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Le Grand Orient de France se félicite de l’absence de révision de la loi de 1905





Le 28 Juin 2019, par Nicolas Deiller

Le point de vue juridique sur la nécessité d’une modification en profondeur de la loi de 1905


Très récemment, le grand maître du Grand-Orient de France (GODF) a présenté le bilan de l’année maçonnique de son obédience.
 
L’obédience se félicite d’avoir « fait reculer le Président de la République » sur sa volonté de réformer la loi du 9 décembre 1905 concernant la séparation des Églises et de l’État, sous couvert de « protéger la laïcité ». L’exécutif avait effectivement fait savoir à l’automne dernier qu’il souhaitait amender cette loi afin de permettre un plus large encadrement de l’Islam en France. L’objectif était de concilier liberté de culte et laïcité avec la prévention de l’islamisme radical.
 
Il s’agissait, à n’en pas douter, d’une réforme nécessaire pour la préservation d’une certaine idée que l’on se fait de la laïcité et des relations que peut entretenir l’État avec les différentes religions présentes en France.
 
Dès lors, le satisfecit de la principale obédience maçonnique française laisse perplexe tant la réforme paraît primordiale pour l’intérêt général. La loi séculaire séparant les Églises de l’État mérite d’être révisée, voire totalement modifiée : la pratique qu’il a résulté de cette loi est en totale contradiction avec les principes qu’elle énonce.
 
D’un point de vue juridique, au moins quatre raisons poussent à une modification de la loi de 1905 :
 
1 – L’organisation pratique des cultes que propose la loi de 1905 n’est pas appliquée.

En effet, cette dernière indique que les différents cultes doivent se constituer en associations cultuelles avec un objet statutaire exclusivement cultuel [1]. Or, les deux principales religions en France – l’Église catholique et l’Islam – ne se sont pas constituées en associations cultuelles. La première est organisée, depuis 1924, par des associations diocésaines (avec un évêque à sa tête, sur une circonscription correspondante à un diocèse), et la deuxième est constituée – majoritairement – sous la forme d’associations classiques issues de la loi de 1901, à l’objet statutaire plus vaste, leur permettant ainsi d’effectuer des missions davantage culturelles, éducatives, sportives... Ce sont les fameuses « associations mixtes », mi-cultuelles, mi-culturelles.
 
            En réalité, seuls les cultes protestant et juif se sont conformés aux associations cultuelles issues de la loi de 1905. D’ailleurs, à l’occasion du centenaire de la loi de séparation, la Fédération Protestante de France avait, dans un long rapport, fait valoir ses critiques quant à l’absence d’efficacité de la loi de 1905...
  
2 – La prohibition du subventionnement public est la figure de proue de la loi de 1905 et par extension (et sans doute par abus) de la conception actuelle de la laïcité en France.

Or, malgré sa stricte interdiction [2], le subventionnement public des cultes se fait, aujourd’hui, de manière indirecte notamment par le biais des collectivités territoriales. Plusieurs mécanismes sont en effet possibles pour aider les cultes, comme le Bail Emphytéotique Administratif (BEA) – appelé communément « BEA cultuel » [3], qui permet à une collectivité territoriale de louer à 1 € symbolique un terrain lui appartenant, à un mouvement religieux, dans le but de construire un lieu de culte privé ; ou encore la garantie d’emprunt [4], qui permet, là encore, à une collectivité de garantir l’emprunt effectué par une association cultuelle auprès d’un établissement bancaire... Passons outre le fait que les communes sont propriétaires de la majeure partie des lieux de culte en France – les églises – et qu’elles sont donc responsables des différents travaux qu’il peut résulter de leur rénovation, très coûteuse...
 
La longue jurisprudence en matière de subventionnement est venue amoindrir très fortement le principe d’interdiction des financements publics. Elle l’a d’ailleurs, à bien des égards, vidé de sa substance. La plus emblématique des jurisprudences est celle relative à la transposition en matière cultuelle de la notion d’intérêt public local. Le Conseil d’État a ainsi jugé qu’il était d’intérêt public local de financer, pour une commune, une activité ou l’achat d’un bien lorsque celui-ci pouvait servir des intérêts économiques, touristiques, culturels...
 
Si on peut comprendre l’intérêt d’une commune à investir, par exemple, dans l’achat d’un orgue installé dans l’église communale, en vue d’être utilisé principalement pour des festivals de musique et subsidiairement (et conventionnellement) par le culte catholique [5], il est plus délicat d’admettre un intérêt public local pour la transformation, par la métropole du Mans, de locaux désaffectés, en « abattoir local temporaire pendant les trois jours de la fête de l’Aïd-el-Kébir » [6]. On se trouve, là, dans un cas flagrant de ce que nous appelons une déviance de l’utilisation administrative du qualificatif d’intérêt public local.
 
