de véritables bassins sociologiques. Si je prends l’exemple de la partie de l’ancien diocèse de Tréguier incluse entre Morlaix et Lannion, les règles nobiliaires et héraldiques reflètent encore en 1426 l’appartenance ancienne de ce morceau de territoire au Léon plutôt qu’à Tréguier. De la même façon, la partie de l’ancien diocèse de Vannes entre Laïta et Blavet se conduisait encore comme la Cornouaille au XVe siècle, ce qui traduit qu’en l’an 1000 et sans doute au XIIe siècle encore, la Cornouaille allait vers l’est jusqu’au Blavet. 

La principale ligne de fracture dans la masse héraldique des milliers d’écussons bretons médiévaux est ouverte par l’usage de la combinaison d’azur et d’or. Pourquoi ? Parce qu’au XIIIe siècle et au début du XIVe, les ducs de Bretagne portaient des armoiries qui se référaient à celles de leurs cousins rois de France : ils arboraient un échiqueté d’or et d’azur avec seulement un franc-canton d’hermines. Ce fait, combiné avec la rareté des hermines héraldiques, conduit à conclure que les règles collectives d’élaboration des armoiries sont fixées avant l’adoption des hermines par les ducs, donc avant 1316. 

Hervé Torchet
Hervé Torchet
En réalité, une étude plus fine amène à fixer aux années 1260 la cristallisation des règles héraldiques de la marche d’armes du duché de Bretagne. Pourquoi les années 1260 ? Parce qu’en décembre 1259 le roi d’Angleterre a officiellement renoncé à toute prétention à la couronne ducale bretonne et que la paix civile s’en est ensuivie progressivement au cours de ces années 1260, ce dont témoignent des documents bien connus, le plus célèbre d’entre eux étant le changement du bail en rachat en 1275 qui fut ratifié massivement par les barons de Bretagne, même la plupart de ceux qui avaient combattu les ducs parfois pendant plusieurs décennies. 

En Cornouaille, la carte héraldique de l’élite locale, les environ 70 hommes d’armes de la Montre de 1481 est encore celle du cessez-le-feu définitif des années 1260 : ceux des hommes d’armes qui portent le gueules dans leurs armoiries étaient dans le camp adverse aux ducs de l’époque, ceux qui portent l’azur se situaient au contraire dans le camp producal. Il y a donc un enseignement historique global que permet la recherche héraldique, qui ne se cantonne pas à son seul sujet, direct, d’ailleurs passionnant en lui-même. 


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