La liste des exceptions au principe de subventionnement serait trop longue à retranscrire dans cet article. Rappelons toutefois, pêle-mêle, que les associations cultuelles ne sont pas assujetties à de nombreux impôts et peuvent recevoir dons et legs, que les associations mixtes (mi-cultuelles, mi-culturelles) peuvent obtenir des subventions publiques pour un projet autre que cultuel [7], que les aumôneries militaires et pénitentiaires sont toujours inscrites au budget de l’État, et qu’enfin le Conseil Constitutionnel n’a pas jugé contraire à la laïcité le régime concordataire alsacien-mosellan, qui finance et subventionne les cultes reconnus ! [8] 
 
3 – La loi de 1905 n’est plus adaptée au contexte national ni à la métamorphose religieuse que connaît la France.

« Rarement fut aussi grand le décalage entre l’énonciation des règles et la pratique », s’étonnait René Rémond concernant cette loi. Et comment pourrait-il en être autrement, tant le contexte politico-religieux de 2019 est incomparable à celui de 1905. Car, cette loi de 1905 a été votée, avant tout, dans un but de décléricalisation de la société et visait principalement à fixer un cadre juridique nouveau aux cultes reconnus par le Concordat de 1801. En d’autres termes, il s’agit d’une loi pour des cultes présents et reconnus par l’État au début du XXe siècle. L’Islam, deuxième religion de France, en est donc totalement absent.

L’inadaptation de cette loi et l’absence de prise en compte de l’Islam entraînent des conséquences alarmantes pour ce dernier. L’Islam se retrouve ainsi avec une organisation plutôt aléatoire, sans grande cohésion ni légitimité, et ses financements privés manquent de transparence, notamment lorsqu’ils émanent de l’étranger, comme l’indiquait un rapport sénatorial en la matière [9].
 
Toute la question réside dans la possibilité d’adaptation du droit aux mœurs de la société. Le droit doit-il suivre l’évolution de la société ? Ou au contraire, doit-il ne pas se laisser dépasser par ce que l’on pourrait appeler des effets de mode ? Compte tenu de cette véritable métamorphose religieuse de la France, nous pensons effectivement qu’il est nécessaire d’accompagner cette évolution, en prenant en considération les spécificités des différents cultes aujourd’hui présents sur le territoire. La modification de la loi de 1905 s’avère donc hautement nécessaire.
 
4 – La conception presque mystique de la laïcité française doit être revisitée.

Émile Poulat, spécialiste reconnu des questions de laïcité, estimait que cette dernière était une notion maintes fois définie, mais en réalité, jamais de manière unanime. Dans nombre d’esprits français, la laïcité est inhérente à la loi de 1905. L’une étant la fondatrice de l’autre, et réciproquement. Autant dire que toucher à la loi de 1905 revient, dans l’imaginaire populaire, à toucher à la laïcité. Or, la loi de 1905 a, en réalité, peu de choses à voir avec la notion juridique de laïcité – terme qui n’apparaît d’ailleurs pas une fois au sein de cette loi.
 
La véritable question tend à la conception que l’on se fait de la laïcité française : une laïcité stricte où l’État n’aurait aucun lien avec les religions ? Une laïcité qui allierait financements publics transparents aux cultes et respect de la neutralité ? « Une laïcité concordataire » à la mode alsacienne ? Autant de conceptions qui s’opposent, mais qui devraient inspirer une nouvelle vision de la laïcité plus pragmatique, plus proche des réalités pratiques [10] .
 
La loi de 1905 a déjà été plusieurs fois révisée par le passé. Aujourd’hui, contrairement à ce que pense le Grand-Orient de France, elle n’est plus protectrice d’une notion de la laïcité, d’ailleurs révolue. Elle n’est plus applicable et se trouve, par la pratique, bafouée. Il est grand temps en effet que l’exécutif se charge de ce dossier qui, bien qu’il sente la poudre, constitue la pierre d’angle de toutes les relations qu’entretient l’État avec les différents cultes.
  
Nicolas Deiller
Docteur en Droit Public
 

















 [1] Article 4 de la loi du 9 décembre 1905 concernant la séparation des Églises et de l’État.
 [2] Article 2 de la loi du 9 décembre 1905 concernant la séparation des Églises et de l’État.
 [3] Article L. 1311-2 du code général des collectivités territoriales.
 [4] Article L. 2252-4 du code général des collectivités territoriales.
 [5] Ass., 19 juillet 2011, Commune de Trélazé, n° 308544, pub. Rec. Lebon, p. 373.
 [6] Ass., 19 juillet 2011, Communauté urbaine Le Mans Métropole, n° 309161, pub. Rec. Lebon. p. 393.
 [7] CE, 4 mai 2012, Fédération de la libre pensée et d’action sociale du Rhône, n° 336462, AJDA, 2012, p. 973.
 [8] Cons. constit., n° 2012-297, QPC, 21 février 2013, Association pour la promotion et l’expansion de la laïcité, RCC, p. 213.
 [9] De l’Islam en France à un Islam de France, établir la transparence et lever les ambiguïtés, Rapport d’information sénatorial n° 757, 2016.
 [10] A ce sujet voir, Nicolas Deiller, La métamorphose religieuse de la France, vers une nouvelle laïcité ?, VA Editions, Paris, 2019.



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